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#31 Anne-Sophie Novel | Enquêter pour renouer avec la nature

19 octobre 2023
40 mins de lecture

Anne-Sophie Novel est économiste de formation. Elle exerce en tant que journaliste, auteure et réalisatrice spécialisée dans la popularisation des enjeux liés au dérèglement climatique et à l’extinction du vivant, dans les alternatives écologiques et dans l’innovation éco-sociale.

Dans l’entretien à suivre, Anne-Sophie nous fait vivre de l’intérieur le projet qui a conduit, l’année dernière, à la publication de son « enquête sauvage ».

Entretien enregistré le 08 décembre 2022
Remerciements : agence Logarythm

Entretien enregistré le 08 décembre 2022
Remerciements : agence Logarythm

Transcript de l’entretien

(Réalisé automatiquement par Ausha, adapté et amélioré avec amour par un humain)

Thomas Gauthier

Bonjour Anne-Sophie.

Anne-Sophie Novel

Bonjour.

Thomas Gauthier

Alors ça y est, vous êtes face à l’oracle, vous allez pouvoir lui poser trois questions sur l’avenir. Par quelles questions souhaitez-vous commencer ?

Anne-Sophie Novel

Alors, la première, ça serait bien entendu, quelle vie auront mes enfants dans le monde qui vient ? Je veux dire, avec tout ce que l’on dit du sombre avenir, quelles seront leurs conditions de vie ? Ça, c’est une question que je me pose quasiment tous les jours.

La deuxième question, c’est… arrivera-t-on un jour à sortir de l’enfer des écrans et des algorithmes, à reprendre la main sur ces outils qui sont en train de nous abattir et de détruire le vrai lien social et le vrai vivre ensemble ? Ça, c’est un sujet d’inquiétude que j’ai aussi dans ma pratique professionnelle. Et la dernière question que j’aimerais lui poser, c’est tirée d’une réflexion que je me suis faite au cours de ma dernière enquête, l’enquête sauvage. c’est est-ce que les oiseaux ne survivront ?

Voilà les trois questions qui me préoccupent.

Thomas Gauthier

Merci, à partir de ces trois questions, je pense qu’il y a de nombreux sujets à évoquer. On va peut-être le faire dans un certain désordre.

Pour commencer peut-être avec le sujet des algorithmes et des machines, il me semble qu’il s’est joué quelque chose au début de la décennie 1970 avec… finalement une accélération à partir de ces années du recours aux techniques, du développement des technologies numériques, alors même qu’au début des années 70, quelqu’un comme Ivan Illich écrivait la convivialité et racontait des manières de vivre, des manières d’être ensemble qui n’étaient pas faites de techniques, qui n’étaient pas faites de dépendance à des systèmes sophistiqués. Est-ce que vous arriveriez, en revenant sur ces décennies, à raconter les raisons de ce choix collectif ou de ce non-choix collectif ?

Qu’est-ce qui a pu nous propulser dans cet univers techniciste ?

Anne-Sophie Novel

C’est un gros sujet et je serais sans doute bien moins brillante qu’Yoni, tu pourrais expliquer ça, et je pense que ces ouvrages restent, et ces analyses surtout, d’une actualité criante. Je constate juste, parce que ça fait dix ans maintenant que je… que je m’intéresse à ce monde des médias et à la manière dont on subit les flux d’informations.

Je constate juste qu’on a beaucoup de mal à comprendre, à saisir et à se défaire de ces liens qui nous conditionnent au quotidien. Et je crois qu’aujourd’hui, il y a certaines ingénieries qui sont très bien faites pour justement nous rendre addicts. et qui nous coupe de la réalité.

Donc, au-delà de la technologie, c’est aussi cette capacité à ne plus nous mettre dans un monde réel. On joue sur l’individu, on joue sur des peurs. Ça ne veut pas dire que toutes les technologies ont été mauvaises, ça reste des outils.

Mais je trouve qu’aujourd’hui, ça a des effets politiques, psychologiques, très inquiétants. parvenir sur ces causes-là, mais je trouve qu’il y a une forme d’intrusion du numérique dans nos vies dès le plus jeune âge et que ça reste assez récent sur l’échelle du temps et qu’on est à peine en train d’en saisir les conséquences néfastes. Et je pense que c’est néfaste en termes de lien. social, là où il y a eu beaucoup d’apports, on aurait pu refaire ça, on aurait pu…

Voilà, quelque chose de très beau, je trouve qu’aujourd’hui ça nous enferme chez nous, ça nous empêche de retisser des vrais liens et dans une vraie réalité et surtout ça nous enferme derrière des écrans et derrière quatre murs et le nombre de jeunes générations qui ne passent plus de temps dehors et qui ne savent plus reconnaître ni les oiseaux ni les arbres et juste s’émerveiller devant ça et qui ont toujours besoin d’avoir leur en dose de numérique. petits ou grands, ça, ça m’inquiète. Et donc, même sans chercher à savoir où on en est arrivé là, je mesure juste qu’on est vraiment dedans et qu’il est important aujourd’hui de lever les yeux, d’en parler, de poser des règles et de reprendre la main, de reprendre une forme de maîtrise, parce que sinon, on ne fait que subir ce système de technopouvoir et ça, c’est dangereux.

Thomas Gauthier

Certains disent par contre des techniques numériques, des outils numériques, qu’ils recèlent un certain potentiel pour nous aider à mieux comprendre des données et des dynamiques de grande échelle que l’on n’est pas forcément capable de ressentir au quotidien. D’une certaine façon, c’est grâce à des techniques d’acquisition de données de grande ampleur que l’on est capable de suivre l’évolution du réchauffement climatique. que l’on est peut-être aussi capable d’évaluer les dégâts sur la biodiversité, le niveau d’acidification des océans et finalement plus largement le dépassement de certaines limites planétaires qui est déjà constaté par les scientifiques.

Comment est-ce que l’on réconcilie le diagnostic que vous avez fait et que je partage sur les effets pervers du numérique dans nos vies individuelles et nos vies collectives d’une part, et de l’autre, le moyen que le numérique nous permet d’acquérir pour… percevoir et faire sens des réalités naturelles auxquelles il nous faut être attentif et auxquelles il nous faut veiller.

Anne-Sophie Novel

En fait, je ne nie pas les bénéfices des apports de ces technologies. Ils sont nombreux, notamment pour l’accès au savoir et aux connaissances.

Mais à mesure que cela approfondit notre connaissance, justement, à mesure que l’intelligence… artificielle nous aide à maîtriser des datas de plus en plus fines, je ne vois pas d’évolution corrélée d’une action politique qui serait réellement à la hauteur des enjeux. Et je m’interroge sur les apports de ces technologies si elles ne permettent pas de passer à l’acte.

Et aujourd’hui c’est ça, on est de plus en plus intelligents, on documente de mieux en mieux ce qui va de travers, on est heureux. de développer autant d’outils pour mesurer tout le mal que l’on peut faire autour de nous en termes d’extinction du vivant, de pollution, de dérèglement climatique, etc. Mais ça ne nous incite pas à changer.

Du coup, la question est telle, a-t-on besoin d’avoir autant de connaissances et de chiffres si ce n’est pas cette mesure-là qui nous fait changer ? les politiques sont… forcément au courant, ils reçoivent les scientifiques qui les alertent, qui leur font des rapports c’est pas pour autant qu’ils vont modifier en profondeur les lois qui aujourd’hui ne nous permettent pas de collectivement modifier la donne et donc j’interroge le fait que peut-être sans ces outils-là mais en passant plus de temps à ressentir les choses, à être dans une forme d’émotion, peut-être que le passage à l’acte serait plus efficace C’est une question que je pose.

Thomas Gauthier

Est-ce que vous percevez, justement, dans les temps présents, des signes d’espoir, des futurs en émergence qui vous indiquent que cette reconnexion émotionnelle au vivant est en train d’opérer, que le rapport, finalement, froid et peut-être technique avec le vivant est en train d’être dépassé ? Est-ce que…

Après le portrait un peu sombre qu’on peut faire du rapport aux techniques et de ce qu’elles nous permettent ou de ce qu’elles ne nous permettent pas, on a néanmoins des éléments d’actualité plus ou moins visibles qui peuvent nourrir des espérances.

Anne-Sophie Novel

En tout cas, je constate que toutes celles et ceux qui font cet effort-là, qui mettent les pieds dans cette réalité, ne font pas marche arrière. et s’engagent d’autant plus, et le font avec passion, espoir, et cela explique d’ailleurs qu’il y ait des formes d’engagement et d’activisme. qui aujourd’hui se radicalisent parce que quand on mesure la nécessité de préserver ce vivant, on ne peut que développer de la colère vis-à-vis de ceux qui ne font que la détruire et qui persévèrent. Donc moi j’ai espoir dans ces générations aujourd’hui qui s’engagent et qui justement osent dire les choses, ne veulent plus subir et je pense que c’est… ces jeunes générations qui se mobilisent de la sorte, aidées d’ailleurs par des pionniers qui étaient là avant et qui documentent, mais je connais beaucoup de scientifiques aujourd’hui qui rentrent aussi en rébellion, je pense qu’il ne faut pas lâcher.

Et moi-même, je n’étais peut-être pas aussi radicale avant mon enquête sauvage, j’ai toujours été engagée, mais aujourd’hui je trouve que ce sens-là, c’est un combat juste et légitime. Je pense simplement qu’il faut agir à tous niveaux.

C’est-à-dire qu’on peut être activiste aujourd’hui, mais qu’il faut aussi s’engager à d’autres niveaux de la société. Et ça, je pense qu’il ne faut pas désespérer.

Au contraire, ça doit d’autant plus nous motiver, nous organiser à faire corps et collectif dans ces luttes, pour défendre ce qui est le plus important, c’est-à-dire la défense du vivant.

Thomas Gauthier

Et sur ce point, justement, votre enquête sauvage, ça a été une immersion dans des questions liées Merci. à la fragilité du vivant, est-ce que vous voulez bien prendre quelques instants pour revenir sur les raisons qui vous ont poussé à entreprendre cette enquête, les principales conclusions que vous en avez retirées, et peut-être aussi déjà les suites que vous imaginez donner à ce travail d’investigation ?

Anne-Sophie Novel

Oui, alors l’enquête sauvage, c’est un travail que j’ai débuté à l’été 2020, avec les éditions La Salamandre et Le Mouvement des Colibris. et notamment deux journalistes, Benoît Richard et Vincent Tardieu, qui m’ont accompagnée pendant toute cette année et demie. Et c’est la première enquête journalistique, je ne dis pas ça pour me vanter, mais qui est faite sur ce lien au vivant.

C’est-à-dire qu’on entend beaucoup de philosophes, on parlait de naturalistes, il y a tout un renouveau de la pensée qui est très riche et juste très inspirant sur cette question de la nature, de la biodiversité. Il y a plein de termes, d’ailleurs, même la sémantique est intéressante dans son évolution. mais comprendre c’est quoi le lien au vivant, pourquoi certains disent qu’on l’a perdu, qu’est-ce que cette perte provoque en fait, quels sont les risques et comment faire pour essayer de renouer avec ce vivant et pourquoi c’est important en fait et que font ceux qui ont ce sens-là, cette appropriation-là et cette compréhension surtout.

Et en fait dans mon travail j’ai… J’ai eu une démarche d’aller chercher progressivement toutes les pistes qui pouvaient m’aider à renouer.

Donc ça a été d’abord par l’écoute, écouter en fait ce vivant qui disparaît, comprendre ce que c’est d’avoir du silence, mais le ressentir aussi, au-delà des chiffres que l’on peut avoir. Voilà, c’est important de savoir regarder et s’énerveiller.

Mais au-delà de ça, renouer avec le sauvage, qu’est-ce que ça peut provoquer ? Et en quoi c’est important et que font ceux qui luttent aujourd’hui ?

Donc, politiquement, pourquoi des collectifs secrets de partout ? Et pourquoi, alors qu’on parle beaucoup du changement climatique, il est important aujourd’hui de remettre cette question de la biodiversité au centre des préoccupations ?

Parce que quand on regarde le schéma des limites planétaires, finalement, cette limite-là est celle qu’on a le plus franchie aujourd’hui.

Thomas Gauthier

cadre de cette enquête, dans le cadre des questions que vous vous êtes posées, des terrains sur lesquels vous êtes allé enquêter, vous avez pu commencer à percevoir ou saisir des manières d’institutionnaliser quelque part cette nouvelle forme de rapport au vivant, c’est-à-dire vous parlez, j’ai l’impression en creux, de dépasser l’anthropocentrisme qui structure aujourd’hui nos institutions, qui structure le fonctionnement des sociétés humaines. Est-ce qu’une telle enquête vous permet déjà d’entrevoir, compte tenu du cadre institutionnel qui est le nôtre en France ou peut-être en Europe, des perspectives de transformation, de réforme qui rendraient quelque part institutionnel justement ce rapport nouveau au vivant ?

Et d’ailleurs, est-ce que c’est une nécessité, une fois que le constat est posé suite à une enquête comme la vôtre, qu’il nous faut… redéfinir le rapport que l’on a au vivant, ce que l’on en comprend, est-ce que c’est nécessaire derrière d’embrayer avec une tentative de réforme institutionnelle ?

Anne-Sophie Novel

En fait, les institutions… ont déjà intégré un certain nombre de choses par rapport à cette préservation de vivants. Dans mon enquête, je l’explique parce que c’est une enquête où j’ai rencontré plus d’une centaine de personnes, j’ai beaucoup été sur le terrain un peu partout en France, où j’ai fait plein d’expériences à titre personnel, donc c’est un récit aussi à la première personne parce que je voulais vraiment embarquer les lectrices et les lecteurs. avec moi, en les invitant aussi à faire cette expérience, parce que ça passe aussi beaucoup par le port.

Et à un moment, j’explique, justement, je vais dans un parc naturel régional, j’explique que le millefeuille administratif qui est censé mettre en place des réserves naturelles et un certain nombre d’autres espaces de protection de la nature, il est très illisible, tout simplement, pas forcément efficace. et que sur le terrain, on n’a pas vraiment les moyens d’aller vérifier ce qui se passe. On rajoute à ça un code de l’environnement qui souvent se fait piétiner par un code de l’urbanisme dans les politiques d’aménagement.

Et on comprend bien que des objectifs comme l’artificialisation, zéro artificialisation nette des sols d’ici à 2050, va être très difficile à tenir. C’est pour ça que je parlais de la volonté politique de vraiment considérer cela.

Mais je veux dire, même médiatiquement, ce n’est pas un sujet facile, et quand on en parle, ce n’est pas ce qui arrive en tête de l’actualité. C’est ce qu’on a vécu pendant très longtemps sur les questions de climat aussi.

Donc maintenant, on parle plus de climat, mais quand il s’agit de parler du vivant, on n’a pas une pensée, je trouve, politiquement suffisamment construite. Alors, en fait, c’est à la base de toute… le fonctionnement de nos sociétés, de la qualité de l’air, de l’eau, de l’alimentation, de l’atmosphère.

C’est crucial même pour notre santé et ça a été documenté d’autant plus avec ce qui s’est passé avec la pandémie de Covid et cette fameuse histoire de zoonose. Donc moi je pense qu’on a toute la connaissance et c’est pour ça qu’on reboucle avec le début de la conversation.

On dispose de toutes les connaissances, on sait quelles sont les causes, on sait quelles sont les conséquences. On sait ce qu’il faut faire et pourtant rien ne bouge.

Donc c’est là qu’il faut questionner les ressorts même du système dans lequel on est pour essayer de l’enrayer par tous les moyens possibles. Donc politiquement, il y a une grande responsabilité.

Je suis impatiente de voir si la COP15 sur la biodiversité qui se terminera le 19 décembre et qui a lieu en ce moment à Montréal arrive à acter de certaines choses. Mais je pense que nous devons toutes et tous, chacun, à un niveau très local, essayer de défendre ce qui peut encore l’être, ce qui est compliqué.

Thomas Gauthier

Pour faire peut-être un lien entre les différents points que vous avez évoqués, ce qui me vient en tête, c’est cette citation, je crois, qu’on attribue à Edward Osborne Wilson, qui est à la fois le concepteur de la sociobiologie et aussi à l’origine du terme de biodiversité, qui, je crois, dit quelque chose comme… On en est arrivé à un stade où les humains disposent de pouvoirs qui sont égaux à ceux des dieux.

Les institutions que nous avons sont des institutions médiévales et les cerveaux que l’on a toutes et tous entre nos deux oreilles sont des cerveaux primitifs. Est-ce que cette citation vous inspire quelque chose en particulier, maintenant qu’à travers votre premier propos sur les technos numériques, on a J’ai compris, me semble-t-il, que l’on est doté de pouvoirs techniques incroyables.

Votre enquête sauvage nous raconte au moins pour partie des limites institutionnelles qui rendent difficile à cette échelle politique la pleine appropriation des questions liées aux vivants. Qu’est-ce que cette citation vous inspire ?

Est-ce qu’elle peut nous être d’une quelconque utilité ?

Anne-Sophie Novel

Je ne la connaissais pas, donc il faudrait que je la médite un peu plus longtemps, à vrai dire. Mais je ne sais pas si nos cerveaux sont primitifs.

Je pense qu’on peut faire de belles choses, et je crois que je fais ce métier aussi qui est le mien, et je persévère à parler de ces questions, parce que je crois encore qu’on peut changer quelque chose, et que du coup, le sentier est étroit, mais qu’il faut quand même le suivre. Voilà, c’est étroit, et plus ça va, plus c’est étroit.

Et c’est ce qu’ont bien dit les scientifiques du GIEC lors de la sortie du sixième rapport, il y a quelques semaines de ça. C’est-à-dire qu’on peut encore agir, mais il ne faut plus tarder.

Et ça, il ne faut pas cesser de le dire et de le rabâcher. Et à un moment où, par exemple, ça fait une petite dizaine d’années aussi, où on dit « il faut changer les récits, changer les récits » , oui, attend encore le temps de changer les récits.

Et est-ce que changer le récit passe uniquement par des grands discours, ou est-ce que ça passe par autre chose ? Et c’est quoi cette autre chose ?

Donc à quel moment on atterrit, comme dirait Bruno Latour ? à quel moment on remet les pieds sur terre et on s’ancre quelque part pour avoir un sujet de lutte que l’on tient. Et ça, on est aussi capable de le faire, je crois beaucoup en ça.

Et revenons à une réalité ancrée par le corps, par les émotions, par ce qui fait que l’humanité peut aussi se mobiliser sur certaines causes. C’est ça qu’il faut activer, et c’est ce point de bascule-là. qu’il est nécessaire de travailler aujourd’hui.

Et c’est ça. Je n’ai pas de réponse et on en aurait des réponses que ce serait plus simple.

Thomas Gauthier

Alors, vous parlez d’ancrage et là, je fais un lien direct avec la première question que vous avez posée à l’oracle qui concerne vos enfants. Je suis moi-même papa, probablement que plusieurs auditrices et plusieurs auditeurs sont également parents.

Est-ce que vous voulez bien peut-être détailler les… les questions que vous vous posez effectivement par rapport à l’avenir des enfants et peut-être la façon aussi, si tant est que ce soit le cas, j’imagine que oui, que vos enquêtes, votre travail journalistique notamment, amènent des éléments de réponse ou des éléments qui en tout cas sont utiles pour aiguiser votre questionnement sur l’avenir. en lien avec la préoccupation des enfants. Est-ce que vous pouvez simplement revenir un peu plus sur ce premier questionnement qui, à mon avis, est fondamental ?

Anne-Sophie Novel

Ce que je raconte dans l’enquête sauvage, c’est qu’en 2007, je regarde ce documentaire canadien, Ray Osborne, je crois qu’il s’appelait, sur les requins, et je finis en PLS pendant une semaine dans mon lit et je dis à mon mari, on n’était pas mariés d’ailleurs, je dis mais je ne sais pas si j’ai envie d’avoir des enfants dans ce monde-là. Et ça m’a beaucoup préoccupée et je vois qu’il y a beaucoup de jeunes aujourd’hui qui se posent aussi cette question, qui sont un peu perdus face à l’avenir et qui décident de ne pas avoir d’enfants.

Et à ce moment-là, avec mon chéri, on a beaucoup réfléchi et on s’est dit, mais si, on aura des enfants et on leur expliquera. Parce que sinon, le sens de la vie peut aussi nous échapper.

Et je pense qu’avoir des enfants, c’est aussi se mettre dans une autre forme de responsabilité, justement dans cet ancrage important. et je ne veux pas renoncer moi à ce sens de la vie. Je sais que beaucoup se posent la question de la démographie, mais je pense que c’est un faux sujet d’ailleurs, ça dépend aussi de la manière dont on vit.

Donc après, j’ai envie de dire, nos vies sont dédiées à cette question, mes enfants du coup en entendent beaucoup parler, je me retiens parfois d’être, comment dire, de tout leur partager. mais voilà ça fait partie de leur quotidien ils se rendent bien compte d’ailleurs que autour d’eux c’est pas forcément le cas donc ça peut me rendre triste parfois et en même temps voilà on essaye de leur montrer la richesse du vivant de ce qu’il faut préserver après j’avoue que ma grande fille qui a maintenant 11 ans il ya déjà un an et demi après avoir vu à la télé rarement la télé mais elle avait vu les images des inondations en Belgique et en Allemagne, me demande, on était en vacances un soir, on pleure, « Maman, est-ce que tu crois que je vais mourir de mon vivant ? » Et ça m’a juste glacé le sang, et je n’étais pas forcément la plus à même de bien lui répondre, justement, je ne trouvais pas mes mots, et ce qui est grave quand on travaille sur les mots et qu’on est journaliste, et en plus, maman, voilà, elle était vraiment en pleurs, elle était très en colère, et elle a l’impression qu’on lui vole quelque chose, en fait. Et je crois que cette sensation de vol, elle est ressentie par toute une génération aujourd’hui.

Et moi, je sais que je comprends ces actes aujourd’hui de rébellion, d’autant plus que c’est important pour eux, mais aussi pour nous maintenant, parce que l’urgence arrive, de préserver ça. J’ai conscience que je ne suis pas forcément positive quand je dis tout ça, mais je crois aussi que je les éduque de manière… très différente de la façon dont j’ai pu être éduquée et que c’est même un sujet de conversation avec mes propres parents. qui comprennent eux-mêmes qu’on ne peut plus réfléchir de la même manière, on ne peut plus concevoir le rapport au travail de la même manière et au rôle qu’on joue dans le monde.

Et du coup, ça a des conséquences à tout niveau.

Thomas Gauthier

Vous avez évoqué ici ou là quelques repères historiques, histoire personnelle ou histoire au sens plus large. Je vous propose de regarder dans le rétroviseur.

Est-ce que vous pourriez, s’il vous plaît, ramener de l’histoire, qui peut être une histoire proche, qui peut être une histoire lointaine, à la fois dans le temps et dans l’espace, deux ou trois événements clés ou dates clés qui, selon vous, peuvent être utiles pour s’orienter dans le présent et aussi construire l’avenir ?

Anne-Sophie Novel

J’ai pris le temps de réfléchir un peu. Je crois qu’on pourrait parler d’Hiroshima et Nagasaki, qui peuvent marquer un peu le point de bascule dans l’anthropocène.

C’est pour moi la démonstration faite par l’humanité de sa capacité d’anéantissement absolu et d’autodestruction. Je crois qu’il y a un autre moment clé dont je parle aussi souvent à mes étudiants quand je leur fais l’histoire de l’écologie politique, c’est les premiers pas sur la Lune où on a observé pour la première fois l’extérieur d’un monde clos qui était la planète. et on n’a pas trouvé de meilleur endroit pour vivre pour l’instant.

Et ça, ça a eu beaucoup de conséquences par la suite, et notamment dans la construction d’une pensée écologique. Donc je trouve que ça, ça a été un moment fondamental dans ce qu’on est en train de vivre aujourd’hui.

Et puis j’aime bien aussi l’histoire de l’île de Pâques et de ses moailles, qui est souvent prise comme allégorie, mais voilà, je me disais l’autre jour que… On fait à peu près la même chose avec des ressources, des minerais que l’on vient mettre dans nos téléphones.

Voilà, c’est peut-être ces balises historiques qui me sont venues en réfléchissant à cette question.

Thomas Gauthier

Il y a beaucoup à dire à partir de ces trois repères. Là aussi, je propose qu’on les aborde à nouveau dans le désordre.

S’agissant des premiers pas sur la Lune, ce qui me vient en tête en vous écoutant, et ça va m’amener à une nouvelle question, il me semble qu’à la fin des années 60, Et… L’une des figures de la contre-culture américaine, Stuart Brand, était un jour, d’après ses propres dires, sur un toit de San Francisco, en train de triper sous acide, et il a eu une révélation, à savoir qu’il faudrait, au mouvement écologiste naissant de l’époque, une image de la Terre entière prise depuis l’espace, pour donner à voir finalement les limites. de l’astre sur lequel on habite, sa fragilité, sa petitesse aussi par rapport à l’immensité de l’univers.

On est aujourd’hui en 2022, on aurait besoin de quelle image aussi emblématique qu’à la fin des années 60 pouvait l’être une photo prise depuis l’espace de cette toute petite Terre ? Qu’est-ce que serait aujourd’hui un élément d’iconographie qui pourrait agir dans le sens de nous reconnecter peut-être avec le vivant ? et d’agir dans le sens que vous avez commencé à raconter jusqu’ici ?

Anne-Sophie Novel

C’est marrant, mais je crois que je ne prendrai pas une image. Je ne vais pas bien répondre à la question, mais je trouve aujourd’hui qu’on est abreuvé d’images justement par cette juxtaposition d’écrans, de prises de paroles, etc.

Et je crois que tout passera par l’oreille et par le son, bizarrement. et qu’on a besoin de ça, de se remettre à l’écoute profondément et d’apprendre à se taire et de faire silence et d’entendre ce qui se passe. Parce qu’en fait, quand on se tait, on va dehors et qu’on se rend compte qu’il n’y a plus beaucoup de bruit ou que notre civilisation fait trop de bruit et qu’elle ne nous permet plus d’entendre le reste du monde vivant. il y a quelque chose de profondément perturbant et vertigineux.

Et aujourd’hui, on est en train de découvrir par le travail des bioacousticiens et des chercheurs qui travaillent sur le son, tout ce que cela peut provoquer et tout ce que l’on ne voit pas et n’entend pas. Parce qu’il y a des espèces animales qui communiquent différemment de nous et sur des ondes que notre oreille ne peut pas percevoir. et Et plutôt qu’une image, moi j’irais… explorer ça et les différents types de silences et les différents types de bruits aussi.

Et je crois que ces paysages sonores que l’on méconnaît ou que l’on fait disparaître sans que personne ne s’en préoccupe sont riches de leçons et d’apprentissages que l’on ferait bien d’aller explorer un peu plus.

Thomas Gauthier

En vous écoutant, ça me fait me demander s’il a déjà été… été expérimenté, finalement, l’analogue d’un film muet, où on ne montre que des images qui défilent, mais où il n’y a pas de son. Est-ce qu’à votre connaissance, il existe, pour sensibiliser, justement, à des dynamiques de disparition du vivant, des documentaires sonores où il n’y a ni commentaire, ni image, donc, et où simplement le vivant est suivi, le vivant est regardé, à travers une ligne sonore ?

Anne-Sophie Novel

Je n’ai pas de références là qui me viennent sur ce point. Mais pour reboucler avec le début de la question qui était celle de la planète Terre, j’ai un ami, Jean-Pierre Roux, qui a beaucoup travaillé justement sur l’overview effect, qui est cette… sensations que ressentent les astronautes quand ils se retrouvent dans l’espace et qu’ils sont face à la Terre qui qui tourne devant eux et et donc il a monté tout le projet Blue Turn pour sensibiliser les gens.

Et ce qui est marrant c’est que cette image il ne l’a pas laissé tourner en silence, il l’a habillé de sons et de paroles. Mais il faudrait que j’en parle avec lui parce que du coup je me dis que j’aurais pu le faire. Ça serait une question que j’aurais pu lui poser.

Parce que l’image alliée à une petite musique provoque aussi de l’émotion, évidemment. Mais peut-être qu’il faudrait qu’on voit ce que ça donne quand il n’y a pas de son.

En tout cas, ça nous rend attentifs, ça nous rend curieux. Et en même temps, aujourd’hui, on est dans une civilisation où quand il y a du son, on le met en accéléré ou on met des sous-titres.

Donc voilà, il faudrait trouver un truc.

Thomas Gauthier

Et puisqu’on parle de Jean-Pierre Gou, je me permets de… Je viens de terminer le premier tome de Siècle Bleu et j’ai commandé le deuxième tome aux éditions de la Mer Salée.

Je vous propose de revenir rapidement sur le repère historique de l’île de Pâques, puisqu’il me semble que c’est une trajectoire civilisationnelle intéressante qui peut être… peut nous renseigner sur notre propre trajectoire civilisationnelle, ça m’amène une question que j’essaye de me poser sans y apporter vraiment de réponse concluante. Parait-il que, historiquement, les civilisations tendent vers un niveau de complexité toujours croissant, ce qui nécessite des intrants toujours plus importants également, notamment les intrants énergétiques.

Est-ce qu’il y aurait, au contraire, selon vous, des perspectives à la fois… désirable et à la fois plausible de descente en complexité qui ne s’accompagnerait pas, je dirais, de désordre et a fortiori de violence. Est-ce qu’on peut imaginer aujourd’hui et dans les années et les décennies qui viennent, une descente en complexité qui soit à la fois plausible et souhaitable ?

Anne-Sophie Novel

C’est une grosse question. Je pense qu’on peut l’imaginer.

Je me dis que c’est la question de l’échelle qui se pose ici. Quand on parle de décroissance, par exemple, on sait bien que c’est une étape pour aller vers un autre type d’économie de post-croissance.

Du coup, ça voudrait dire qu’on aurait réduit un certain nombre de choses et qu’on aurait trouvé une autre forme d’équilibre dans un autre mode de fonctionnement. Donc tout l’enjeu est de trouver le moment de bascule.

Mais pour avoir enquêté sur par exemple des écolieux, sur des espaces où certains testent des choses, et puis même c’est des exemples qui existent dans des civilisations, on va dire chez des peuples autochtones ou dans d’autres sociétés moins développées que la nôtre, il y a un système d’entraide, de solidarité et des modes de fonctionnement qui… dont les résultats sont prouvés. Donc la seule question, c’est est-ce qu’aujourd’hui, on pourrait imaginer un passage à l’échelle qui nous permette de faire ça de manière massive ?

Je ne sais pas. J’ai un doute, en fait.

Et je crois que c’est pour ça que je crois beaucoup au local aujourd’hui, à un fonctionnement par cercle, en mode réseau, très, très travaillé pour souder les gens sur une localité donnée et leur donner des ressources, une circularité dans les échanges et quelque chose de plus autonome à ce niveau-là. parce que Si je prends par exemple le dossier de la… En plus, je dis relocaliser, mais qu’est-ce qu’on relocalise ? Quand on dit qu’on va réindustrialiser la France, la pandémie nous montre ça, ce n’est pas si simple que ça.

Parce que qui dit relocaliser, dit remettre des entreprises sur le territoire. Si c’est pour aller consommer des terres et les artificialiser, ce n’est pas non plus la solution donnée.

Donc, il faut voir plus petit en micro, local et répliquer. ce type d’initiative. C’est facile à dire, mais je fais plus confiance aux ingénieurs motivés qu’à moi pour trouver une réponse efficace sur ce point.

Mais je crois que tout se passe dans l’échelle d’application. Je ne sais pas si je suis claire.

Thomas Gauthier

Très claire. Et puis, en parlant de ce travail d’enquête dans les écolieux, ça m’amène naturellement, si vous le voulez bien, à la troisième et dernière.

Partie de l’entretien, on s’est donc parlé à travers les questions que vous avez posées à l’oracle des futurs. On vient de se parler à travers du regard vers l’histoire du passé.

Il nous reste à passer un petit moment dans le présent et plus spécifiquement, si vous le voulez bien, découvrir un peu plus les contours, si je puis dire, de votre effort intellectuel, de votre effort pratique. On a balayé un petit peu le travail le plus récent dont nous avons discuté, à savoir votre enquête sauvage.

Est-ce que vous pouvez, Anne-Sophie, nous faire vivre quelques minutes, finalement, la façon dont vous intervenez dans le réel de toutes les manières complémentaires qui sont les vôtres ?

Anne-Sophie Novel

C’est compliqué. Je n’aime pas trop parler de moi comme ça, mais si j’essaie de faire un petit flashback, Je crois que je fonctionne beaucoup à l’intuition.

Et l’intuition, c’est comme un muscle, ça se travaille. Et très tôt, alors que je faisais ma thèse d’économie, je me suis intéressée à la question des alternatives économiques parce que je trouvais que le système tel qu’il fonctionnait nous emmenait un peu dans le mur quand même.

Et la science que j’étudiais ne nous permettait pas d’avoir des réponses. Et les médias n’en parlaient pas beaucoup.

Et cette intuition-là, en la suivant, m’a amenée à bifurquer une fois ma thèse soutenue, en me disant, ce n’est pas à Bercy que je veux travailler, mais je vais essayer d’explorer d’autres voies pour essayer de mettre ces sujets à la une, fortes de ce que j’ai pu apprendre. Et je crois que j’ai souvent été à l’écoute des questions que je me posais pour ensuite… écrire, monter les projets qui ont été ceux que j’ai pu porter depuis.

Et donc maintenant j’exerce essentiellement en tant que journaliste, autrice, réalisatrice, sans jamais m’enfermer dans une façon de faire. Je travaille d’ailleurs en freelance, je tiens beaucoup à ma liberté et au fait de pouvoir croiser les disciplines, hybrider, mettre les gens en lien.

Je pense qu’on est de plus en plus nombreux à le faire. Certains parlaient des slasheurs pendant un temps.

Aujourd’hui, on peut avoir fait des grandes études et aller faire complètement autre chose, retrouver le sens de l’artisanat aussi. Chaque enquête me demande tellement de travail que ça me transforme aussi, ça me fait me poser d’autres questions qui vont donner naissance à d’autres enquêtes, d’autres projets.

Et aujourd’hui, je prends chaque nouveau terrain comme un challenge. Il faut tout recommencer à zéro et toujours sortir de sa zone de confort.

Ce qui permet de garder la tête sur les épaules et rester assez humble en fait. En tout cas, j’espère que c’est mon cas.

Mais voilà, dans ce que j’essaye de faire, c’est un peu ça. Ne jamais considérer quelque chose est totalement acquis et persévérer, persévérer, persévérer, travailler et œuvrer.

Et puis, voilà, avec le plus de sincérité possible dans ce que j’essaye de porter. en faisant du lien tout le temps. Voilà, c’est peut-être des mots un peu obscurs en ce que je raconte, mais s’il faudrait que je donne des exemples, je ne sais pas.

Si j’ai commencé par la question des algorithmes, par exemple, c’est que mon enquête sur les médias, qui partait d’une question qui était de pourquoi est-ce qu’on ne parle pas plus d’écologie dans les médias, pour y répondre, il a fallu que je fasse un grand détour qui me mène à décortiquer le fonctionnement des médias. Et à me rendre compte qu’il y avait beaucoup de souffrance à cet endroit-là chez beaucoup de gens. et depuis cette enquête je passe beaucoup de temps à faire de la sensibilisation de l’éducation, à aller voir les petits comme les grands et à développer des outils qui permettent d’apporter des réponses et voilà, j’ai jamais de plan quand je me lance dans des aventures comme ça mais j’écoute beaucoup qu’est-ce qu’on pourrait faire à cet endroit-là que j’ai pas vu, donc défricher des espaces un peu inconnus ça me plaît et c’est ma façon à moi de Merci. de faire advenir peut-être un peu les choses qui manquent.

Thomas Gauthier

Vous avez parlé de trois rôles au moins, en commençant par celui de journaliste. Est-ce que vous pouvez nous raconter un tout petit peu la genèse de la charte pour un journaliste à la hauteur de l’urgence climatique ?

Qu’est-ce que c’est ? D’où ça vient ?

Et comment, selon vous, cette charte peut avoir un effet sur le travail des journalistes, sur le rôle peut-être plus largement des médias dans la sensibilisation de la population aux enjeux ? climatique ?

Anne-Sophie Novel

Les journalistes ont un rôle énorme et c’est un peu ce que je racontais dans mon enquête sur les médias, mais le GIEC l’a rappelé lors de la sortie de son sixième rapport, ils ont insisté sur le rôle des influenceurs et des médias, en disant qu’ils contribuaient à façonner un certain nombre de représentations et qu’il était important de mieux traiter et couvrir ces questions. La charte Donc…

C’est un travail qui a été lancé au printemps dernier. On est une vingtaine de journalistes, de rédactions assez généralistes et grand public, comme France Info, Radio France, RFI, ou de rédactions plus spécialisées comme Reporter, Climax, Vert, ou des freelances comme moi.

On s’est réunis en se disant qu’il n’existe pas d’outil dans la profession aujourd’hui qui nous donne des balises. et qui puisse constituer un socle sur lequel on pourrait tous se hisser pour regarder le monde avec les réalités qui sont les siennes, mais surtout avec ces considérations que nous apportent les sciences aujourd’hui sur les bouleversements écologiques. Donc on a réfléchi à nos pratiques en se disant qu’on ne veut pas faire un texte moralisateur ou donneur de leçons, mais plutôt un rappel de points qui nous paraissent essentiels. pour être fidèle à l’état des connaissances dont on dispose et à une façon de bien traiter ou de bien considérer ces enjeux dans la façon de questionner le monde et de raconter.

Et en fait, on est arrivé à un moment où d’autres rédactions ont commencé à se poser la question, d’autres réseaux journalistiques à l’étranger travaillaient aussi sur des chartes, et c’est vrai qu’on a plutôt rencontré un grand succès. plus de 1600 signataires aujourd’hui, des traductions qui ont été initiées dans cinq ou six langages et des sollicitations. Et on va suivre ça, on fera un point, j’imagine, dans la première date anniversaire en septembre prochain. Ça serait bien de voir si depuis le lancement de cette charte, il y a eu des changements.

Mais voilà, c’est un outil pour les professionnels des médias. sachant que depuis un an, les réseaux citoyens, comme Côte à Climat ou Climat Média, se sont lancés pour interpeller la profession et pour essayer de faire des propositions de loi également, afin qu’il y ait un meilleur traitement. Donc ça, c’est très utile quand la société civile s’empare de ça. Ça ne peut que nous aider, nous, journalistes.

Mais il y a encore du boulot, parce que bien souvent, on estime que les journalistes qui travaillent sur ces sujets sont des militants, alors qu’en fait, ils sont juste conscients, et qu’ils ont intégré dans leurs tripes et dans leurs têtes l’ensemble des contraintes qui pèsent sur le monde aujourd’hui et qui font qu’on ne peut plus questionner le monde avec les mêmes prismes économiques et politiques qu’auparavant.

Thomas Gauthier

Il y a un rôle, en plus peut-être, des trois de journalistes, autrices et… productrice que vous n’avez pas forcément évoquée dans cette dernière partie d’entretien, c’est le rôle d’enseignante. Comment, dans votre pratique, vous faites atterrir les sujets, les questions que vous vous posez en tant que journaliste et en tant qu’enquêtrice dans votre relation avec les étudiantes et les étudiants ?

Comment on fait atterrir dans des structures de formation des enjeux ? Vous avez parlé d’anthropocène.

J’ai évoqué le terme de civilisation, des enjeux qui sont à la fois systémiques, qui sont globaux, qui sont… très difficilement descriptibles, comment on les rend accessibles et comment on en fait des terrains d’apprentissage, voire de transformation pour des étudiantes et des étudiants ?

Anne-Sophie Novel

Alors, j’enseigne le journalisme environnemental, ce qui fait que, en fonction des cours et du temps dont je dispose, je livre un nombre assez conséquent de conséquences, mais je dois allier euh… le savoir de fond avec les éléments de forme qui doivent être les outils qu’ils doivent avoir en tête pour exercer leur métier ultérieurement. Parfois je suis frustrée parce que j’ai l’impression de leur donner les clés uniquement de certains univers, de certains concepts, et je leur explique à chaque fois que s’ils veulent creuser, il ne faut pas hésiter, au contraire. mais qui a une bonne part de travail, qui sera en autodidacte.

Il faut être très curieux, se tenir au courant, lire des ouvrages, des rapports. On peut passer sa vie à…

L’inquiétude qui est derrière, c’est de se dire, une fois qu’ils seront en poste, auront-ils le temps de continuer à creuser comme ça ? Je leur fais surtout passer le message sur, aujourd’hui, utiliser le schéma des limites planétaires, celle du… de l’économie du donut, qui vous donneront des éléments pour questionner le monde.

Et puis surtout, à chaque fois, prenez le temps pour vraiment investiguer, vous renseigner, regarder les termes, échanger avec les scientifiques, suivre la littérature scientifique ou même autre, pour aller creuser tout ça. Donc, ce n’est pas facile, j’ai envie de dire.

Mais j’ai des étudiants, certains sont… déjà de plus en plus au fait de ces questions, mais d’autres au contraire me disent nous on a presque honte, on n’y connaît rien. Et donc là je dois aussi les déculpabiliser en leur expliquant que c’est pas tant de leur faute que du système scolaire qui aujourd’hui ne prend pas suffisamment la mesure de ces enjeux.

Jean Jouzel a fait tout un rapport sur la question sur l’éducation dans le supérieur, il y a des réseaux associatifs. qui se sont constituées pour réveiller un peu les consciences dans le milieu. Donc là-dessus, il ne faut pas lâcher, parce que si on ne forme pas les jeunes d’aujourd’hui à la bonne compréhension de ces enjeux, ça sera compliqué.

Donc moi, j’enseigne à ma petite mesure dans le monde journalistique, et à chaque fois, mon approche, c’est de marier pour eux des éléments savants avec des éléments sensibles, c’est-à-dire le savant, c’est ce que vous devez maîtriser, connaître, digérer. Et le sensime, c’est la manière dont vous allez raconter les choses et les angles que vous allez trouver qui pourront faire mouche auprès de votre public.

Donc, j’essaye de transmettre ça. Il faudra leur demander à mes étudiants s’ils sont contents.

Mais je prends un grand plaisir à être dans cette transmission, en tout cas.

Thomas Gauthier

Alors, puisqu’il est question d’étudiants et de transmission, la dernière transition est toute trouvée. Je vous l’ai dit en préambule, Anne-Sophie, c’est la première fois que j’enregistre un épisode du podcast en… public avec une classe d’environ 25 étudiants qui ont pu suivre toute la discussion jusque-là.

Le micro leur est ouvert pour peut-être vous poser deux ou trois dernières questions avant de conclure cette discussion. Je me tourne désormais vers ceci pour vous amener des questions un peu différentes.

Anne-Sophie Novel

Avec plaisir.

Carole Deluca

Bonjour Anne-Sophie. Carole Deluca, moi je suis plutôt dans le monde de la pharma, et je fais un exécutif MBA, donc on a la chance d’avoir Thomas Gauthier comme enseignant. J’ai une question pour vous, qui n’est peut-être pas très nouvelle, mais pour nous en tout cas, qui pose beaucoup de questions, c’est plutôt de savoir comment on peut revoir nos modèles économiques.

J’ai vu que vous aviez aussi un passé, finalement, dans des études de finances et d’économie. Comment, avec tout ce que vous avez pu voir, on peut revoir nos modèles aussi, pour changer la façon de valoriser ? de voir le business différemment ?

Anne-Sophie Novel

C’est une grosse question. En tout cas, je pense qu’il faut mettre, en plus dans l’entreprise pharmaceutique, mais la question des brevets me paraît intéressante parce qu’elle interroge ce que l’on peut mettre dans le domaine public. et la manière dont on fait du profit, et la manière dont on prospère aujourd’hui.

Et on sort de deux ans de pandémie, où certains laboratoires se sont fortement enrichis. Et alors aujourd’hui, il est question de les taxer, mais je pense qu’il y a pas mal de réflexions qu’il faudrait avoir ici sur comment est-ce qu’on peut travailler les communs. s’inspirer de logiques qui existent dans le monde, par exemple, du logiciel libre.

Et ce n’est pas parce qu’il y a des choses gratuites ou que l’on met en commun qu’il n’y a pas de modèle économique derrière. C’est juste que l’économie, du coup, est considérée différemment, ou peut-être remise à sa place en remettant l’humain au centre.

Et c’est ça tout l’enjeu. Après, je sais qu’il y a beaucoup de réflexions dans certains espaces économiques. un économiste comme Eloi Laurent. par exemple, a pu redessiner l’économie en mettant la santé au centre, donc il y a des vraies grosses questions et la santé c’est aussi bien la santé humaine mais avant toute chose la santé des écosystèmes, la santé de la biodiversité dont on parlait au début de cet échange donc il y a des choses à faire mais je ne sais pas si les acteurs en place sont prêts à prendre ce risque, et c’est marrant parce que j’en parlais avec un laboratoire pharmaceutique il y a peu de temps temps et quand j’ai posé ces questions là au départ il me dit mais ça c’est un débat d’experts ça va pas intéresser le public j’aurais dit bah non au contraire je pense que les gens s’interrogent aujourd’hui quand on dépend d’un traitement à vie quand on a une maladie chronique ou quand on doit se faire vacciner vous avez une responsabilité et comment votre secteur voilà prend sa part de responsabilité il s’agit pas juste de faire un bilan carbone c’est interroger vos sources d’approvisionnement la manière de prélever des ressources la manière de les breveter la manière après de les vendre et ça là-dessus vous devez réfléchir et vous devez prendre vos responsabilités.

Mais je n’ai pas de réponse ou d’exemple en fait de choses qui soient faites en ce sens aujourd’hui et qui soient vraiment concluantes. Donc il y a beaucoup de travail à imaginer et d’innovation économique et sociale dans le secteur.

Thomas Gauthier

Merci Anne-Sophie pour… Pour vos éléments de réponse, on a une autre question qui nous arrive tout de suite.

Samir

Oui, bonjour Anne-Sophie, Samir, donc au micro. Je suis dans le domaine des centres de données informatiques.

Je travaille pour un constructeur. J’avais une petite question et en l’occurrence une anecdote au passage.

C’est Jean-Marc Jancovici qui parlait d’un épisode où il a emmené pendant une dizaine d’années des journalistes dans un chalet à la montagne en leur faisant une session, j’irais, didactique pour comprendre quels sont les enjeux du changement climatique, qui est un sujet extrêmement technique. Et il vulgarisait et il disait que pendant des années, il a fait ça, ça a accouché d’une souris.

Et en fait, un jour, il a compris que les réseaux sociaux étaient certainement un catalyseur de ces phénomènes. et au final tout ce qui nécessitait le débat et la controverse dans les médias était mis au devant de la scène. Et en fait, je me pose la question vous concernant, vous qui êtes journaliste, comment vous allez vous y prendre pour mettre ce débat, j’irais du changement climatique, j’irais au devant de la scène et le vulgariser en tout cas pour que tout le monde comprenne bien l’enjeu climatique parce qu’il y a encore quand même des climato-sceptiques, bien qu’ils soient… plus ou moins instruits.

Moi, je travaille avec des gens qui sont climato-sceptiques et qui sont des gens plus ou moins instruits, en tout cas. Et quelle est la dynamique, finalement, que vous allez créer, étant donné que vous avez une grande responsabilité sur le devant de la scène et que vous êtes une voix qui est écoutée ?

Anne-Sophie Novel

Bonjour, Samir. Alors, oui, je connais bien Jean-Marc Jancovici et j’étais allée aux entretiens de Combloux en 2014, juste avant la COP21 de 2015, ou 2015, dans ces années-là.

Il y avait une approche, j’en remarque, très intéressante. Quand ça touche au nucléaire, c’était plus compliqué, mais ça, je ne vous le cache pas.

Mais c’était très carbone-centré, cette histoire. Donc là encore, on parlait beaucoup climat et pas forcément d’autres aspects.

Et c’est vrai que j’en remarque que c’était forcé, et ça, on peut le reconnaître, à essayer de faire passer ces messages depuis longtemps, à les médiatiser. Et puis récemment, quand je lui ai parlé de la charte, il y a quelques mois, elle m’a dit Anne-Sophie, de toute façon, maintenant, je suis devenue mon propre média et c’est beaucoup plus simple comme ça.

Et c’est vrai que du coup… Sa personnalité, sa façon de parler, sa pédagogie font qu’il est très très suivi.

Maintenant, nous journalistes, on n’est pas censé être des influenceurs, on est censé essayer d’apporter une parole qui fait la part des choses. Et ce que j’ai pu expliquer devant un parterre de communicants récemment, c’est que notre métier s’est complexifié, parce que parfois on ne sait plus trop où est le réel.

Enfin, je m’explique, c’est-à-dire qu’il faut expliquer ce qui se passe, mais on a aussi beaucoup d’éléments de langage, de théories complotistes, de fake news qui circulent, et donc nous revient aussi la charge de remettre la vérité au centre, là où ne circulent que des choses fausses. Et quand on rajoute à ça… des réseaux qui construisent des contre-vérités ou des discours qui relativisent la réalité scientifique, notamment sur ces questions de climat, de vivant, ça pose tout un tas de problèmes.

Si bien que quand on regarde telle chaîne de télévision, qu’on lit tel journal, etc., quand on regarde qui est l’actionnaire, quelle maison d’édition a publié quoi, à quel endroit, moi je vois les liens et les influences qui peuvent exister. Et si ces sujets vous intéressent, je vous recommanderais vivement de lire Les Gardiens de la raison, de Stéphane Aurel et Stéphane Foucard, qui sont journalistes au Monde, et Sylvain Laurence, qui est sociologue.

Et dans cet ouvrage, ils expliquent comment certains se revendiquent d’être du bon côté de la science quand… des pensées plus écologistes seraient du mauvais côté de la science. Et du coup, comment à partir de là, on peut instrumentaliser certains débats et se couvrir de climato-relativisme ou technosolutionnisme.

Donc, quand on est journaliste, il s’agit parfois de commencer par débunker ces discours, ces contre-vérités, mais au-delà de ça, de donner des billes au public pour… pédagogiquement expliquer ce qui se passe et leur permettre aussi de faire preuve d’esprit critique avant de pouvoir parfois parler d’un sujet. Mais ça, ça demande beaucoup de temps et souvent aussi beaucoup d’expérience pour pouvoir tirer ces fils-là.

En tout cas, c’est très organisé. C’est ça que je voulais dire.

Thomas Gauthier

Il nous reste une dernière, dernière question Anne-Sophie, si vous le voulez bien. Je passe à nouveau le micro.

François-Nicolas Roux

Bonjour Anne-Sophie, François-Nicolas Roux. J’avais donc une dernière question pour vous.

Vous avez beaucoup de casquettes et on voit qu’à travers chacune de ces casquettes, vous êtes une activiste d’une certaine manière. J’aimerais savoir, vous, en tant qu’activiste, quel message d’optimisme vous pourriez passer aux auditeurs qui vous écoutent pour le futur ?

Anne-Sophie Novel

Bonjour. C’est marrant, activiste, je ne sais pas.

En tout cas, je fais de mon mieux et je passe beaucoup de temps à prendre un bâton de pèlerin pour alerter. C’est un peu ce qui guide mon action, mais je ne suis pas en train de saboter des pipelines.

Je le fais dans mon savoir-faire et là où je me sens utile. Et quand je parlais d’intuition, c’est que je vais là où mon intuition me guide dans ma façon d’agir et je crois que je suis quelqu’un d’assez optimiste de nature, mais plutôt possibiliste, c’est-à-dire que je cherche toujours les voies pour trouver des sorties et des solutions.

Je crois que c’est cette posture-là que je peux vous inviter à cultiver chez vous. Ce n’est pas tant l’optimisme que de s’attacher à une forme de réel et trouver tous les moyens, de rester dedans, mais surtout de le faire advenir.

C’est vraiment parfois parce qu’on observe un manque, parce qu’on observe quelque chose qui n’est pas traité, qu’on peut justement bâtir un mode d’action et arriver de manière très concrète à obtenir des résultats. Moi, c’est plutôt ça qui me guide.

Donc, c’est ce qui me guide dans ma pratique journalistique ou d’auteur, etc. C’est d’aller défricher.Voilà, et donc je ne sais pas si ça c’est un message optimiste, mais c’est en tout cas une façon d’être dans le concret et de ne pas perdre pied face parfois à des moments de découragement, de tristesse ou de colère.

C’est pour moi la réponse la plus efficace aujourd’hui pour ne pas sombrer ou ne pas tomber dans le désespoir, mais que de mettre les mains dans le conduit et d’agir. Je ne suis pas la seule à le penser, mais…

C’est le meilleur remède que j’ai pu trouver, tout en me préservant aussi, en passant du temps avec ma famille et mes amis pour ne pas oublier aussi l’essentiel. Et bien entendu, en allant dehors, en passant du temps hors de tout ce qu’on peut nous infliger via les réseaux sociaux.

Thomas Gauthier

Je propose alors à Anne-Sophie qu’on conclue cette discussion avec ses propos qui sont à la fois simples et… et pratiques, ils sont applicables dès que l’on a terminé d’écouter cet entretien. Merci à nouveau pour votre disponibilité, vos éclairages, et puis j’espère avoir le plaisir de vous recroiser bientôt.

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