Q196 | L’effet Chuck Berry

Comment les travaux d’un psychologue russe nous renseignent-ils sur les bonnes pratiques en matière de prospective immersive ?

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Dans le premier volet de la trilogie Retour vers le futur, le héros, Marty McFly, se retrouve sur scène lors du bal de fin d’année du lycée… de ses parents. Il empoigne alors une guitare et propose aux autres musiciens à ses côtés de jouer Johnny B. Goode, une chanson écrite en 1957, soit 2 ans plus tard. Tous sont évidemment surpris mais il se mettent rapidement au diapason et entraînent bientôt tous les élèves du lycée dans un rock endiablé.

En transe, McFly va alors encore plus loin et improvise un riff de guitare beaucoup plus agressif… probablement trop, tant pour ses acolytes sur scène que pour les lycéens sur la piste de danse, puisque tous s’interrompent et le fixent, la bouche ouverte et les yeux ahuris.

Dans le dispositif pédagogique des Futurs Durables à emlyon business school, l’expérience immersive, moment de théâtre d’improvisation au cours duquel les représentants de l’organisation apprenante sont invités à jouer leur propre rôle dans un futur auquel ils ne s’attendent pas, peut faire rapidement sortir les protagonistes d’une zone d’apprentissage intense vers une autre zone, beaucoup moins féconde : celle de l’incompréhension, voire de l’absurde.

L’effet Chuck Berry est un mécanisme cognitif, sensoriel et émotionnel par lequel les acteurs impliqués dans une expérience immersive voient leur capacité à faire sens du présent enrichie grâce… aux futurs (dans lesquels ils sont plongés). Le futur n’est alors plus un espace à coloniser (avec l’idée que nous nous en faisons aujourd’hui) ; c’est un espace-temps d’apprentissage, une zone de développement intellectuel, sensible et parfois moral.

Les travaux du psychologue soviétique Lev Vygotski sont précieux lorsqu’il s’agit de comprendre (et a fortiori de construire) les circonstances dans lesquelles l’effet Chuck Berry pourra être déclenché.

Chercheur en psychologie du développement, Vygotski a théorisé l’existence d’une “zone proximale de développement” (ZPD) qui se situe entre la zone d’autonomie, celle dans laquelle l’enfant (plus généralement, l’apprenant) est capable d’exécuter une tâche sans assistance, et la zone de rupture, dans laquelle il ne lui est plus possible d’agir, avec ou sans soutien de la part d’un autre enfant ou d’un adulte.

Dans la zone d’autonomie, l’apprenant s’ennuie ; il n’est pas (ou peu) stimulé, facilement distrait.

En définitive, il n’acquiert aucune nouvelle connaissance ou compétence. Force est de constater que la lecture distraite de tel “catalogue de tendances” ou tel autre “scénario de rupture” – des produits éditoriaux “prêts-à-penser” qui pullulent aujourd’hui et qui, ensemble, sous-tendent une sorte de future washing généralisé (rien de mieux que de discourir au sujet du futur pour mieux procrastiner) – ne s’apparente pas exactement à une audacieuse aventure intellectuelle.

Dans la zone de rupture, l’inconfort est à son comble ; stressé, l’apprenant est sur la défensive, il préfère défendre son identité plutôt que s’ouvrir à de nouveaux apprentissages.

Lorsqu’il ne lui est pas permis d’espérer quoique ce soit, il fait la sourde oreille, car de toute façon, il ne dispose d’aucune marge de manœuvre. Par exemple, on reproche parfois aux propositions des collapsologues, réunis en France derrière la figure de Pablo Servigne, de n’être que très marginalement performatives ; en d’autres termes, elles ne serviraient qu’à conforter ou à fabriquer de la résignation plutôt qu’à ouvrir de nouveaux espaces de réflexion et d’action, ici et maintenant.

Entre la zone d’autonomie et la zone de rupture, la ZPD se définit alors comme la zone où l’apprenant, plongé dans une situation mi-familière, mi-inédite, est mis en condition pour réfléchir autrement, envisager des hypothèses nouvelles et, pour finir, interroger voire remettre en cause sa vision du monde.

La prochaine fois que vous concevrez une expérience immersive, gardez en tête un objectif simple à énoncer, plus compliqué à atteindre : provoquer l’effet Chuck Berry !

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