Q042 | Les anthropologues peuvent-ils prédire le futur ?

14 mai 2020
6 mins de lecture

S’il est indubitable que la technologie a un impact sur la société et l’évolution de celle-ci, la réciproque est tout aussi vraie! C’est avec plaisir et honneur que nous offrons la plume aujourd’hui à Madame Fanny Parise pour nous faire découvrir comment l’anthropologie s’occupe, elle aussi, d’anticiper les futurs possibles!

Notes de terrain du 28 février 2018.

“Il est 10h. Le peuple que j’étudie m’a convié avec une dizaine d’autres personnes à l’enterrement d’un membre de leur communauté. Le maître de cérémonie nous invite à nous déchausser pour que nous puissions nous mettre en cercle autour de la dépouille du défunt. Celui-ci est immergé dans l’eau. L’atmosphère est pesante. Les invités semblent hébétés par la situation. A la fin de l’oraison funèbre, chaque personne présente doit boire une gorgée d’un liquide transparent (légèrement sucré) afin que le défunt puisse vivre en chacun d’eux”.

Je me prête à l’exercice sans comprendre réellement ce que je suis en train de vivre. C’est le principe même de l’ethnographie

Il s’agit de la partie descriptive des activités d’un groupe humain où la connaissance produite sert de base à l’analyse ethnologique (chercher une logique sociale aux phénomènes observés). 

La réflexion anthropologique vise ensuite à construire des modèles théoriques à partir du travail de terrain réalisé, tout en opérant des corrélations ou des comparaisons avec des logiques sociales similaires observées dans d’autres aires culturelles ou à d’autres époques.

“C’est à la fin de l’enterrement, lorsque le maître de cérémonie nous a conduit dans ce qu’ils appelaient le “potager des âmes” que j’ai compris la spécificité du rituel funéraire auquel je venais d’assister : il s’agit d’un enterrement de type néo-cannibale. Tout me laissait penser que le breuvage cérémoniel provenait du corps du défunt”.

Comme tout bon anthropologue, je tentais de mettre à distance mon ethnocentrisme afin de ne pas juger la situation (et de ne pas être révulsée par celle-ci), mais de comprendre le contexte qui érige le cannibalisme comme option culturelle au 21ème siècle.

L’extrait fictif d’un de mes carnets de terrain (le principal outil de l’anthropologue) illustre une situation vécue en 2018 lorsque je travaillais sur l’évolution de la consommation de viande. A la suite de nombreuses études sur cette thématique, j’ai décidé d’engager une réflexion liée à l’Anthropologie des futurs. Cette démarche étudie les relations entre l’imagination, les anticipations (comprenant à la fois les attentes et les spéculations), les aspirations (l ‘espoir), les sensations, les ressentis et les affects, afin de mettre en place une “sorte de moteur de l’innovation technologique”. L’imaginaire est exploité en tant qu’espace propice à globaliser les découvertes technoscientifiques, un placement de produit avant l’heure.

En d’autres termes, il s’agit de faire de la prospective autrement : non plus via une approche techno-centrée mais par une approche culturelle qui met en tension les invariants anthropologiques avec les signaux faibles de la société étudiée. L’enjeu est de comprendre comment une technologie peut (ou non) s’intégrer dans un quotidien et non d’imposer une invention technologique à un marché. C’est le principe du processus de diffusion d’une invention technique qui devient une innovation sociale lorsqu’elle est acceptée (et adaptée) par l’utilisateur.

L’objectif est de faire réagir tout un chacun fasse à des scénarios, parfois très disruptifs. Cette pratique spécifique s’appelle l’ethno-fiction. Il s’agit de la dimension performative du design fiction (ou design spéculatif), à travers la mise en scène de fables politico-scientifiques prenant forme à la fois à travers la description anthropologique des mondes fictionnels imaginés, mais également à travers le retour critique d’événements macro-sociaux qui influencent directement nos vies et notre avenir. Dans une approche transdisciplinaire, cette démarche vise à se projeter dans des mondes anthropologiquement viables où la technologie n’est plus une fin, mais un moyen et/ou une conséquence.

Le succès des messages texte est un bon exemple : ils connurent une ascension fulgurante depuis 1992 car ils représentaient un bon rapport qualité/prix par rapport à un appel téléphonique. Les opérateurs ont misé à l’époque sur le web mobile qui, n’a pas rencontré son succès (onéreux avec une vitesse de débit très lente). Face à l’engouement pour le SMS, comme continuité aux offres proposées par Tatoo ou Tam-Tam, les opérateurs mettent progressivement en place des offres commerciales et en 1998 le terme “Texto” devient une marque déposée par SFR.

 

faire de la prospective autrement […] par une approche culturelle qui met en tension les invariants anthropologiques avec les signaux faibles de la société étudiée.

 

Si l’on revient au cas de l’expérience néo-cannibale, il ne s’agit pas d’oeuvrer pour un retour à l’anthropophagie au sein de nos sociétés, mais d’amener à se décentrer par rapport à la consommation actuelle de protéines animales. 

Notre société occidentale s’est construite par la mise à distance entre production et consommation de viande, ce qui amène l’individu à renoncer à la dimension symbolique qui encadrait sa consommation au profit d’une dimension utilitariste et purement fonctionnelle de l’animal. Quel est l’avenir d’une société carnivore, quel genre d’humanité émerge des sociétés qui cautionnent de telles pratiques

Pour l’anthropologue Claude Lévi Straussnous sommes tous des cannibales”. En ce sens, pour Mondher Kilani, la mise au jour de certaines pratiques des abattoirs industriels participe à réduire la distance entre le barbare et l’homme civilisé.

Ce scénario immersif, qui proposait le cannibalisme comme option culturelle, interroge les futurs possibles de l’évolution de la consommation de protéines par les individus (en particulier animales), dans un contexte de volonté de réduction de l’empreinte carbone générée par leurs productions : élevage intensif, déchets agro-alimentaires. Le projet L’eau-delà questionne également la sensibilité croissante des occidentaux à la cause animale, qui peut se traduit par la montée du flexitarisme.

Le choix de prototyper un rite funéraire n’est pas anodin et s’inscrit dans un ensemble d’innovations de ce secteur : devenir un arbre après la mort, combinaison funéraire à base de champignons accélérant la décomposition du corps, cercueil en carton, technique de l’aquamation ou encore transformer le corps humain en compost.

Le cas du néo-cannibalisme opère un décentrement sur la manière dont nous avons de percevoir notre réalité. Il permet de mettre en exergue différents enjeux qui participent à définir les contours de l’alimentation de demain :

  • Une montée des droits des animaux et des attentions portées à la bien- traitance et au bien-vivre de ces derniers. Une meilleure gestion de l’Homme par rapport à son environnement (empreinte carbone, respect du vivant) afin de limiter les risques de zoonose.

  • Une volonté de réduire la consommation de protéines animales qui nécessitent d’autres solutions pour en proposer aux individus.

  • Un ensemble de solutions technologiques qui permettent d’extraire des protéines d’un corps (humain ou animal) et qui pourraient modifier notre perception de la consommation de viande animale.

  • Un ensemble d’évolutions (technologiques, réglementaires) qui proposent des crémations par l’eau ou l’électricité plutôt que par le feu (empreinte carbone) et des corps transformés en compost pour fertiliser les sols.

  • Une persistance de cannibalisme dans nos sociétés modernes (du cannibalisme métaphorique au cannibalisme thérapeutique) qui participe à inscrire cette pratique dans l’inconscient collectif. Fin 2019, un scientifique européen a notamment proposé le cannibalisme comme une option culturelle.

  • A chaque période de crise, le cannibalisme fait l’actualité. Il est présenté comme une solution aux maux de la société : pauvreté, pollution, surpopulation, etc.

  • Une attente de mettre à distance consommation de protéines animales et les animaux mignons comme pour la viande cultivée.

  • Une nécessité de créer une expérience holistique où la dimension d’incorporation de protéines animales disparaît au profit d’une cérémonie vectrice de lien sociale et cohérence avec l’environnement.

Notre monde est en train de changer. La crise que nous traversons nous contraint à voir notre réalité différemment. L’incertain si cher à nos récits traditionnels où les héros devaient affronter la colère des dieux pour survivre n’a jamais semblé autant d’actualité au sein de nos sociétés modernes. 

L’Anthropologie ne peut pas prédire le futur, mais elle nous donne un cadre d’observation permettant de porter notre regard sur les signaux faibles, les micro-changements de notre société.

 

Prendre comme point de départ notre quotidien, nous permet de nous projeter dans l’après.

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