Quel est le point de convergence entre un réacteur nucléaire et le COVID ? A priori aucun. Pourtant, la crise du COVID a illustré de manière crue pour de nombreux professionnels à quel point le monde d’aujourd’hui est incapable de se projeter dans un avenir qui serait radicalement différent de tout ce qui a pu être connu auparavant.
L’exemple des réacteurs nucléaires n’a pas été choisi au hasard. Il s’agit des infrastructures présentant les enjeux de long terme les plus importants, cohérents avec les échelles de temps de la prospective. Le design et la construction d’un réacteur peuvent prendre entre 5 et 10 ans en moyenne, sa durée de vie fonctionnelle est prévue pour 40 ans mais peut être prolongée moyennant quelques investissements jusqu’à au moins 80 ans (aux Etats-Unis par exemple). Son démantèlement, tâche complexe s’il en est, peut prendre plusieurs décennies, le temps que les niveaux de radioactivité des installations redescendent. Finalement, la gestion des déchets radioactifs à longue durée de vie projette la réflexion sur des siècles, voire des millénaires.
Prendre la décision de construire un nouveau réacteur exige donc de la part de ses concepteurs un exercice de prospective approfondi, demandant d’imaginer le futur dans lequel opèrera le réacteur. Le problème est que l’avenir n’est pas une ligne droite et que le COVID a eu des impacts très importants sur les chantiers de construction en cours, tant en France qu’en Angleterre. Tout cela n’était pas prévu et a mis la résilience des organisations à rude épreuve.
Cette situation est une bonne illustration d’une tendance de fond. L’humanité rentre dans une période d’incertitude. Après l’ère de la pensée magique, puis celle du rationalisme triomphant, nous expérimentons collectivement les limites de nos capacités prédictives face à l’évolution hors de contrôle d’un système complexe dont nous faisons partie. A l’illusion d’une capacité prométhéenne succède le constat des limites planétaires à notre action.
L’incertitude de la non-linéarité
Le fonctionnement du système Terre est caractérisé par des non-linéarités importantes, c’est-à-dire que des interactions multiples existent entre ses différentes dimensions. Des points de bascule vers des changements irréversibles coexistent avec des effets cascade où la dégradation d’un facteur (la disparition d’une espèce par exemple) peut mener à l’effondrement d’écosystèmes complets.
Dans ce contexte, notre appréhension du futur est marquée par une incertitude radicale. L’incertitude émerge là où nos capacités de prévision s’arrêtent, à la différence du risque, elle n’est pas quantifiable selon la définition traditionnelle donnée par Franck Knight.
L’incertitude radicale est le degré le plus élevé d’incertitude, elle désigne cette situation où l’observateur ne sait même pas qu’il ne sait pas, il n’a pas conscience des limites à sa vision du monde. Par exemple, les résultats d’une élection peuvent être incertains mais le champ des possibles est limité. Par contre, les déterminants qui influeront l’évolution politique et économique de la société chinoise en 2075 sont marqués d’une incertitude radicale.
Le concept d’incertitude n’est pas nouveau et a toujours fait partie des préoccupations, notamment des économistes. Néanmoins son domaine ne cesse de croître à l’aune de la crise environnementale qui se déploie sous nos yeux. Cette situation a plusieurs effets dont nous ne commençons sans doute qu’à percevoir les conséquences.
D’une part, et les prospectivistes sont sans doute les mieux placés pour en parler, les grands récits sur l’avenir qui ont dominé le 20ème siècle, qu’ils soient communistes ou capitalistes, ont disparu. L’avenir s’est obscurci. La capacité à faire émerger une vision cohérente et partagée autour de futurs durables et désirables est une chose du passé. Cela a de profonds effets sur la vie politique notamment, où les partis, en France mais également partout ailleurs dans le monde, éprouvent des difficultés de fond à formuler des projets de long terme fédérateurs et se focalisent sur les enjeux du quotidien. Les entreprises sont également concernées et leur capacité à créer un récit fédérateur est challengée par les limites, voire les contradictions de leur modèle actuel face aux enjeux environnementaux.
En second lieu, l’incertitude, combinée à l’absence de perspectives claires, génère de l’inquiétude face à l’avenir. Cela passe par le développement de l’éco-anxiété qui se répand notamment dans les jeunes générations qui voient bien que leur avenir est de plus en plus compromis. Sans que l’on puisse la réduire à cette seule cause, l’incertitude joue également sans nulle doute un rôle profond dans l’effondrement de la natalité dans la plupart des pays développés. La peur de l’inconnu, d’un changement inéluctable et mal défini active des ressorts psychologiques profonds et favorise également le retour des discours autoritaires, focalisant l’attention sur la figure de leaders charismatiques, se déclarant seuls à même de naviguer de nuit dans un océan déchainé. La complexité sous-jacente à l’incertitude attise un besoin de simplification, d’explication compréhensible, ancrée dans l’univers cognitif préexistant et favorise donc le développement des théories du complot, des fake news et de toutes les approximations petites et grandes qui caractérisent les discours publics contemporains.
L’incertitude émerge là où nos capacités de prévision s’arrêtent
L’incertitude et les générations futures
Finalement, l’incertitude nous interroge dans notre rapport au temps. Notre seule capacité de l’appréhender, de la domestiquer réside dans la prospective. Mais la prospective est bien justement un exercice de projection dans l’avenir, une manière de faire advenir intellectuellement aujourd’hui des potentialités éloignées. Pour sans doute la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous sommes amenés à prendre nos décisions non plus seulement pour les générations actuelles mais à convoquer dans nos raisonnements des générations futures. Cette ligne de raisonnement est très féconde et a notamment mené aux grands débats sur la manière dont nous devions prendre en compte ces générations (pour les économistes, cela passe par la notion de taux d’actualisation).
En allant un grand pas plus (trop ?) loin, l’altruisme effectif est un nouveau courant philosophique qui défend une approche de très long terme pour prioriser nos actions présentes. A travers le prisme d’une égalité parfaite entre tous les êtres humains, présents ou futurs, il devient nécessaire de tout faire aujourd’hui pour aider les milliers de milliards de futurs humains en se focalisant sur les mesures qui aident à garantir leur potentielle existence. Pour riche en développements intellectuels que soit cette approche, elle illustre les limites criantes de la coexistence du futur et du présent : son application stricte mène à négliger les contemporains qui souffrent ou qui ne « contribuent » pas au futur.
En conclusion, et pour revenir aux réacteurs nucléaires, il est important pour la prospective de ne pas oublier qu’elle est un exercice performatif. Sa vocation est d’informer le présent pour le modifier. Les scénarios permettent de rendre les décisions d’aujourd’hui robustes, c’est-à-dire dans le cas qui nous intéresse que le design et la planification d’un réacteur nucléaire sont ajustés pour prendre en compte tous les aléas négatifs critiques qui ont ainsi pu être identifiés. La question a été poussée à son extrême pour le stockage des déchets radioactifs de longue durée avec des questions de fond : quelle sera la langue parlée dans 10 000 ans ? Quelle sera la connaissance historique des sites ? Comment prévenir nos lointains descendants de ne pas creuser ?
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C’était sorti pendant le COVID…
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