Introduction
Du 27 février au 29 mars 2025, la pièce Une vie intelligente a été présentée au théâtre Duceppe, dans une grande salle de 765 places. Dominique Leclerc en est l’autrice et co-metteure en scène, appuyée par Patrice Charbonneau-Brunelle à la scénographie et la co-mise en scène. Le duo de la compagnie de création Posthumains a créé un spectacle issu de plusieurs années de réflexion sur le déploiement de l’intelligence artificielle dans nos sociétés, nos systèmes, nos vies.
Comme on le sait, en mars 2023, des centaines de chercheur.euses et d’expert.es en nouvelles technologies ont appelé à un moratoire sur le développement de l’IA. Comme il n’a finalement jamais eu lieu, la pièce se présente comme cette pause tant souhaitée par certains pour prendre un pas de recul sur la frénésie du moment. Dans un mode entièrement analogique, sans appareils intelligents dans la salle, la pièce est un appel à retrouver notre capacité à concevoir un avenir différent de celui qui est généralement décrit quand il s’agit de technologie et d’IA en particulier.
Le spectacle se présente sous forme de dialogue en encourageant la participation du public, que ce soit dans la salle ou en coulisses. En effet, à chaque représentation, un petit groupe de six à huit volontaires, différent à chaque fois, était invité à participer à un atelier de prospective pendant le déroulement de la pièce.
Leur mission : élaborer ensemble une vision souhaitable de notre futur pour terminer le spectacle sur une note d’espoir, et aussi d’action.
Mon souhait principal, c’est que le théâtre soit ainsi devenu un vecteur de changement social en permettant à la population de s’approprier leur capacité à influencer l’avenir, transformant la prospective d’un exercice intellectuel en un acte citoyen engagé et émotionnellement significatif.
1. Une démarche de futurs participatifs
Le concept de « futurs participatifs » désigne un ensemble d’approches visant à impliquer les citoyennes et citoyens dans l’exploration des futurs possibles. Ses origines remontent aux années 60 dans l’épistémologie de la théorie critique. Le célèbre Future Workshop de Robert Jungk a été conçu à cette période de manière à rééquilibrer les forces sociétales. Pour lui, ceux qui détenaient le pouvoir veillaient à ce que l’avenir soit représenté et développé de manière unilatérale.
Jungk était convaincu que d’autres futurs étaient envisageables et que ses ateliers constitueraient un contrepoids. Pour lui, la transformation de la société passait par la confiance du peuple en ses propres capacités.
Selon Nesta, la pratique des futurs participatifs poursuit trois objectifs principaux :
- Démocratiser la réflexion à long terme en transformant la prospective d’une activité traditionnellement réservée aux décideuses et décideurs en un processus d’intelligence collective;
- Stimuler l’imagination publique en mobilisant les connaissances et idées sur les futurs possibles et en exprimant des éléments de futurs souhaitables;
- Transformer ces visions collectives en actions et comportements tangibles dans le présent grâce à l’agentivité générée par la simple participation.
Cette approche, comme la prospective dans son ensemble, repose sur l’idée qu’il n’existe pas un seul futur, mais une multitude de futurs possibles, et que les gens sous-estiment généralement leur capacité à les influencer.
La pratique des futurs participatifs permet de se représenter l’avenir comme un objet modulable qui, en retour, change notre perception du présent.
il n’existe pas un seul futur, mais une multitude de futurs possibles, et que les gens sous-estiment généralement leur capacité à les influencer

2. La construction d’un processus de prospective participative
Dans son article sur les différents modèles de futurs participatifs, Ollenburg décrit bien la transformation de la pratique professionnelle de la prospective stratégique en un projet participatif, où la collaboration et l’action collective deviennent centrales.
Le design participatif inclut trois phases: l’analyse (ce qui est vrai aujourd’hui), la projection (ce qui serait un scénario idéal), et la synthèse (comment présenter ce scénario sous forme de solutions). La communication entre participant.es y est le moteur de l’action. Elle est appuyée par le travail du facilitateur et de la facilitatrice qui assure des dynamiques positives de groupe et un équilibre entre les discussions et la prise de décisions.
Dans le cas d’Une vie intelligente, la phase de l’analyse était présentée à même le début du spectacle. Les participantes et les participants, déjà installé.es dans la salle de travail, avaient tout de même accès à la présentation de la première partie du spectacle en guise d’état des lieux du déploiement de l’intelligence artificielle. On y traitait, entre autres, de l’histoire récente de l’IA, de l’IA dans l’éducation, de l’importance de parler d’environnement et de littératie numérique, ou encore de notre relation ambigüe à ces nouvelles entités.
La prospective était ensuite expliquée sur scène à l’auditoire avant de présenter les participantes et les participants à l’atelier quotidien qui allait suivre. Voici un extrait du texte:
CATHERINE
C’est plus facile de se projeter dans un cauchemar que dans un scénario souhaitable, c’est évident et je le comprends.
Mais pour ma part, je préconise une approche positive et constructive.
La prospective est une discipline qui encourage à imaginer différents scénarios pour nous préparer à ce qui n’existe pas encore.
L’avenir, ce n’est pas quelque chose qui nous arrive, c’est quelque chose qu’on construit, ensemble.
Le futur n’est pas une fatalité.
[Petit sourire, Catherine refait son signe de Trekkie.]
Mon but, c’est qu’on sorte collectivement de notre léthargie, pour qu’au final, on se sente un peu plus investies et investis d’une possibilité d’espoir et surtout, d’une possibilité d’action.
3. Le déroulement de l’atelier
Comme le mentionne Ollenburg, un design de processus efficace inclut le point de vue des participantes et des participants. Ce sont six ateliers-tests qui ont permis de développer la formule finale.
Dans un premier temps, à chaque représentation, c’est l’auditoire qui déterminait, grâce à un vote à main levée, le thème des discussions à venir parmi ceux-ci: la littératie numérique, la reprise du pouvoir, ou l’environnement. On proposait les trois thèmes sous forme d’objectifs atteints en 2035. L’atelier de 45 minutes qui allait suivre devait servir à déterminer de quelle manière l’objectif ambitieux avait pu être atteint.
Ainsi, les trois thèmes étaient présentés et soumis au vote sous cette forme:
- 2035, bonne nouvelle ! La majorité de la population québécoise a une meilleure compréhension des outils numériques puisqu’elle a atteint un taux de littératie numérique record.
- 2035, bonne nouvelle ! La population québécoise a enfin retrouvé une forme de contrôle, de pouvoir et de choix face aux monopoles technologiques.
- 2035, bonne nouvelle! La population québécoise a réussi à réduire drastiquement l’impact de sa consommation du numérique et de l’IA sur l’environnement.
C’est la reprise du pouvoir qui a ret enu la faveur du public le plus souvent. Le thème a été choisi 23 fois sur les 27 représentations. L’environnement a été choisi pour les quatre autres spectacles.

L’atelier qui suivait était divisé en trois étapes clairement définies au préalable.
ACTIVITÉ 1
Dès leur arrivée dans la salle d’atelier, les participant.es se divisaient en équipe de deux ou trois personnes pour lire une proposition de scénario qui permettrait d’atteindre l’objectif choisi par l’auditoire. Chaque équipe lisait une proposition différente et recueillait ses premières impressions sur une grille d’analyse simplifiée.
ACTIVITÉ 2
Chaque équipe faisait ensuite la lecture de sa proposition de scénario et partageait sa première analyse au reste du groupe.
C’est à ce moment que les participant.es devaient négocier entre eux pour déterminer la meilleure piste de réflexion pour construire le scénario souhaitable le plus susceptible d’avoir permis d’atteindre l’objectif de 2035. À l’aide des idées issues de l’analyse des trois propositions, ils et elles pouvaient ensuite compléter la réflexion en l’orientant ensemble vers la direction choisie.
C’est ici que le travail de préparation du groupe prenait tout son sens. Quand la communication était fluide, on arrivait rapidement à identifier les éléments qui devaient faire partie de la solution finale et la co-construction devenait l’expression collective d’un projet de société porteur pour la société québécoise.
Le texte final n’était pas toujours parfaitement abouti mais il avait le mérite de présenter une vision du futur où les citoyen.nes avaient un pouvoir d’influence qu’ils pouvaient exercer de manière beaucoup plus directe.
ACTIVITÉ 3
Avant de remonter sur scène avec le résultat de leur réflexion, les participant.es allouaient les cinq dernières minutes de l’atelier à une réflexion personnelle. Que pouvaient-ils et elles faire dès maintenant pour avancer dans la bonne direction? La même question était d’ailleurs posée à l’ensemble de l’auditoire en quittant la salle.
Nous allions ensuite tous ensemble sur scène, à l’avant-dernière scène du spectacle, faire la lecture du scénario souhaitable en 2035.

4. Ce que le théâtre apporte à la prospective
Au final, ce sont plus de 14000 spectatrices et spectateurs qui auront été exposées et exposés à la prospective par l’entremise de cette pièce de théâtre. Au Québec, ce chiffre est significatif. Les méthodes d’anticipation sont peu connues et donc très peu répandues tant dans les pratiques des milieux d’affaires que dans les prises de parole citoyennes.
Le théâtre apporte à la prospective une dimension expérientielle et émotionnelle unique qui transforme l’exercice de projection dans le futur en une expérience incarnée et collective.
la mise en scène théâtrale a permis d’initier ces milliers de personnes à la posture d’anticipation
Dans le cas d’Une vie intelligente, la scène est devenue un laboratoire vivant où la prospective est sortie de son cadre stratégique pour toucher directement le public. Le théâtre est le lieu tout indiqué pour créer, par l’expérience du rassemblement physique de toutes ces personnes, un espace de réflexion collective qui contraste avec notre quotidien saturé de technologies.
Alors que les exercices de prospective sont traditionnellement réservés aux cercles d’experts et expertes et de décideurs et décideuses, la mise en scène théâtrale a permis d’initier ces milliers de personnes à la posture d’anticipation. L’hybridation entre spectacle et participation citoyenne, avec les ateliers et le vote collectif, a stimulé l’imagination collective par l’entremise de l’art dramatique. Les 27 scénarios souhaitables issus de l’exercice feront l’objet d’une analyse exhaustive pour en tirer les faits saillants et conclusions vers un projet de société concret.
Mon souhait principal, c’est que le théâtre soit ainsi devenu un vecteur de changement social en permettant à la population de s’approprier leur capacité à influencer l’avenir, transformant la prospective d’un exercice intellectuel en un acte citoyen engagé et émotionnellement significatif. Tous ces spectateurs et spectatrices savent désormais que d’autres futurs sont possibles et que des méthodes existent pour fabriquer l’avenir ensemble.
Le théâtre apporte à la prospective une dimension expérientielle et émotionnelle unique qui transforme l’exercice de projection dans le futur en une expérience incarnée et collective.

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