Rédaction :
Anne-Caroline Paucot (Propulseurs)
Images :
Midjourney
En 2027, à Marseille, la guerre de la drogue bat son plein. Les Yodars et DZ Mafiars utilisent des drones pour faire la loi. Dix ans plus tard, leurs engins provoquent la mort de 3119 personnes. Son frère en faisant partie, le rappeur Moussoud secoue les politiques en exigeant une garantie décennale qui les obligent à répondre de leurs choix pendant dix ans.
La bile me monte à la gorge quand je vois défiler ces marionnettes en costume-cravate, ces experts autoproclamés, ces politiques aux larmes de crocodile. Ils se succèdent devant les caméras, déversant leurs condoléances préfabriquées comme on distribue des prospectus.
Leur compassion sonne aussi faux que leurs promesses électorales. Leurs discours mielleux ne vont pas ressusciter nos morts.
La nausée me prend devant ce théâtre de l’hypocrisie. Leurs belles paroles ne sont qu’un rideau de fumée pour masquer leur responsabilité dans cette boucherie.
Je bouillonne quand je les entends geindre sur l’absence des drones de secours. Ils ont préféré parader dans leurs rutilants drones-ambulances plutôt que réfléchir à la réorganisation des services d’urgence.
Ils ont laissé la gangrène se propager. Aujourd’hui, ils jouent les vierges effarouchées devant l’odeur de la décomposition qu’ils ont provoquée. Ce drame, ils l’ont mijoté à feu doux pendant des années, ajoutant méthodiquement les ingrédients du désastre. Medhi, mon frère en ayant payé de sa vie, il n’aurait pas accepté que je les laisse continuer à tuer.
Je me souviens !
C’était en 2027, j’avais 17 ans et les quartiers nord de Marseille étaient mon royaume. Un royaume déchu où la misère s’étalait comme une traînée d’huile : vélos rouillés aux cadres tordus, carcasses de scooters éventrées, seringues usagées brillant sous le soleil méditerranéen, sacs plastiques dansant leur ballet macabre au gré du mistral. Quelques arbustes rachitiques s’obstinaient à survivre dans les fissures du bitume, témoins silencieux de notre désolation.
Au milieu de ce décor postapocalyptique, elles trônaient, rutilantes et arrogantes : les Porsche Cayenne et les Tesla. Ces bolides de luxe appartenaient aux deux gangs qui se partageaient le territoire pour la vente de la drogue. Les DZ Mafiars roulaient en Cayenne, carrosseries noires et vitres teintées. Les Yodars préféraient les Tesla, plus blanches, mais tout aussi menaçantes.
Entre ces deux clans, pas de dialogue possible, juste une guerre sans merci pour le contrôle du business. Chaque coin de rue était un territoire contesté, chaque cage d’escalier, un point de deal potentiel. Les négociations se faisaient à coups de calibre. Les désaccords se réglaient dans le sang. Dans le milieu, les tables de discussion n’existent pas. Seule la mort a voix au chapitre.
À cette époque, les premiers drones arrivent d’Ukraine dans les sacs de revenants. Avec mon frère, nous décidons d’alerter Justine Degain, l’élue à la sécurité de la région.
La dame qui nous reçoit est encore dans son emballage. Son regard glisse sur nous comme sur des cafards. Face à nos inquiétudes, elle se contente de répéter :
— C’est intéressant !
Il n’en faut pas plus pour comprendre que pour elle, les racailles sont maghrébines, donc tous les Maghrébins sont des racailles. Nous ne sommes à ses yeux que des racailles qui veulent balancer d’autres racailles.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? demande Medhi.
— Je vais en parler… Je vous tiens au courant, répond la dame.
Son soupir trahit sa lâcheté. Je retiens mon frère qui veut lui faire rentrer la réalité dans le crâne.
Une semaine plus tard, un drone-dragon des DZ-Mafiar transforme notre immeuble en brasier. Trois morts, vingt appartements calcinés. Degain parade devant les caméras en disant :
— Ce drame est aussi terrible qu’imprévisible. Nous nous engageons à traquer les criminels.
— Imprévisible ? On avait pourtant prévenu cette bouffonne, s’exclame Medhi en me suppliant de le laisser sortir la dame de son emballage.
Cinq jours plus tard, les Yodars ripostent. Leurs drones-Kalachnikov déciment une dizaine de besogneux de la drogue. Retour de dame Degain devant les micros :
Drone-dragon
Les drones-dragon versent de la thermite qui brule des habitations et des forêts. Inventée à la fin du 19e siècle, la thermite est un mélange de poudre d’aluminium et d’oxyde de fer, qui génère une chaleur intense à leur contact permettant d’atteindre une température de 2 .200 °C. Elle a été utilisée lors de la Première et surtout de la Seconde Guerre mondiale, notamment pour détruire du matériel ennemi. Elle était alors larguée depuis un Zeppelin, ou un bombardier.
Aujourd’hui, de nombreux drones de ce type circulent en Ukraine.
— Rassurez-vous, cette violence ne concerne que le milieu de la drogue et ne touche que leurs quartiers.
Medhi s’étant mis en mode décollage, nous sommes retournés voir dame Degain pour lui parler de la mort de minots de 14 ans. Elle nous noie sous son charabia administratif :
— J’ai voulu rassurer ceux qui n’ont pas à s’inquiéter. Nous agissons.
— Votre action, il faudrait qu’elle soit plus que du vent. Les dealers ont des drones-guêpe maintenant.
— Des drones-guêpes ? De la technologie écologique ! s’extasie-t-elle.
On lui explique que les drones-guêpe sont des drones miniatures chargés du venin de la guêpe des mers, la méduse la plus dangereuse. La mort est garantie en quelques minutes.
— Une mort bio, mais radicale, précisé-je avec dégoût.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? insiste Mehdi.
— J’en parlerai le mois prochain en réunion.
Je dois encore retenir Mehdi. Il voulait lui faire comprendre à coups de claques qu’on n’a pas un mois quand des drones tuent nos petits frères.
Les drones-guêpe deviennent les nouveaux chouchous des gangs. Exit les jeunes tueurs trop bavards et gourmands. Une simple tablette suffit pour éliminer les empêcheurs de dealer en rond. La cité devient un défilé de corbillards où chaque mort appelle sa vengeance : un Yodar vaut deux DZ Mafiar, deux DZ Mafiars valent cinq Yodars
Des drones tueurs
En 2017, une vidéo présente un petit drone capable de tuer, seul, « les méchants ». Le but était de choquer et de faire réfléchir sur l’avenir de ces nouvelles technologies. La réflexion tarde un peu.
Avec Mehdi, on retourne supplier les autorités. Dame Degain en tête, ils jouent la partition habituelle : consternation, réunions stériles, renvoi de responsabilités. La patate chaude circule pendant que les cadavres se multiplient.
Puis vient la trêve. Les clans s’unissent pour exiger la libération de l’espace aérien. Les arguments sont percutants : une dizaine de piqûres de drones-guêpe plus tard, le ciel leur appartient. Du balai les vendeurs aux yeux vitreux, place aux drones-livreurs déposant leur came sur les balcons.
L’innovation explose. Des ruches de drones flottent dans la ville. Les caïds, entrepreneurs visionnaires, séduisent Amazoogle et Delivuber avec leur modèle économique : pourquoi payer des sans-papiers revendicatifs quand les drones font le job ? Ils inventent la livraison participative : la livraison de votre sushi gratuit contre la dépose chez le voisin d’une enveloppe contenant la production Yodar ou DZ Mafiar. La presse applaudit cette économie collaborative.
Dame Degain sort de sa torpeur pour vanter Marseille comme laboratoire d’innovation. Aux écolos qui s’inquiètent des oiseaux perturbés, elle sert son éternel « C’est intéressant ! ». Elle plaisante aussi sur la mélodie des drones-guêpe qui vont perturber les bouffeurs de graines, amateurs de silence. Et oui, nous n’avons pas le monopole de son mépris !
Après les dronambulances imposées à coups de piqûres, les dealers visent plus haut. Ils lancent des plateformodrones sur lesquelles ils installent des labos et des plantations.
Comme ils en ont assez de se faire marcher sur les pieds au stade, les gangs inventent des footodrones. On monte dans un drone pour aller voir un match. Plutôt que de se coincer sur un banc avec des braillards, pourquoi ne pas rester dans le drone ? Et c’est parti. Les deux clans organisent une billetterie spatiale. Les fédérations voient cette concurrence d’un mauvais œil. Quelques drones-guêpe plus tard, tout est réglé.
À ce moment-là, tout le monde croit que les yodaristes et les dzmafiaristes sont devenus de gentils entrepreneurs innovants. Comme tous les gens du quartier, mon frère et moi, nous savons qu’il suffit qu’un clan prenne un léger avantage sur l’autre pour qu’on assiste à un feu d’artifice, avec morts en apéritif et bouquet final.
Le grain de sable, c’est l’ola. Les Yodars ont eu l’idée de synchroniser tous les drones avec le match. Les drones montent et descendent à chaque but.
L’attraction rencontre un vif succès. Vexés, les DZ Mafiar ripostent en proposant des olas dignes d’un grand huit. Les Yodars en rajoutent.
C’est de plus en plus dangereux.
Il arrive ce qui devait arriver. Lors d’une ola, les drones s’entrechoquent. Il ne reste plus qu’à compter les morts : 3119 morts, dont mon frère !
Je retourne voir Madame Degain. Entre trois soupirs, elle grommèle :
— Je n’y peux rien. Si j’étais encore élue, j’aurais interdit les footodrones. Le danger était évident. Je n’y suis pour rien.
Je suis sidéré. Mon frère est mort à cause de son inaction et, n’étant plus élue, elle va continuer sa vie comme si de rien n’était.
C’était insupportable.
J’ai fait ce que Mehdi aurait fait : j’ai refait son portrait.
On m’a arrêté. Elle tuait, j’allais en prison.
Dans ma cellule, j’ai eu l’idée d’une garantie décennale pour les politiques. Comme les bâtisseurs qui doivent assumer leurs constructions, ils devaient aussi être responsables de leurs actions ou lâchetés. Finies les promesses sans lendemain, les réformes bâclées, les « on ne pouvait pas savoir ». Comme un architecte qui doit garantir la solidité de son bâtiment, les élus devraient répondre de leurs choix sur la durée.
J’ai écrit une chanson.
Vos costards-cravates cachent vos colonnes vertébrales en plastique
Pendant que nos quartiers crèvent, vous jouez à la politique
Je propose une garantie de dix ans sur vos décisions
Comme les maçons qui doivent assumer leurs constructions
Si vos choix tuent, vous devrez payer l’addition
Elle a du succès et propage l’idée de garantie décennale des politiques. Mehdi aurait apprécié. Il ne supportait pas ces politiques qui jouent les premiers rôles avant de disparaître quand le rideau tombe sur les tragédies qu’ils ont contribué à créer. Je l’entends encore me dire :
— Quand un maire ferme les yeux sur un point de deal, quand un ministre coupe les budgets de la prévention, quand un président ignore les appels au secours des quartiers, ils doivent être tenus pour responsables. Il faudrait que ces guignols n’aient plus d’échappatoire.
Medhi était toujours en colère. Je crois qu’il serait apaisé en voyant que, grâce à notre mobilisation, les politiques prennent leurs responsabilités et notre quartier n’est plus une zone de guerre high-tech.
Quels moyens faut-il prendre pour la prévenir ?
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