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Q280 | Imaginaires collectifs, imaginaires individuels

Comment l'exploration des imaginaires collectifs et individuels de la technologie peuvent être les déclencheurs d'une prise de conscience de son impact.
27 mai 2025
9 mins de lecture

Cet article a été publié originellement sur le compte Substack de Mon Oncle auquel je ne peux que recommander l’inscription ! Q.

La perception que nous avons d’un nouvel outil, d’un nouvel instrument ou d’une nouvelle technologie passe souvent par les imaginaires. Avant même que nous n’en fassions une expérience réelle, nous sommes déjà submergés de récits et d’images qui vont préparer, conditionner, parfois définir notre accueil de ces technologies, la façon dont nous les utiliserons, mais également notre opinion quant à leur impact. C’est là la grande force, et sans doute aussi le grand défaut des imaginaires.

Ainsi, les programmes de générations de contenu basés sur les Large Language Models (LLM) auraient-ils connu un aussi grand succès d’usage et une si grande amplification médiatique s’ils ne reposaient sur l’imaginaire de l’intelligence artificielle ? Et si les résultats qu’ils produisent n’avaient été esquissés par de nombreux récits de science-fiction, films, romans ou expériences de design ?

Les imaginaires, qu’ils soient collectifs ou individuels, orientent notre perception de la technologie. Mais qu’est-ce que c’est au juste un imaginaire ?

 

Imaginaire ? Imaginaire ? Est-ce que j’ai une gueule d’imaginaire ?

 

Pour faire simple, un imaginaire, c’est une image qui vous vient en tête lorsque l’on évoque devant vous un sujet. C’est ce qui précède la connaissance réelle d’un sujet et, on l’a compris, l’oriente.

Mais il existe deux sortes d’imaginaires : les collectifs et les individuels. Certains sont fait d’images et de récits, d’autres d’impressions et de sentiments. Mais tous influent sur notre perception du monde, qu’on le veuille ou non.

Pour mieux les comprendre, un petit tour d’horizon.

Imaginaires collectifs : de la pop culture au cliché

Sortons un peu des exemples technologiques : si je vous parle de la Mafia, quelles sont les images qui vous viennent en tête ? 

La Mafia, quels imaginaires collectifs vous évoque-t-elle ?

Sans doute Don Corleone sous les traits de Marlon Brando évoquant une proposition qu’il ne pourra pas refuser (Le Parrain – Francis Ford Coppola) ? Les films de Martin Scorcese aussi, certainement, et les scènes qui en découlent : la silhouette de deux hommes dans la nuit, éclairés par la lumière des phares de leur voiture, en train d’enterrer un corps (Les Affranchis) ? 

Un jeton de casino qui tournoie dans les airs (Casino) ? Et pour ne pas rester que dans les productions cinématographiques, on ajoutera à cette première liste les romans de James Ellroy (American Tabloid et sa trilogie en tête) et des séries comme The Sopranos ou Breaking Bad. Sortant des imaginaires américains, peut-être évoquera-t-on la série des Yakuza/Like a Dragon, jeux vidéo populaires sur Playstation dans lesquels le héros évolue au sein des cartels du crime japonais. Vous avez vous aussi vos références à ce sujet.

Tous ces titres, films, jeux vidéo, séries, musiques… sont des imaginaires collectifs. Des images cristallisées par la culture de masse qui façonnent notre perception d’une technologie, d’un écosystème, d’un pan de notre société. Dans un cahier d’expertise publié en octobre 2024 par l’ADEME et titré Mobiliser la société à travers le prisme des imaginaires, le consultant Jules Colé résume ces imaginaires collectifs sous la formule suivante :

 

l’ensemble des images et des représentations qui façonnent la vision du monde et le système de sens d’un groupe ou d’une société.

 

Ces imaginaires collectifs sont bien souvent les révélateurs des craintes – fondées ou non – qui pèsent sur une époque ou une société. Ainsi, certaines images véhiculées par la science-fiction du Space Age américain en disent beaucoup sur les craintes liées à un éventuel holocauste nucléaire dans les années 1950.

Plus près de nous, le mouvement Cyberpunk est révélateur, entre autres, de l’inquiétude d’une partie de la société quant au libéralisme débridé des années 1980 et à la perte de contrôle de la technologie qui contribue à son déploiement.

Le moment “Skynet”, cet imaginaire collectif qui occulte les réflexions plus immédiates sur l’impact de l’intelligence artificielle.

Mais il arrive également que ces imaginaires collectifs deviennent des leviers de manipulation et agissent comme des écrans de fumée face aux réels dangers d’une technologie. 

C’est, par exemple, ce sur quoi alertaient en mars 2023 un groupement de spécialistes de l’Intelligence Artificielle composé de Timnit Gebru (DAIR), Emily M. Bender (University of Washington), Angelina McMillan-Major (University of Washington) et Margaret Mitchell (Hugging Face) : le recours systématique à l’imaginaire de la Singularité – le moment où l’intelligence artificielle dépassera les capacités d’intelligence humaine, quoi que cela veuille dire –, et à l’image du Terminator et de Skynet masquent les impacts actuels et bien existants de l’IA sur notre monde : pollution, phagocytage des ressources, précarisation des emplois, etc.

Dans ce dernier cas, un imaginaire collectif, devenu non seulement un récit majoritaire mais récupéré et amplifié sert un projet politique précis.

Imaginaires individuels : un univers d’émotions et d’anecdotes

Jules Colé, dans la publication de l’ADEME citée plus haut, définit les imaginaires individuels comme :

 

l’ensemble des images et des représentations associées à des significations, des sensations et des émotions qui façonnent la vision du monde d’une personne.

 

J’y ajoute pour ma part les fictions ou anecdotes que nous pouvons imaginer, à titre individuel, quant à l’impact d’une technologie, d’un concept, d’un milieu, sur notre vie de tous les jours.

Ainsi, la réaction d’une personne ne préférant pas toucher à tel appareil de peur d’en perdre le contrôle est un imaginaire individuel : une sensation, celle de la perte de maîtrise face à la technologie. Et les anecdotes qui étayent cette sensation sont autant de parts d’imaginaire qu’il est important d’interroger.

Revenons à notre exemple de la Mafia. Qu’évoque l’organisation du crime lorsque l’on invoque nos imaginaires individuels ? Des souvenirs, comme cette vitrine obscurcie d’une boutique dont, collégien, on vous racontait qu’elle abritait des gangster. Ou ces histoires que l’on racontait sur l’un de vos oncles éloignés, dont on n’a jamais réellement su le métier. Ce sont là des fictions, des anecdotes personnelles, et donc autant d’imaginaires individuels.

Ce sont également des impressions que vous pouvez évoquer, mais peut-être plus difficile peut-être à illustrer au sujet de la Mafia : Ils sont partout., Ça me fait un peu peur ces histoires., ou le fait d’imaginer deux hommes faisant soudainement irruption dans votre maison et vous menaçant. Ces sentiments, ces histoires, ces scénarios vous affectent directement, mais impactent différemment les personnes autour de vous. Ces réactions qui vous sont propres sont autant d’imaginaires individuels.

Mettre les imaginaires en résonnance

Dans certains cas, comme dans le cas de l’intelligence artificielle, ceux sont bien souvent les imaginaires collectifs qui sont majoritaires et vont définir votre vision de la technologie. 
 
La puissance de récit comme ceux de Terminator 2 (James Cameron), HER (Spike Jonze), 2001, l’odyssée de l’espace (à la fois Arthur C. Clark et Stanley Kubrick) ou encore Blade Runner (à la fois Philip K. Dick et Ridley Scott) oblitère ainsi de nouveaux sujets qui semblent pourtant cruciaux pour éclairer nos usages.
 

Dans certains cas, ce sont plutôt des imaginaires individuels, des ressentis, qui occupent la majorité de l’espace médiatique et influent sur nos usages et notre perception. C’est par exemple le cas de l’usage des écrans chez les jeunes pour lesquels les « impressions » débordent souvent sur les études réelles et plus scientifiques, tels les travaux d’Anne Cordier, grande spécialiste du sujet.

Deckard est-il, oui ou non, un réplicant ? Votre lecture de l’identité du héro de Blade Runner dépend en grande partie de… vos imaginaires individuels.

Pas que les imaginaires soient toujours trompeurs, bien entendu. Mais comme n’importe quel contenu, ils peuvent servir eux-aussi un agenda politique et être agités, amplifiés, utilisés à foison.

Quoi qu’il en soit, les imaginaires individuels et collectifs communiquent, résonnent, font échos régulièrement en chacun de nous : personne ne peut prétendre être totalement hermétique ou avoir un recul absolu face aux images diffusées par Hollywood ou Netflix, et personne ne peut prétendre non plus que sa lecture d’un film ou d’un roman de science-fiction n’est pas teintée de ses expériences personnelles. Toute interprétation d’une œuvre est une actualisation, comme l’ont souligné beaucoup d’auteurs comme Pierre Lévy dans son Qu’est-ce que le virtuel ?.

Lancez donc un débat sur la nature humaine ou réplicante de Deckard dans le Blade Runner de Ridley Scott et vous verrez à quel point nos imaginaires collectifs sont soumis au filtre de lecture des nos propres expériences et émotions.

Les imaginaires dialoguent en permanence, et se référant aux travaux du philosophe français Gilbert Durand, Jules Colé l’explique encore très bien :

 

L’imaginaire collectif structure notre compréhension et notre interprétation du monde au sein d’une culture, il nourrit nos rêves et nos aspirations, nos manières de penser, de ressentir et d’interagir avec le monde. Mais, en fonction de nos expériences et de l’évolution des contextes sociaux, environnementaux ou techniques, les imaginaires individuels peuvent aussi évoluer et venir à leur tour enrichir l’imaginaire collectif. Ensemble, ils forment un réseau dynamique de significations qui façonnent l’expérience humaine.

Comprendre notre relation à la technologie

 

Au vu de la place occupée par la technologie, aussi bien dans notre quotidien que dans les projets politiques de notre société, l’interrogation des imaginaires individuels et collectifs semble aujourd’hui indispensable. Elle semble surtout un formidable outil de médiation.

Se poser la question des récits qui, à l’image de Terminator 2 et de sa révolte des machines ou de HER – reflet de notre solitude face à la technologie – modèlent notre conception et notre réception des innovations est indispensable. Parce qu’il est important d’identifier ces imaginaires collectifs majeurs et la façon dont ils modèlent et parfois occultent notre perception, voire annihilent notre réflexion.

Se poser la question des significations et des émotions – le rejet instinctif d’une technologie ou la fascination exercée par une autre – l’est tout autant : ces émotions sont souvent la première étape d’un dialogue dont l’objectif est une meilleure connaissance, une rationalisation de notre relation à la technologie. Derrière les peurs ou l’enthousiasme, il est important de mettre en avant des éléments concrets tels les impacts environnementaux et sociétaux de la technologie, aussi bien que les réels services rendus par le progrès techniques.

Identifier et dessiner les imaginaires collectifs permet d’esquisser une sorte mythologie de la technologie.

Reste à imaginer les dispositifs permettant cette exploration des imaginaires. Les formats d’ateliers sont nombreux, quasi-infini dans leur forme. Du côté des imaginaires collectifs, la matière est riche et surtout vivante, elle se prête volontiers au partage – sans tomber forcément dans les discussions geek – et à la réalisation d’une Fresque des imaginaires orientée autour d’une thématique précise : l’informatique au sens large, l’intelligence artificielle, l’ordinateur ou le smartphone.

Un exercice que les équipes de Mon Oncle ont déjà mené et qui peut servir au passage d’immersion pour d’autres exercices de Design Fiction.

Un atelier d’écriture - orienté par exemple autour les mini-récits comme les Mikrodystopies - permet d’interroger les imaginaires individuels des participants.

Concernant les imaginaires individuels, ce sont souvent les ateliers d’idéation et d’écriture – à l’image de ceux que Mon Oncle déploie pour le Conseil National du Numérique, basés sur les Mikrodystopies – qui sont les meilleurs outils de médiation. S’ancrant dans le quotidien des participants, mettant en scène leur vie personnelle, familiale, professionnelle, ils dessinent la relation intime que nous entretenons avec la technologie et sont, de ce fait, un excellent moyen d’ouvrir un débat vers des considérations plus larges, comme la technologie qui se cache dans notre quotidien ou les enjeux sociétaux sous-jacents à nos usages.

Ces ateliers ne sont bien sûr pas une fin en soi. Mais que l’on dresse une fresque ou que l’on raconte des histoires, l’exploration et la démystification des imaginaires, pour paradoxal que cela puisse paraître, permet de soulever un peu du voile de magie qui recouvre notre quotidien connecté. Et pour inverser la formulation de la troisième loi d’Arthur C. Clarke :

 

Là où l’on soulève le voile de magie n’apparaissent bien souvent que des rouages techniques et plus souvent encore : qu’un projet humain !

 

Alors ? Quand démarrons-nous l’exploration ?

Et vous, qu’en pensez-vous ?
N’hésitez pas à :

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