Toutes les semaines, j’écris une newsletter de fiction prospective. Il s’agit d’un exercice de plongée dans un futur possible, inspiré par mes lectures de la semaine, des faits et comportements étranges qui ont attiré mon attention, et de questions que je me pose. Une sorte de digestion de mon travail de veille pour essayer de donner un sens à une époque qui n’en n’a peut-être pas. Un effort aussi pour adopter de manière permanente une posture constructive de proposition de futurs possibles : non pas critiquer ou avoir raison, mais poser des questions. Une volonté aussi de rendre accessible ce qui est parfois complexe ou jargonneux.
Et surtout, je renoue avec la puissance immersive des mots, notre technologie la plus simple et la plus sous-estimée !
De manière générale, je vois cinq grandes vertus à cet exercice de “fictionniser” le futur (les néologismes sont aussi une fenêtre sur le futur), dans le contexte d’incertitude radicale et de complexité aiguë auquel tous les stratèges sont confrontés.
…renouer avec la puissance immersive des mots, notre technologie la plus simple et la plus sous-estimée !
1. L’impact cognitif
La fiction permet de lever plusieurs blocages que l’on peut observer quand il s’agit d’articuler long terme et court terme en stratégie. Souvent, les stratèges ne sont pas ceux qui maîtrisent le plan d’action opérationnel et la réalité du terrain. Ils ne parlent pas le même langage et ne considèrent pas le même horizon temps. La fiction a le pouvoir de faire le lien entre ces deux mondes.
De manière basique, elle permet de rendre accessible et tangible la prospective au plus grand nombre. En tant que rédacteur.rice de ce fragment du futur, on fait l’effort de passer des scénarii possibles de prospective à la moulinette de la vie quotidienne. Qu’est-ce que cela signifie pour mon quotidien ? On tente de rendre la complexité simple, et ce faisant, on donne corps à des futurs qui auraient pu sembler insaisissables voire paralysants.
Le fait d’articuler une vision du futur de manière structurée, reposant sur des observations étayées avec la liberté créatrice des mots, permet de construire une expérience immersive qui permettra à tout un chacun de mesurer certains impacts que la lecture d’un rapport de prospective aurait peut être effleuré… pourvu qu’ils aient pris la peine de le lire !
2. La dimension collective
Projeter dans des situations d’usage le plus grand nombre permet aussi donc d’y réfléchir collectivement. Là où certains courants du design fiction ont une approche assez puriste, la fiction prospective offre un équilibre entre la dimension immersive et la taille presque infinie de l’audience. Chacun la recevra de manière différente, mais on aura pu en faire une expérience commune. Cela peut ainsi être une bonne manière de faire des études quantitatives et qualitatives sans même avoir développé de prototype, afin de jauger de la désirabilité d’un scénario, et de son degré de crédibilité.
On est alors capable d’identifier des zones de consensus sur le futur au sein de son organisation, de sa communauté ou de sa coalition. Il pourrait s’agir d’un indicateur de confiance des parties-prenantes vis-à-vis de scénarii possibles, et qui constituerait une nouvelle aiguille sur la boussole des stratèges. Si un scénario donne envie et semble crédible, que ce soit du point de vue des collaborateurs, des clients ou des partenaires, n’est-ce pas un signal complémentaire à prendre en compte dans la décision stratégique ?
3. L’universalité de l’écriture et sa puissance créative
C’est aussi un exercice qui peut être réalisé par le plus grand nombre. Pas besoin d’être un génie de la prose, c’est un exercice assez universel pour que chacun puisse s’en saisir, avec plus ou moins d’accompagnement. Bien sûr, on se trompera sûrement dans l’élaboration d’une fiction. Mais les signaux faibles et les méga-tendances soigneusement choisis amèneront naturellement des scénarii plausibles. Les indices de demain sont souvent – si ce n’est toujours – dans le présent.
A titre d’exemple, j’ai ainsi écrit avant l’heure sur le professeur de toucher social – dont on aura peut-être besoin dans les prochains mois, les pistes cyclables pleines et les bureaux vides, les Amish aussi,… Et je me suis aussi trompée de nombreuses fois ! L’objectif n’est pas tant d’avoir raison mais de créer le débat, de susciter des questionnements sur ce que l’on veut en tant qu’individu, organisation, coalition ou société.
Et surtout chacun peut donner corps à sa vision à la force de son stylo et de son verbe !
Cet exercice d’écriture de fiction permet ainsi de réinjecter de la créativité dans le domaine de la stratégie. De quoi renouveler notre imaginaire qui pouvait être coincé dans la Matrice de Porter…
Écrire de manière optimiste, c’est poser des questions sur un futur qui peut donner envie
4. L’analyse éthique
A l’heure de la “responsabilité” à tout va, on ne peut ignorer le bénéfice de la fiction prospective de projeter un service ou un usage dans ses conséquences sociologiques et environnementales, ses effets de bord, et ainsi explorer le fameux “what could go wrong?”.
On a toujours les meilleures intentions en lançant un nouveau produit ou service, mais on peut, volontairement ou pas, occulter certains impacts si l’on garde une focale court-terme. Certains bénéfices peuvent être contre-productifs sur le long terme s’ils ne sont pas identifiés : quid de nos capacités de recyclage de nombreux produits à vocation écologique ? De l’inclusion quand on développe de nouvelles technologies ? De la fragmentation de la société quand on s’adresse à une communauté spécifique ?
Il est normal aujourd’hui de ne pas être en mesure d’anticiper certaines conséquences, mais on ne peut plus se permettre de ne pas se donner les moyens d’explorer les angles morts des conséquences sociologiques et environnementales de nos décisions.
5. La posture de l’optimisme
Dans une époque où il est facile de mettre en lumière les impasses, la fiction permet d’explorer les chemins de traverse. Écrire une dystopie est aisé, concevoir un univers plus nuancé voire utopique nécessite de bousculer son imaginaire et ses référentiels. On cherche alors davantage comment construire une alternative et lui donner vie, ce qui sera plus constructif dans la mise en question d’un scénario.
Adopter cette posture de proposition, c’est déjà faire avancer la réflexion. Écrire de manière optimiste, c’est poser des questions sur un futur qui peut donner envie, et pousser à l’action. Le chemin peut sembler plus clair, l’horizon un peu plus dégagé, et ainsi nous sortir d’une torpeur paralysante dans notre contexte d’incertitude.
A vous
Chacun peut se saisir de la fiction prospective pour écrire le futur et commencer à lui donner une consistance : les designers de produit et service peuvent écrire leurs user stories de manière prospective, les ressources humaines leurs job descriptions de demain, les stratèges, mettre un peu de côté les powerpoint pour construire une vision de leur entreprise sous forme de récit prospectif,…
Et qui sait, peut-être aurons-nous un Chief of Prospective Fiction dans les entreprises ? Une formation à l’écriture des futurs dans les cursus de stratégie ? Des séminaires d’équipe de projection dans des futurs possibles ?