#20 Geneviève Ferone Creuzet | Oser la post-croissance

29 novembre 2022
39 mins de lecture

Geneviève Ferone Creuzet est cofondatrice de Prophil, une entreprise à mission de recherche et de conseil en stratégie pour accélérer la contribution des entreprises au bien commun.

Auparavant, Geneviève a été directrice du développement durable d’Eiffage et de Veolia et elle s’est très tôt intéressée à la notation et à l’évaluation extra financière.

Engagée, elle enseigne sur les sujets d’économie circulaire et d’écologie industrielle, a publié plusieurs ouvrages et co-préside le Shift Project.

Dans l’entretien à suivre, elle explore la possibilité d’un régime de post-croissance et esquisse des pistes pour le faire advenir.

Entretien enregistré le 20 octobre 2022

Entretien enregistré le 20 octobre 2022

Transcript de l’entretien

(Réalisé automatiquement par Ausha, adapté et amélioré avec amour par un humain)

Thomas Gauthier

Bonjour Geneviève.

Geneviève Ferone Creuzet

Bonjour Thomas.

Thomas Gauthier

Alors ça y est, vous êtes face à l’oracle. Vous allez pouvoir lui poser trois questions sur l’avenir.

Par quelles questions souhaitez-vous commencer ?

Geneviève Ferone Creuzet

Alors je suis face à l’oracle. Moi je représente l’oracle Adelphes, ça m’aide.

Voilà, chez les anciens. Je lui poserai une question qui, à titre personnel, me taraude.

C’est quand je vois la Chine aujourd’hui et je vois cette société de surveillance de masse, qui est quasiment pour moi un épisode de Black Mirror, je lui dirai est-ce que c’est ça l’avenir ? Est-ce que dans 30 ans on va vivre dans une société où nous serons tous fichés, nos identités numériques, notre race numérique ? seront l’objet de surveillance, de tractations.

En gros, c’est ça la question que je poserais à l’oracle. Est-ce que nous allons aller vers un monde orwellien ou pas ?

Et le « ou pas » , bien sûr, c’est quelle forme prendra la liberté si on ne va pas vers ce monde-là ? Donc, question difficile, mais moi, à titre personnel, ça me travaille beaucoup.

Thomas Gauthier

Vous évoquez là les circonstances actuelles en Chine, au sujet desquelles on a un certain nombre d’échos par médias interposés. Est-ce que plus proche de nous, en France, dans le champ des entreprises, dans le champ des administrations publiques ou dans d’autres champs organisationnels, vous décelez des signes annonciateurs d’une forme ou d’une possibilité de surveillance généralisée ?

Est-ce que c’est quelque chose que l’on peut imaginer nous arriver ? Ou alors, est-ce qu’il y a des garde-fous en place dont on peut espérer qu’ils soient suffisamment solides pour ne jamais arriver à cet état de fait que vous décrivez ?

Geneviève Ferone Creuzet

Alors, en fait, si j’aborde cette première question, c’est parce que les signes, je les vois, et je les vois depuis plusieurs années. Et c’est d’ailleurs en lien un peu avec la post-croissance, avec mon sujet de post-croissance, parce que j’ai l’impression que le capitalisme a une telle plasticité qu’il cherche des territoires d’expansion.

Et que finalement, on arrive peut-être à un stade ultime qui est la société cannibale et on est en train de se dévorer nous-mêmes. Et alors, métaphoriquement, qu’est-ce qu’on dévore ?

On dévore nos traces numériques, on dévore nos vies, que l’on marchandise, qu’on en fait des marchandises. Et je me dis, bon, je parlais du modèle chinois, mais au fond, je peux tout à fait parler du modèle des GAFAM, du modèle américain, parce que je pense que quand vous mettez le pied aux États-Unis… Je crois que l’État américain, c’est déjà beaucoup de choses de vous.

Donc, vous mettez le pied en Chine. C’est cette idée du crédit social qui est accordée à une forme de bon comportement qui, en Chine, est à nu.

C’est-à-dire que vous êtes un bon ou un mauvais citoyen. Et puis demain, on va peut-être imaginer, d’ailleurs, que ce crédit social puisse s’étendre à d’autres périmètres de votre vie, plus intimes, personnels.

Et d’ailleurs, je me faisais la réflexion de me dire, mais est-ce qu’un jour, dans un de mes livres de 30 craques écologiques, j’avais formulé cette hypothèse qu’il y aurait un jour un crédit environnemental, un crédit carbone individuel, et qu’à partir d’un certain seuil, en gros, on vous déconnecte, on vous dit attention, vous avez tant et vous pouvez faire ceci ou cela. Mais en fait, ça n’arrivera jamais ça, pour la bonne raison que c’est la fin de la consommation. personne n’a intérêt à mettre en place un crédit carbone individuel parce qu’on pourrait tout à fait le faire votre banquier il sait très bien ce que vous avez acheté votre assureur votre banquier et donc je me disais c’est plutôt cet aspect de surveillance pour que finalement on laisse de plus en plus de traces qui soit visible et qui puisse se trouver preneur sur un marché c’est la forme ultime de ce capitalisme dans son expression la plus mortifère qui est qu’on va se mordrer nous-mêmes parce qu’on a tellement touché les limites que la seule chose qui restera à dévorer, et là, de façon, c’est la liste de nos désirs dans des mondes virtuels, sous surveillance.

Alors, ce n’est pas très gai, je pense que l’entame de ce podcast, il va falloir qu’on opère un petit virage sur l’aile pour donner un petit peu plus d’enthousiasme, mais oui, pour répondre à votre question Thomas, j’envoie les traces, mais je pense que c’est quelque chose qui représente un autre territoire de croissance. et je ne vois pas en quoi on pourrait y renoncer. C’est pour ça que je me dis, dans 30 ans, est-ce que ce sera quelque chose de parfaitement acceptable ?

D’ailleurs, il y a pas mal de livres de science-fiction qui se sont construits déjà autour de cette, on va dire, extimité. Moi, j’utilise le mot de « extimité des données » , où on saura absolument tout sur quelqu’un dès qu’on va le croiser. on aura la capacité de pouvoir lui recommander, lui fournir d’une sorte de chose, ou en tous les cas, de le ficher, de le surveiller, et finalement, de baigner dans une espèce d’éther infantilisant, concentrationnaire, dans lequel les échanges ont l’air doux, ont l’air simples, mais c’est d’une terrible efficacité et une implacable logique de domination.

Thomas Gauthier

Pour peut-être voir s’il existe des contre-pieds à ce modèle dominant. Je vais essayer de vous poser une ou deux questions pour déceler d’éventuelles traces aujourd’hui de résistance face à ce modèle totalisant que vous nous avez décrit, notamment structuré par la puissance des GAFA, qui font en sorte que nos données deviennent effectivement des formes de capital, qui peuvent avoir une valeur et qui ont une valeur, notamment pour les annonceurs et d’autres. géant du numérique et du web, y a-t-il à votre connaissance des signes, peut-être des initiatives d’entreprises ou d’organisations seules ou en coalition qui chercheraient à créer au moins localement des règles du jeu échappant à celles que vous venez de décrire dans cette dystopie qui finalement n’est pas très loin d’être déjà notre quotidien.

Y a-t-il des tentatives ? probablement mettant ensemble plusieurs organisations, de produire des règles du jeu alternatives. Où est-ce qu’il est aujourd’hui le village gaulois qui résiste à l’envahisseur ?

Geneviève Ferone Creuzet

Le village gaulois qui résiste à l’envahisseur, il est encore dans des imaginaires à naître. Pour moi, l’envahisseur est quand même tellement bien outillé et tellement efficace que les formes d’organisation pour… devraient être à la mesure des collectifs puissants.

Et je ne vois pas de collectif puissant. Je vois énormément de désirs de cultiver une forme de liberté et de se mettre plutôt en retrait et donc de faire sécession.

Donc, ce que je vois, c’est plutôt des collectifs qui font sécession, qui se disent « moi, ce monde-là, je n’en veux pas, donc je vais rentrer dans une sorte de… » d’une bulle dans laquelle on va se reconnaître parce que nous sommes des dissidents, nous n’acceptons pas cette servitude volontaire, mais à la fois en termes d’espace physique et même d’espace mental, peu de prise sur une réalité dominante qui me paraît quasiment mondialisée, parce que je vous ai parlé des États-Unis, de la Chine, de la Russie, On parle même des religions. Partout où on regarde, cette surveillance des âmes, des corps et des esprits, ça a l’air d’être une tendance extrêmement lourde.

Donc, c’est cette irrépressible envie ou besoin de liberté. Et ça, ça passe par de l’éducation, du partage, de la connaissance.

Et cette connaissance même, elle est en jeu. C’est une parole.

Pour moi, c’est la science. Je vous répondrai que… Le seul espace qui reste, ce sera un espace d’éducation, de science et peut-être de citoyenneté, d’expérimentation citoyenne sur des territoires, mais avec les bémols que je fais également sur toute forme d’idéologie qui finalement fragmenteraient ces expérimentations et les rendraient un peu vaines ou en tous les cas les décrédibiliseraient.

Pour moi, le dernier bastion qu’il va falloir sanctuariser, C’est l’éducation et la science. Tant qu’on a ça, on est encore dans un modèle où la seule chose qui peut nous permettre de nous réinventer, c’est dans notre tête, ce n’est pas ailleurs.

Et garder ce capital de connaissances, ce swap de curiosités et le goût de l’autre. Je dirais que c’est toutes les communautés où on a encore le goût de l’autre. le goût de l’altérité, et pas résister à cette fragmentation des individus qui vont nous couper en petits bouts, comme vous dites, de plus en plus monétisables.

Donc, c’est garder un sens du collectif, et sanctuariser la connaissance, la science, de façon à ce que nous puissions… La philosophie aussi, ça serait très bien. Mais voilà, des communautés apprenantes, c’est ce que je vois de plus proche de ce que je pourrais considérer comme des formes alternatives de résistance.

Thomas Gauthier

On va continuer, si vous le voulez bien, cette expérience de pensée. Nouveau passage devant l’oracle, nouvelle question que vous pouvez lui poser.

Quelle est-elle ?

Geneviève Ferone Creuzet

Elle est assez liée d’ailleurs à la première question. Est-ce qu’en fait c’est le positif de la première question ?

Je lui dirais, mais j’aime beaucoup cette phrase d’Edgar Morin qui dit « Puisque nous sommes perdus, soyons frères » . Donc à la lecture de tout ce que l’on peut, bien sûr, la lecture de tous les ouvrages auxquels on peut avoir accès, on comprend que l’avenir est sombre, mais… L’idée de la fraternité est une idée, c’est ça, c’est ce collectif, c’est cet intérêt à l’autre, cet altruisme.

Je me dis que c’est un petit peu notre seul passage possible. Et je me dis, mais finalement, je dirais à l’oracle, est-ce que nous sommes peut-être à l’aube d’une nouvelle fraternité ?

Parce que nous allons toucher le fond. Et si nous avons ce sursaut de ne pas vouloir nous abîmer dans… justement dans cet éther numérique infantilisant, etc., se refrotter à des beaux idéaux de fraternité.

Alors, effectivement, pour moi, l’image de la résistance est assez forte. Et je poserais cette question, je dirais, mais voilà, est-ce qu’on n’est pas plutôt à l’aube d’une nouvelle fraternité, ou sororité en l’occurrence ?

Et j’aime bien cette phrase-là en me disant, mais alors derrière c’est Si je vais un peu plus loin, c’est de dire, puisque nous sommes perdus, soyons frères et m’en nous. C’est la question de l’amour.

C’est la question de l’amour que nous porterons, que nous porterons à la vie et aux vivants. Et donc, la question à l’oracle, c’est est-ce qu’on sera en fait capable d’amour dans le futur ?

Alors là, il faut rebondir là-dessus, ce n’est pas simple. Mais voilà, c’est un peu l’autre côté de la première question, si je peux me permettre, Thomas.

Thomas Gauthier

Oui, alors cette deuxième question, elle nous invite à nous questionner sur les rapports qu’on pourrait entretenir. retenir les uns envers les autres. Aujourd’hui, il me semble que nos rapports sont au moins en partie structurés par la façon dont le monde organisé a été petit à petit façonné.

Ce monde organisé, il est, je dirais, outillé par, d’un côté, des acteurs publics, de l’autre, des entreprises, enfin, des acteurs de la société civile. La question que je me pose, c’est est-ce que ces nouveaux liens, peut-être d’amour ou de fraternité, peuvent surgir ? un monde organisé constant, c’est-à-dire en conservant les façons qui, petit à petit, ont été retenues pour nous organiser, pour organiser les actions collectives avec, à nouveau, les trois types d’organisation que j’ai citées plus tôt.

Geneviève Ferone Creuzet

C’est une très bonne question. Je me faisais la réflexion que cette question-là, cette question finalement de la fraternité, de l’amour de son prochain, sont des questions hautement subversives.

Ce message d’amour, c’est probablement l’épouvantail parfait pour toutes les dictatures et pour toutes les formes de systèmes qui visent à une domination et une pensée unique. Alors non, clairement non.

Et j’ai presque même l’impression qu’on transforme ces beaux idéaux en quelque chose de lénifiant, et donc on entre guillemets On a bien pris soin de vider de sa puissance ce concept de fraternité et d’amour. Et je faisais la réflexion au niveau des entreprises, parce que c’est un peu mon terrain de prédilection, d’observation.

Je suis frappée de voir, on parle de grandes démissions, on parle de burn-out, on parle de perte de sens, on parle de tous ces sujets. qui ont d’ailleurs été évoquées dans vos podcasts. Je me disais, mais au fond, on est arrivé à une forme de management tellement toxique qu’on a même réussi à dévitaliser une idée qui était une idée belle, qui était celle de la responsabilité sociale des entreprises, qui au départ était vraiment une idée puissante qui est apparue dans les années 90, et qui était simplement quelque chose de très simple, quelque chose qui disait, mais de grand pouvoir, vous avez de grand pouvoir, vous les entreprises.

En face, quelles sont vos grandes responsabilités ? Et donc, ça a amené forcément à se poser la question de sa place dans la marche du monde et de ce qu’on pouvait tisser comme lien avec la société civile, avec les autres, avec le vivant.

Et même ça, ça a été complètement escamoté. On en a fait une démarche froide normative, complètement à côté du sens de l’utilité des grands questionnements.

Donc, je vois que le management même, il y a beaucoup plus de personnalités toxiques qui sont à la tête de grandes entreprises parce que ces personnalités, elles ont été recrutées pour ça, parce qu’elles ont précisément cette efficacité pour servir ce système. Donc, pas d’état d’âme, de l’efficacité, de la rationalité.

Et donc, parler d’intelligence du cœur, c’est plutôt l’amour souhi. Vous savez, quand on parle des trois formes d’amour, l’amour déi, l’amour souhi. ou l’amour de l’autre, là, on est plutôt dans une sorte de narcissisme tout puissant et de toute puissance.

Et je vous rejoins, les formes d’organisation aujourd’hui me paraissent peu propices à l’émergence de personnalités qui seraient plus orientées dans une, comment dirais-je, Merci. dans une dimension d’écoute, d’un leadership positif et n’hésitant pas à se connecter à ses émotions et à revendiquer une connexion forte avec le vivant. Et quand vous regardez les grands leaders qui nous éclairent, on retombe un peu toujours sur les mêmes.

Et les grands leaders qui ne nous éclairent pas du tout, on voit très bien qui ils sont. Et pourtant c’est ce modèle-là qui est dominant.

Donc ça interroge aussi à la place que l’on fait à ces idéaux et à la façon peut-être où on s’ampute volontairement d’une part de nos émotions, alors qu’on en aurait fortement besoin pour se reconnecter. D’où la question à l’oracle, parce que si l’idée d’amour disparaît, que viendra l’idée de liberté et donc l’idée de fraternité ?

Thomas Gauthier

Il vous reste une troisième question à poser à l’oracle, je vous écoute.

Geneviève Ferone Creuzet

Alors, la troisième question qui sera… C’est une question, parce qu’au fond, celle-là, c’est de dire, est-ce que nous serons éternellement des êtres de prédation et de jouissance ? En gros, est-ce que c’est embarqué ?

En gros, est-ce qu’il est possible qu’il y ait une mutation génétique ? Donc, elle est assez liée aussi à la question précédente, c’est-à-dire que nous aurons la capacité de réinitialiser à la fois nos imaginaires, le bain culturel dans lequel nous sommes, et peut-être même, c’est une question de code génétique, c’est tellement inscrit dans notre évolution que ce besoin de prédation et de jouissance est tellement présent que finalement, peut-être que ce que l’on vit est l’aboutissement de ce que nous avons embarqué dans notre évolution depuis des millions d’années.

Et donc la question à l’oracle est de dire, est-ce que ceci, ça sera définitivement embarqué, ou est-ce que… il sera possible qu’il y ait une évolution qui laissera place dans notre propre capital génétique. Peut-être qu’on ne sera plus aussi insécurisé, peut-être qu’on n’aura plus peur, peut-être qu’on aura d’autres formes de satisfaction et qu’on pourra transmettre ça aux générations futures.

Voilà, donc je demande à l’oracle ce qu’une mutation génétique est en vue.

Thomas Gauthier

Je reviens sur quelques termes que vous avez utilisés pour formuler cette troisième question. J’ai entendu la notion de prédation, j’ai entendu la notion de puissance. Ça me fait forcément penser à toute la philosophie et aux travaux de Nietzsche sur la volonté de puissance.

Les entreprises, assez largement, se structurent et structurent leurs stratégies et leurs actions pour servir une volonté de puissance qu’on appelle volonté de croissance. à l’heure d’une possible post-croissance, sur laquelle vous avez travaillé récemment, comment quelques entreprises qui souhaiteraient justement s’éloigner de cet objectif qui paraît indépassable de croissance, comment ces quelques entreprises pionnières peuvent le faire sans chemin faisant, se retrouver en situation de vulnérabilité ? Comment est-ce que dans la pratique, une ou plusieurs entreprises pour advenir des nouvelles règles du jeu qui… comme vous le suggériez à l’instant, bannirait quelque part l’objectif de prédation, sans pour autant se retrouver sanctionnés par des règles du jeu actuelles qui vont continuer à peser sur ces entreprises qui souhaitent finalement entamer une métamorphose.

Comment la tactique transitionnelle, quelque part, se met-elle en œuvre, selon vous ?

Geneviève Ferone Creuzet

Oui, c’est effectivement la question de la prédation et de la jouissance immédiate et de la toute-puissance, ça renvoie finalement au modèle dans lequel on est. D’ailleurs, sur Nietzsche, je dirais que Nietzsche a imaginé des imaginaires de puissance, mais il me semblait qu’il y avait aussi derrière la volonté d’accomplissement et d’ouverture. et qu’il s’élevait non pas contre les faibles qui n’y arrivaient pas, mais il s’élevait contre ceux qui avaient du ressentiment, ceux qui étaient dans l’aigreur, dans le ressentiment, et qui n’arrivaient pas, au contraire, à basculer dans quelque chose de positif pour mener l’action.

Je crois qu’on pourrait s’appuyer sur cette idée d’engagement. Là, il faut réellement se poser la question.

Non pas en termes de la croissance, c’est mal. Ce qui est pour moi problématique, c’est qu’on n’arrive pas à se poser, à réfléchir en termes de tempérance et à se dire qu’est-ce qui doit décroître.

Parce que nous devons forcément réfléchir à nos appétits de prédation eu égard aux conséquences délétères que cela représente. Il y a des choses qui doivent croître et des choses qui doivent décroître.

Donc, avoir déjà la possibilité juste de ce droit d’inventaire, ça demande déjà énormément de courage. Et après, se poser la question de dire, il faut aussi renoncer à certaines croyances.

Comment faire décroître certaines choses ? Comment renoncer à des croyances ?

Parce que ces croyances nous alienent. Elles nous alienent et elles nous amputent.

Et elles nous amputent de notre capacité d’imaginer autre chose. Parce que tout ça, ce ne sont que des constructions sociales.

Je ne parle pas de la loi de la gravitation universelle, où là, que vous y croyez ou pas, vous y passez. Donc les lois sociales, politiques, économiques, ce sont des choses qui sont sorties de nos imaginaires.

Donc déjà, avoir cette capacité de droit d’inventaire sur ce qui doit décroître, parce que ça nous aliene, ce qui doit croître, parce que ça va nous émanciper. Et tout ça, être capable de penser en termes de limite, même si le mot limite est quelque chose que l’on déteste, parce que précisément, d’où ma question à l’oracle, Chaque fois qu’on voit une limite, on l’enjamble parce que c’est l’hybris des Grecs.

Dans cette étude sur la post-frascence, avec Profil, on a beaucoup filé la métaphore antique en imaginant, voilà, ça y est, on est sorti des colonnes d’Hercule, la modernité nous a envoyé net plus ultra, au-delà. Qu’est-ce que disait l’oracle quand on passait les colonnes d’Hercule ?

Il disait, attention, pas au-delà parce que c’est l’abîme qui vous attend. Et j’ai un peu l’impression qu’on a touché les limites, les limites de nos corps physiques, les limites des processus biologiques qui rendent la planète soutenable, habitable, et que maintenant il faut qu’on rentre, qu’on retourne, qu’on refranchisse dans le sens inverse les colonnes d’Hercule, et de se dire qu’il y a beaucoup de choses qui peuvent croître dans le respect de ces limites qui ne sont pas vues comme de l’attrition ou d’une punition, mais qui sont vues comme au contraire des soutènements, c’est-à-dire soutenir de nouvelles fondations. pour fonder de nouveaux modèles et de nouvelles entreprises.

Si je reviens à votre question, si on considère qu’on peut au moins avoir cette possibilité de repenser sa croissance dans ces termes, la vulnérabilité, effectivement, si l’entreprise qui est dans un monde extrêmement concurrentiel fait ça, c’est clairement qu’elle a une indépendance forte, en tous les cas une liberté forte. en termes de gouvernance. Déjà, elle peut décider qu’elle va jouer dans la concurrence, mais avec telle ou telle partition, et ça va peut-être amputer son chiffre d’affaires de temps, peut-être qu’elle va perdre des marchés, mais peut-être aussi qu’elle va innover et rencontrer, et Victor Hugo qui dit toujours, on n’arrête pas une idée dont le temps est venu.

Je pense que les nouveaux imaginaires qui sont à l’œuvre vont faire qu’il y aura peut-être une résonance avec d’autres appétences, d’autres attentes. Donc, c’est vraiment une prise de risque extrêmement importante.

Mais j’ai le souvenir quand même qu’au début du capitalisme, ce qu’on rémunérait, c’était le risque et non pas la rente. Et maintenant, on en est toujours à rémunérer la rente, parce que la rente, bien sûr, permet aussi de soutenir les grandes architectures sociales que l’on a bâties, d’ailleurs les retraites, l’assurance santé, tous les systèmes de redistribution qui finalement, on n’y touche pas, parce qu’on dit si on y touche… C’est pour ça qu’on a tellement peur de sortir de la croissance, parce qu’on se dit mais qui va payer quoi, etc. mais peut-être que ça serait très pertinent de se dire qu’il y a des choses qui doivent décroître, d’autres qui doivent croître, et ce qui doit croître, c’est la consolidation des communs.

C’est-à-dire qu’une entreprise qui est en post-croissance, c’est une entreprise qui va modifier les règles de la concurrence et qui va dire « si demain j’existe, c’est parce que je contribue à renforcer les communs, que ce soit l’éducation, que ce soit le climat, la biodiversité, la redistribution, le travail digne. » Et cette entreprise-là, effectivement, elle est très vulnérable parce que le temps pendant lequel elle va pivoter, même si sa gouvernance est indépendante, même si les actionnaires sont alignés, elle va de toutes les façons devoir se battre de façon extrêmement inégale. Et ça demande un consensus dans son corps social très fort pour pouvoir affronter un marché qui ne va pas considérer, ni même créditer, parce qu’on n’a pas les outils comptables qui permettent de créditer cette entreprise, d’une préservation des capitaux au-delà des capitaux financiers.

Mais c’est la seule voie possible, parce que si on continue à croire à cette pensée magique de la croissance verte dans laquelle on arrive à découpler notre production de biens et services de la consommation d’énergie, on est dans un mensonge total. Donc, je me dis, revenons à la prise de risque, mais paradoxalement, la prise de risque sur la voie de la tempérance, que les Grecs appelaient « sofronzum » par rapport à l’hybris, qui était la démesure, et essayons de retrouver du sens, parce qu’on connaît mieux nos limites et qu’au lieu… de nous amputer, ça va au contraire nous renforcer.

Mais ce n’est pas pour tout le monde. Et pour l’instant, les marchés et l’organisation sociale, l’organisation de nos sociétés, n’est absolument pas faite pour entendre cette voix-là.

Mais je n’en vois pas d’autre.

Thomas Gauthier

Ce que je retiens parmi différentes idées que vous venez d’énoncer dans cette question, d’abord à l’oracle, et puis ensuite la réponse que vous avez faite à ma petite question, c’est qu’il est nécessaire de créer des circonstances apaisée de délibération dans le corps social que vous évoquiez pour faire œuvre de tempérance, pour décider de s’extirper de certains objectifs qui, pour certains, ont quasiment acquis le statut de loi physique. Vous parliez de loi physique plus tôt.

L’objectif de croissance, pour certains, est devenu une forme de loi physique. Ce n’est plus une convention sociale, mais c’est une véritable loi physique.

Et vous avez évoqué le terme de gouvernance aussi, c’est-à-dire être tout à fait attentif. finalement, à la façon dont les pouvoirs s’exercent, de sorte à mettre d’accord autour de la table les acteurs et les actrices, qu’il va falloir embarquer dans peut-être cet objectif de tempérance qui viendrait se substituer à l’objectif de croissance. Avec vous, on a, grâce aux trois questions, pas mal questionné l’oracle.

On va le mettre un tout petit peu au repos. Et je vous propose maintenant de regarder dans le rétroviseur.

Est-ce que vous pouvez, Geneviève, nous ramener, disons, trois événements clés qui selon vous marquer l’histoire et peuvent servir de leçon pour le présent et pour l’avenir, pour nous aider pourquoi pas à nous orienter ?

Geneviève Ferone Creuzet

Oui, alors on va regarder dans le rétroviseur. Est-ce que, je me posais la question, est-ce que vous savez ce que c’est le golden spike, le clou d’or dans l’échelle des temps chronostratographique ?

Vous savez, c’est quand on sait, quand on passe d’une ère à une autre ère. On ne sait pas encore si on est dans l’anthropocène parce qu’on est encore dans l’holocène. c’est les aires géologiques.

Et le clou d’or, c’est une société de géologues qui se réunissent et qui se disent, là, on a vraiment basculé dans une autre aire. On n’est plus dans cette aire-là.

Évidemment, les aires primaires, secondaires, tertiaires, avec les différents âges, ça a duré très longtemps. Et puis maintenant, on arrive à une accélération.

C’est-à-dire qu’on ne se dit même pas sûr d’être dans l’anthropocène, c’est-à-dire qu’on a l’homme lui-même généré. de tels bouleversements que l’on sait quand on est rentré dans l’anthropocène, peut-être qu’on en est déjà sorti, mais en tous les cas, c’est cette idée de dire à quel moment on pose ce petit clou d’or, ce golden spike, pour savoir qu’on est rentré dans une nouvelle ère. Il faut que ça fasse consensus.

Et c’est assez intéressant parce que ce sont des géologues qui font ça, des paléontologues, des géologues, parce qu’ils observent dans les entrailles de la Terre des traces matérielles qui montrent qu’on a basculé dans une autre ère. C’est absolument fascinant.

Maintenant, pour savoir si on est dans l’anthropocène, ce n’est pas uniquement des géologues, des paléontologues, etc. Il faut aussi des économistes, il faut aussi des sociologues, il faut aller convoquer d’autres formes de sciences humaines.

Je suis frappée de voir que la proposition pour planter le petit golden spike, c’était de se dire soit c’est Christophe Colomb, c’est 1792, on est rentré dans l’anthropocène à cette époque-là. Quand on a exporté notre modèle, nos maladies, nos cultures, nos croyances dans des territoires qui vivaient en mode clos, et là on peut le voir physiquement dans les entrailles de la Terre, ne serait-ce que parce que les effondrements des sociétés amérindiennes, toutes les épidémies, ces personnes-là tombaient comme des mouches, etc.

Il y en a d’autres qui disent non, c’est Hiroshima. C’est Hiroshima.

On est rentré dans une autre ère à partir du moment où Hiroshima et Nagasaki. Et puis, il y a ceux qui disent non, c’est l’ère des plastiques, c’est le pétrole.

Maintenant, c’est les plastiques rock, c’est-à-dire que quand on regarde les entrailles de la Terre, on voit qu’il y a maintenant des couches de plastique qui sont quasiment des cailloux. Ce sont des plastiques en forme de cailloux complètement fossilisés.

Et donc, là, on a vraiment changé de nature parce que les océans sont remplis de plastique, la nature est remplie de plastique. Et c’est là qu’il s’est passé quelque chose et un point de bascule, notre appétit de consommation a été… Là, on est rentré dans ce que j’appelle, moi, non pas la croissance, mais la prolifération.

D’ailleurs, c’est un mot qu’on utilise, prolifération, en termes de maladie, prolifération nucléaire ou prolifération, quand on parle de quelque chose qui a une dimension toxique et qui peut nous infecter. Alors, je ne vais pas du tout, pour moi, si je retiendrais une de ces trois dates, Mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a une décennie charnière qui est la décennie 60.

Et l’année 69 en particulier, c’est celle qui va nous amener… Parce qu’il y a eu des grands moments sociaux contestataires. Et là, il y avait des imaginaires qui commençaient à s’affronter.

Des imaginaires technologiques, c’est la conquête spatiale et puis toute la contre-culture américaine. Il y a un livre, moi, tu peux peut-être le dire.

En 1966, il y a Kenneth Boulding. qui est un économiste, qui a écrit un livre qui a annoncé l’économie circulaire et qui annonçait tout ce qui est en train d’advenir. Et son livre était intéressant parce qu’il s’appelait « The Economics of the Coming Spaceship Earth » .

En fait, c’était l’idée que la Terre était un vaisseau spatial, c’était « Earthship » . Et il avait une métaphore intéressante, il disait soit on reste dans cette économie de cow-boys, donc en gros, ressources infinies, je transforme déchets infinis, soit on passe dans une économie de spaceships. de vaisseau.

Imaginez que vous devez partir dans l’espace, c’était très nourri de cette décennie de la conquête spatiale, qu’est-ce que vous emportez ? Si vous partez dans l’espace, vous avez intérêt à voyager léger, à faire en sorte que tout ce que vous emportez est utile.

Vous ne partez pas seul, donc il faut que vous vous comportez bien parce que forcément votre voisin va être votre compagnon de route pendant longtemps. Il faut que tout soit recyclable et Il faut aussi que vous soyez capable, vous, d’être dans une forme d’autonomie. par rapport à l’habitable et que vous respectiez l’habitable dans lequel vous allez vivre, dans cette volonté d’autonomie, d’économie et d’harmonie.

Et moi, ce livre m’a beaucoup, alors je ne l’ai pas lu en 1966, mais je l’ai beaucoup aimé parce que je trouvais que ces métaphores étaient encore à l’œuvre aujourd’hui. Et ça annonçait la décennie 70, qui était la décennie où on savait tout, on savait tout du changement climatique, on savait tout. des dégâts environnementaux.

Et c’était à partir des années 80, le compte à rebours s’est activé et on aurait largement pu produire un imaginaire qui nous aurait amené là, aujourd’hui, dans une situation beaucoup plus confortable. Donc, j’aurais envie de dire cette date-là, la décennie 60.

Alors, après, je peux vous en donner une autre date, Thomas ?

Thomas Gauthier

Avec plaisir.

Geneviève Ferone Creuzet

Il y en a une qui va peut-être vous surprendre, mais pour moi, il y a une date qui m’a beaucoup marquée, c’est la mort d’Aaron Schwarz. Je ne sais pas si vous connaissez Aaron Schwarz, mais c’était une sorte de petit génie du web libre.

Il est mort jeune, il est mort à 27 ans, il est mort en 2013. En fait, ce qu’il y a derrière cette mort, c’est peut-être la mort aussi de cet imaginaire très puissant qui était précisément l’antidote au métavers ou à la société de surveillance dans laquelle on va.

C’était cette idée de… de créer un web. Il était surdoué, c’est quasiment le père de Wikipédia.

C’est lui qui pensait que grâce à Internet, on allait avoir accès à la connaissance et que ça serait quelque chose de formidable. Et moi, j’ai vécu en Californie au tout début d’Internet, dans les années 80, de 95 à presque 2000.

Et j’ai vu cette effervescence et cet espoir d’un Internet où tout serait que connaissances, échanges, gratuité. consolidation, partage. Et ce virage-là aussi, on l’a raté.

Et Aaron Schwartz, pour moi, représente un petit prince. C’est un petit prince qui s’est suicidé.

Il a rendu accessible des données du MIT et puis on l’a emprisonné. Il était probablement très fragile aussi, mais très sensible. et il a travaillé tout jeune avec… avec un des pères d’Internet qui lui-même militait pour un Internet libre, qui était Tim Berners-Lee.

Et d’ailleurs, quand on a demandé à Tim Bernerni ce qu’il n’avait pas prévu dans ce qui est devenu Internet et les GAFAM, il avait dit « je n’avais pas prévu les chatons et le porno » . Et donc, on voit bien que cet imaginaire que pour moi a incarné Aaron Schwarz, ça m’a énormément touchée sa mort. Ça m’a beaucoup bouleversée. et je me suis dit qu’à partir de là ben voilà L’empire Facebook, l’empire, voilà, tous les autres empires peuvent proliférer, j’utilise encore ce mot-là.

Les cordes de rappel sont de plus en plus ténues, les voix sont de plus en plus ténues. Il y a un très beau livre d’ailleurs de Flore Vasseur sur la vie d’ailleurs, ce qui reste de nos rêves, quelque chose comme ça, sur la vie d’Aaron Schwarz.

Et ça a donné un goût d’une formidable occasion de manquer où là, il y avait un autre imaginaire qui était à l’œuvre, qui était un peu l’imaginaire des questions que je pose à l’oracle. Là, on était plus dans la fraternité, dans le partage et dans l’émancipation et non pas dans l’aliénation.

Voilà, donc ma petite histoire des clous d’or, je ne sais pas où les poser. Je dirais que moi, c’est plutôt le plastique. 66, le livre de Kenneth Boulding. qui a annoncé l’économie circulaire, mais en même temps, qui a annoncé la possibilité d’une économie circulaire et régénératrice, mais encore à devenir.

Et puis ce rêve d’une émancipation par le numérique, qui d’une certaine façon est mort avec Aaron Schwarz.

Thomas Gauthier

Vous avez cité la décennie 60, on aurait pu la prolonger de quelques années pour arriver jusqu’en 1972 avec la publication du rapport The Limits to Growth. Bien sûr.

Et il me semble aussi, vous évoquiez ensuite les accélérations des années 80, j’imagine que vous aviez en tête les choix politiques forts, notamment aux États-Unis ou au Royaume-Uni, avec Reagan d’un côté et Thatcher de l’autre. C’est comme s’il y avait eu une grande bifurcation au début des années 70, deux grands choix, deux grandes trajectoires s’offraient à l’humanité, c’est la trajectoire de la prolifération qui a été retenue. et puis C’est un petit peu comme si aujourd’hui des signes s’accumulaient nous racontant peut-être la fin de la parenthèse carbone, peut-être la fin de cette prolifération.

Y a-t-il déjà dans votre champ professionnel, dans vos lectures, dans vos rencontres, des signes, des marqueurs qui vous racontent ? que peut-être une nouvelle bifurcation s’opère, un retour vers des formes de propositions idéologiques oubliées s’opèrent. Je pense notamment également, début des années 70, à un ouvrage comme La convivialité d’Ivan Illich, qui critiquait déjà de manière très pointue, très avisée, le productivisme et la contre-productivité à laquelle on parvient à force de finalement renier notre… autonomie et faire de nous des êtres hétéronomes, comme il l’appelait.

Quels sont les germes de futur possible, quelque part, que vous voyez et qui vous racontent le renouveau, peut-être, de formes d’imaginaire qui ont été oblitérées par les choix forts. Je parlais de Reagan et de Thatcher, mais d’autres leaders politiques ont également embrayé avec eux.

Oui,

Geneviève Ferone Creuzet

vous avez parfaitement raison. Cette bifurcation des années 70, c’est une décennie absolument fascinante parce qu’elle dit tout de nous.

En 71, on golfe sur la Lune. Je ne dis pas qu’on marche, on a marché sur la Lune.

On golfe sur la Lune. C’est Alan Shepard qui amène un outil de mesure, qui le bricole.

Il en fait un club de golf. Il a effectivement emmené une balle de golf.

Il golfe sur la Lune. Donc là, ce n’est même pas quelque chose qui relève de la toute puissance.

C’est de la toute vacuité, c’est de la toute gratuité. On a golfé sur la Lune et deux ans après, on ressort les chevaux parce qu’on est dans le premier choc pétrolier et que forcément on se rend compte qu’on est dans un piège absolument total de dépendance.

Et ces deux images-là, pour moi, elles auraient pu annoncer, nous renseigner sur notre vulnérabilité et on savait tout du changement climatique dans les années 70, pour qu’on puisse adopter une convention sur les changements climatiques en 92. troisième sommet de la Terre, qui était à Rio. Ça veut dire qu’il fallait quand même qu’il y ait un consensus scientifique à l’œuvre, de façon à construire la déclinaison politique et opérationnelle de ce consensus scientifique. Et donc, je suis frappée de voir que la réponse des années 80-90 a été effectivement Reagan, Thatcher, et toutes les formes de dérégulation qui ont rendu, en l’air, le monde encore plus accessible, mais dans le sens de… de fourguer au plus grand nombre, de faire accéder au plus grand nombre des modes de vie dont on savait qu’ils étaient complètement délétères et toxiques.

Et là, j’avoue qu’on était déjà armés conceptuellement. Vous avez parlé de Illich et d’André Gorz aussi, il y en avait beaucoup d’autres qui se posaient.

On a parlé de Nicolas-José-Scoe-Rogaine aussi, il était plutôt dans les années 60. Il y avait toute une pensée justement sur l’économie circulaire, chez Nékenet Boudi, mais on savait très bien tout ça.

J’ai l’impression que vous avez utilisé le mot occulté. Je crois que c’est exactement ça. Ça a été mis sous cloche, ça a été occulté.

Probablement parce que, là c’est quasiment, je ne sais pas, il y a un peu de psychanalyse collective à faire, mais on est des êtres tellement désirants que tout ce qui pouvait aujourd’hui… freinait nos appétits, enfin à l’époque freinait nos appétits, apparaissait comme étant une amputation, c’était vécu comme une amputation. Et encore une fois, les modèles et les imaginaires qui étaient à l’heure n’étaient que des modèles de conquête et de consommation.

La grande culture de masse n’était faite que ça. C’est-à-dire qu’il fallait vraiment mettre un pas de côté, réfléchir, se poser.

Même les imaginaires de science-fiction qui étaient à l’œuvre étaient des imaginaires de conquête. Donc c’était difficile.

Et toute la planète avait envie de vivre le rêve américain. Et ça s’exportait formidablement bien.

La seule chose maintenant que je vois qui pourrait nous faire bifurquer dans une autre direction, si on y arrive, c’est de me dire que malheureusement, on va vivre ensemble la même réalité dans nos corps physiques. Et le Covid, d’une certaine façon, nous a, pour la première fois, l’humanité, a vécu, on a tous été à l’heure du Covid sur la planète, et on a tous vécu cette même peur, cette même attente, ce même confinement, avec bien sûr des tours beaucoup plus dramatiques dans certains pays.

Et je me dis que le changement climatique qui est la mère de toutes les batailles, même si ça n’occulte absolument pas toutes les autres, ça y est, on va la sentir dans notre chair. On va arriver à la limite de nos corps physiques, au sens littéral du terme.

Et ce n’est même pas la limite de nos systèmes économiques, parce qu’il y a toujours cette pensée magique que la technologie va nous sauver. C’est assez marrant d’ailleurs de voir que c’est quand même de la pensée magique, parce que ça aurait pu nous sauver si on avait démarré beaucoup plus tôt, et si on avait travaillé de façon démocratique le consensus, quelles sont les technologies qu’on va privilégier, pour quels bénéfices associés en termes sociaux et environnementaux. avec le plus d’accessibilité possible.

Et là, je crois que si on s’était réveillé dans les années 80, voire 90, il aurait été encore possible. Ce qui m’étonne d’une certaine façon, c’est que ces personnes savaient, enfin je veux dire, les personnes qui tiennent encore cette rente fossile aujourd’hui, savaient très bien ce qui était en train d’arriver.

Donc pourquoi l’instinct de survie ne s’est pas réveillé pour dire j’ai encore envie de vivre dans un monde où mes désirs ne connaîtront pas de limites. Alors, autant investir dans des technologies dont je sais, ne serait-ce que pas, qu’elles vont nous permettre de faire advenir ce monde.

En fait, il n’en a rien été non plus. Je trouve qu’on a été d’une paresse et d’une indigence terrible.

Parce que c’est un peu l’argument que je fais à ceux qui disent « la technologie va nous sauver » , je dis « maintenant, c’est un peu tard, parce qu’on arrive à la limite de notre dette climatique, il va falloir qu’on la quitte, et maintenant, on arrive à la limite de ce que nos corps physiques peuvent supporter. » Donc cet imaginaire-là de toute puissance, on aurait pu, à condition qu’il était réellement orienté vers le fait de dire « on va lutter contre le changement climatique, consensus démocratique, on va plutôt passer par telle forme d’investissement dans telle ou telle » . Si on est sûr que le transport aérien doit être absolument sauvé, il aurait fallu peut-être depuis 30 ans réfléchir à la décarbonation du transport de 40 ans.

Pas maintenant. Je suis surpris par la préparation de ceux dont je pensais qu’ils avaient les moyens, la connaissance.

Je me dis, dans quel monde vivent-ils ? Et après, je me dis, puisque nos corps physiques, on est en train de sentir ces limites-là, peut-être que ça va réveiller, peut-être qu’il y aura un sursaut, tout simplement parce que c’est notre survie qui est en jeu, et qu’en général, on est une espèce qui… peut-être que ce n’est pas ce qu’on le sent physiquement dans notre chair. qu’il y aura un déclic.

Et donc, de nouveaux imaginaires sur notre consommation, sur nos désirs, et même sur… sur le renoncement, au sens de renoncer, on renonce tous les jours. Pourquoi ?

Grandir, c’est du renoncement. Être adulte, c’est du renoncement.

On ne peut pas être dans une immaturité totale et permanente, de tout vouloir tout en même temps et sans contraire. Donc, c’est quasiment arriver à cette maturité et de comprendre que là, on touche une limite.

Là, on revient aux limites physiques, non pas à une limite sociale. Peut-être que ça, ça va nous faire réagir. mais je crains qu’on ait déjà inventé la suite, qui soit ce monde numérique dans lequel nos corps physiques flottent.

Et du coup, je ne sais pas trop si on est encore dans la fuite en avant ou si on est en train de changer les deux roues du vélo en roulant.

Thomas Gauthier

On va aborder la dernière partie de notre entretien, puisqu’avec la rencontre avec l’oracle, vous avez pu nous faire entrevoir des questions concernant le futur, puis avec les événements que vous avez ramenés. de l’histoire que vous nous avez raccordée au passé, arrive maintenant le présent. Vous-même, vous vous efforcez au quotidien, sous différentes formes, d’accorder vos paroles, celles que vous avez prononcées aujourd’hui, et vos actes.

Est-ce que vous pouvez, Geneviève, nous en dire un peu plus, finalement, sur vos modes d’engagement au sens large ? Bien sûr, commencez, si vous le souhaitez, par le mode d’engagement professionnel.

Comment est-ce que vous articulez cette réflexion que vous nous avez permis d’apercevoir avec des actes ? qui se posent dans le présent, puisque le présent reste finalement le seul temps où la décision et l’action sont possibles ?

Geneviève Ferone Creuzet

C’est une question difficile. Paradoxalement, les deux premières questions, on parlait à l’oracle et on trouvait des dates, parce que parler de soi et de ce qu’on fait, ça paraît complètement dérisoire par rapport à l’immensité du problème.

Alors, je dirais que j’ai la conscience aiguë, j’ai la conscience aiguë de Je sais que je fais partie d’une génération qui est un point de bascule. Alors, c’est complètement, on va dire, c’est mégalou de dire ça, mais ma génération est celle qui peut regarder derrière et voir un temps stationnaire.

Voilà, les années 50, 60, tout va très bien et je ne vois pas pourquoi nous n’irions pas jusqu’à mars. Et puis, regarder devant et se dire, mais non.

De toutes les façons, c’est game over. D’une façon ou d’une autre, ce jeu-là est fini.

Je fais partie de cette génération qui sait que ce qui est en jeu est une nouvelle civilisation. Ce n’est pas à toutes les générations d’inventer une nouvelle civilisation.

C’est un peu mégalo de dire ça. J’ai toujours eu cette conscience aiguë que ce qui se jouait était en termes civilisationnels et non pas de changement de système ou de changement de modèle.

C’était de cet ordre-là. Après, j’ai eu la chance de travailler aux Nations Unies tout de suite après mes études.

D’ailleurs, c’était le but de mes études, je voulais travailler aux Nations Unies. Et j’ai travaillé dans les domaines de l’environnement et de l’énergie.

Et ça m’a probablement énormément structurée dans la conscience aiguë que j’ai eue, que précisément nous étions tous frères, mais qu’on était aussi extrêmement démunis. et qu’on avait quand même une maison commune où on pouvait se parler, qui était les Nations Unies. Et j’ai toujours gardé cette idée du dialogue et de la concertation extrêmement vivante.

Je me suis dit, le jour où on ne se parle plus, le jour où on ne se confronte plus, même si on n’est pas d’accord, il faut toujours se confronter. Et donc, je crois que j’ai essayé d’apporter des contrastes, des contrastes et des contrepoints dans ma vie professionnelle. de façon à éclairer autrement ou différemment des sujets qui n’étaient pas forcément remis en cause.

J’ai travaillé dans la finance durable à un moment où personne ne savait ce qu’était la finance durable et responsable. Ça a été un des fameux critères environnement-sociogouvernance, de dire que la création de valeurs extra-financières et la formation extra-financière allaient être les fondamentaux sur lesquels bâtir une nouvelle forme de finance. Parce que si on veut justement renforcer les communs, il faut qu’on puisse les qualifier et évaluer les actions que l’on mène en faveur des communs ou des ODD, les objectifs du développement durable.

Donc, c’est assez vain, mais au moins c’est porter non pas cette controverse, mais cet éclairage. Je préfère dire éclairer différemment la réalité.

Et puis en entreprise, poser la question, bien sûr, de… Qu’est-ce que c’est que croître en respectant les capitaux sociaux, environnementaux, même si le mot capital n’est pas forcément le plus adapté ? Voilà, j’ai fait à peu près ça, mais je ne peux pas considérer que ça change énormément les choses.

Et puis, je me dis même qu’à titre individuel, c’est très compliqué, mais précisément, il faut créer du collectif. En fait, il faut faire advenir des idées, et ces idées, à un moment donné, prennent de l’ampleur, résonnent, trouvent une résonance particulière, et ça devient quelque chose qui peut être désirable.

Chaque fois que j’ai pensé qu’on y arrivait, notamment avec l’évaluation extra-financière, la responsabilité sociale en entreprise, le questionnement de la croissance, j’ai toujours vu la plasticité du capitalisme à l’œuvre, qui a récupéré ses idées et qui nous a recrachés. Alors, ce n’est pas grave, il faut se remettre à travailler, il faut réavancer, mais je me demande au final Au final, je n’aime pas cette expression, mais je me demande finalement si le capitalisme n’entretient pas une forme de crise permanente pour précisément continuer à nous dévorer.

Et il se nourrit de nos controverses, il se nourrit de nos doutes, il se nourrit de nos idées, de nos nouveaux imaginaires. Et il nous recrache au sens où il en fait quelque chose qui devient une marchandise ou un nouvel vecteur de croissance.

Et donc, c’est un peu une course contre la montre. Et à un moment donné, on ne pourra pas échapper.

Je pense à une confrontation avec le politique. Mais si le politique se délite dans une surveillance de masse et n’intéresse plus les citoyens parce qu’ils n’y auront plus de sens, et là, on va retomber dans le début de ce podcast. À titre individuel, on ne peut que… s’engager pour que des idées émergent et fassent collectif.

Mais ces idées inspirent aussi et sont escamotées, sont dévoyées. Et donc, ça renforce encore plus le système contre lequel on veut s’ériger.

Donc, je ne vois pas comment y arriver sans réhabilitation du politique. Et le politique, c’est nous.

Et quand je vois que ce qui nous attend, c’est plutôt une fragmentation de l’individu, Merci. en flattant absolument parce qu’on sait tout de nous en flattant absolument tout ce que tous nous désirent, je me dis où trouver la force de bâtir un collectif où il y a encore, un peu comme au moment de la résistance, on est peut-être une génération qui devra se sacrifier pour que les autres passent, mais moi je ne vois pas pour l’instant de signe de sacrifice

Thomas Gauthier

Avec votre réponse Geneviève, vous avez mis beaucoup de sujets en lien les uns avec les autres, je ne vais sûrement pas tenter de de tous les récapituler. Néanmoins, vous avez employé quelques expressions qui, bien sûr, doivent choquer de façon constructive les auditrices et les auditeurs.

Vous parlez de la nécessité d’aller vers une nouvelle forme de civilisation, de peut-être construire cette nouvelle civilisation. On a entendu un peu plus tôt dans l’échange le fait qu’une forme d’amour fraternel pourrait être une boussole pour cette nouvelle civilisation.

Et là, désormais, vous évoquez une notion de sacrifice, peut-être d’une génération qui se retrouve dans ce clair-obscur, qui quitte des bases civilisationnelles, qui s’essaye à construire des nouvelles bases civilisationnelles. Peut-être une ultime question pour vous que je n’avais pas prévue, puisque vous avez évoqué, lors de votre passage devant l’oracle, le sujet de l’éducation, que dans la fin de cet entretien, vous parlez de civilisation. À quoi ressembleraient des formes d’éducation, des formes d’école, permettant la construction de ces nouvelles civilisations.

On sait que les savoirs sont de plus en plus disciplinarisés, les savoirs sont de plus en plus silotés, les disciplines s’ignorent. Il n’est pas de bon ton de se poser des questions en dehors de son champ disciplinaire.

Les écoles-mêmes, finalement, ressemblent à cette disciplinarisation, puisque d’un côté, on trouve des écoles de management, de l’autre, des écoles d’ingénieurs, des écoles de commerce, des facultés de sociologie. Elles ressembleraient à quoi, cette école ?

Geneviève Ferone Creuzet

de la nouvelle civilisation l’école des jedi vous en pensez en tous les cas il y aurait une dimension spirituelle il y aurait très clairement une dimension d’interdisciplinarité et je pense je pense que arriver à bien sûr à trouver des partagés des connaissances qui nous amène de l’opérationnalité c’est absolument indispensable mais eux tout simplement au début, revenir à renouer avec les humanités, avant qu’on perde le sens de ce que veut dire ce mot. Et quand je dis « école Jedi » c’est un côté « connais-toi toi-même » et surtout probablement se reconnecter avec une… une immanence, une puissance qui nous est parfaitement inconnue parce qu’on ne la travaille pas et on ne se connecte pas.

On ne se connecte pas à tout le potentiel. Et d’ailleurs, on s’en méfie beaucoup, peut-être à juste titre d’ailleurs, je suis rigoureusement incompétente là-dessus, mais je me dis que finalement, on ne s’appuie que sur une part infime de nos capacités cognitives, par paresse, par facilité, et tout simplement poser la question de ce qu’on a réellement en termes de possibles, de champs des possibles, si on connaît nos intelligences, nos cœurs et nos imaginaires, je me dis que c’est une puissance dont on n’a même pas idée.

C’est pour ça que je vous dis l’école des Jedi. C’est un peu malicieux, mais au fond, c’est ça l’idée.

C’est notre part lumineuse.

Thomas Gauthier

Écoutez Geneviève, pour continuer sur les Jedi, vous remercier, je souhaite. Et à bientôt, je vous dis.

Geneviève Ferone Creuzet

Et merci, je vous dis également. À bientôt.

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