Entamons notre exploration du “pourquoi” de l’anticipation en investiguant ce qui incite les organisations à se projeter, ce que nous avons appelé la “propension à se projeter”.
Qu’est-ce qui fait qu’une organisation fournit plus d’efforts (temps et argent) qu’une autre à se projeter pour anticiper ce qui pourrait advenir ? La réponse est forcément multiple et nous ne sommes pas les seuls à tenter d’y répondre.
Par exemple, René Rohrbeck et Menes Etingue Kum (2018) proposent dans leur article Corporate foresight and its impact on firm performance: A longitudinal analysis une approche qui s’appuie sur la complexité et la volatilité de l’environnement stratégique.
De notre côté, grâce à notre enquête, nous avons identifié 9 facteurs qui influent sur la propension d’une entreprise à se projeter. Il y a des facteurs communs à toutes les organisations, et d’autres plus spécifiques aux acteurs privés ou publics.
Deux précautions tout d’abord : nous ne cherchons pas à établir une liste exhaustive des facteurs d’influence, mais à en distinguer les principaux, bien qu’il y ait une porosité entre certains. De plus, loin de nous l’idée d’en faire un score, issu d’un calcul multifactoriel. Nous cherchons d’abord à identifier les effets de corrélation potentiels des facteurs d’influence.
Les critères communs à toutes les organisations
Le premier critère est celui du secteur d’activité, plus précisément la durée de renouvellement de l’offre de produits/services que le secteur d’activité implique. En effet, les cycles de vie des produits ou services varient fortement en fonction des secteurs d’activité (de quelques mois pour l’habillement à plusieurs décennies pour la construction). Et la perspective de la fin du cycle de vie crée une forme d’horizon sur lequel se projeter. De ce fait, plus l’organisation engendre un produit ou un service qui dure dans le temps, plus elle aura tendance à se projeter. On peut lier ce facteur au concept de Pace Layers défini par Steward Brand (2018) dans l’article Pace Layering: How Complex Systems Learn and Keep Learning. Notons qu’une analyse détaillée de ce concept a déjà été traitée, en français, dans cette série d’articles de l’Atelier des Futurs.
Pour finir, précisons toutefois que la durée de renouvellement de l’offre de produits/services est liée à la durée de retour sur investissement de l’outil de production pour les entreprises ; nous aborderons ce point ultérieurement.
Ensuite, la sensibilité de la direction de l’organisation, incarnée par le dirigeant ou la dirigeante, joue un rôle essentiel dans la propension à se projeter. “Les lunettes des dirigeants” ou la “vision du monde”, comme évoqué lors des interviews, se rapportent à ce point. Plus le ou la dirigeante porte cet enjeu d’anticipation, plus l’organisation a tendance à se projeter. Le parallèle peut être fait avec les organisations porteuses d’un leadership audacieux et mis en avant, notamment sur les exigences de durabilité (Patagonia, Danone, Veja, etc.).
Finalement, la prise en compte par l’organisation du nouveau régime climatique traduit une sensibilité voire une acceptation de l’incertitude, et favorise donc une anticipation plurielle. On pourrait entendre dire : “Nous savons que le monde de demain sera moins linéaire et prédictible ; autant s’y préparer”. Certaines organisations, par l’influence de leurs parties prenantes, prennent plus ou moins fortement en compte ce nouveau régime. Par exemple, les matrices de matérialité publiées par les entreprises dans leurs rapports RSE mettent en lumière ces différences de prise en compte.
Au-delà de ces facteurs communs sur la propension à se projeter, voyons ensuite les facteurs spécifiques aux acteurs privés puis publics.
Dans le privé, les ressources et les aspects financiers influent sur la projection
Nous avons identifié trois facteurs spécifiques aux entreprises privées, relatifs aux aspects financiers et aux ressources naturelles.
Dans une économie massivement thermo-industrielle, la dépendance stratégique à une ressource non-renouvelable ou difficilement substituable est un facteur incitatif à se projeter sur le long terme. Plus cette dépendance est forte, plus l’entreprise cherche à se projeter. Par exemple, la dépendance à l’hévéa (Michelin) ou aux dérivés du pétrole (Decathlon) corroborent ce facteur d’influence. Notons que les entreprises avec une composante industrielle forte sont plus sensibles à cet aspect.
Sur les aspects financiers, nous constatons que plus le temps de retour sur investissement (TRI) des actifs principaux (usines, immobilier, infrastructures, etc.) est long, plus l’entreprise cherche à anticiper. A titre d’exemple, les TRI varient en moyenne entre 5 et 15 ans pour des usines manufacturières et 15 à 40 ans pour des infrastructures énergétiques. Cela pousse ces entreprises à anticiper davantage.
En contrepoint de cette incitation à se projeter lié aux immobilisations, les investisseurs et les marchés financiers exercent, de façon plus ou moins forte, une pression de rendement à court-terme. Cela incite, à l’inverse, les organisations à concentrer leurs efforts sur l’optimisation des chaînes de valeur sur un temps court et à accorder moins d’importance au temps long.
Dans le public, la souveraineté et le rapport au temps priment
Dans le secteur public, plus le domaine a un impact sur la souveraineté, plus l’organisation a tendance à se projeter. C’est pourquoi dans les domaines qui relèvent d’une importance vitale pour un État (énergie, alimentation, défense), les acteurs publics ont développé des cycles d’anticipation régulièrement renouvelés à des horizons à 20 ans voire à 30 ans.
En miroir du temps nécessaire au retour sur investissement pour les acteurs privés, la durée de vie des projets, notamment d’infrastructures, plaident pour l’anticipation. Plus le projet est long dans sa conception, plus son usage projeté s’inscrit dans la durée, plus les acteurs vont consacrer des efforts à l’anticipation. C’est en particulier le cas pour des infrastructures énergétiques, numériques et de transports. On observe même des projections à 100 ans pour le ferroviaire.
Par ailleurs, dans le cadre de notre étude, nous avons identifié un facteur culturel, spécifique à la France, qui influe sur la propension à se projeter dans le secteur public : la culture d’anticipation, issue de l’école française de prospective et de l’influence de Gaston Berger. Elle a infusé depuis des décennies auprès des organisations publiques (ministères, collectivités territoriales, établissements publics, etc) et cette culture est perpétuée par les formations des fonctionnaires (ENA, CNFPT, INSP, etc.).
Des facteurs d’influence internes ou externes à enrichir
Si notre étude a permis d’identifier ces neuf facteurs principaux d’influence sur la propension à se projeter des organisations pour définir le contexte, nous ne pouvons exclure qu’il en existe d’autres. Il faudrait pour cela poursuivre les investigations par des recherches plus approfondies, notamment avec des approches quantitatives. Mais pour cela, nous laissons la main au monde académique.
En synthèse :
La problématique
Qu’est-ce qui fait qu’une organisation fournit plus d’efforts qu’une autre à se projeter pour anticiper ? Nous avons appelé cela la propension à se projeter.
Les pistes de réponse
Neuf facteurs influent sur la propension à se projeter d’une organisation. Trois facteurs communs à toutes les organisations, trois facteurs spécifiques au secteur privé et trois facteurs spécifiques au secteur public.
Les directions d’action
S’appuyant sur ces facteurs, chaque responsable d’organisation cherchant à favoriser des actions d’anticipation peut auto-évaluer son organisation et souligner plus ou moins certains enjeux auprès de sa direction.
Et vous, qu’en pensez-vous ?
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