Juin 2035
Face à l’absurdité d’un monde où les aliments et objets voyagent des dizaines de milliers de kilomètres avant d’arriver chez nous, la hackeuse Sappho frappe fort : d’un code, elle fige les navires marchands sur tous les océans. Du chaos que l’arrêt provoque, surgit une révolution qui transforme les rapports au monde et à la consommation.
Même si je savais que Sappho était une poétesse grecque de l’Antiquité, quand on m’en a parlé, j’imaginais un jeune homme aussi boutonneux que blafard. Nourri aux hamburgers, tapi jour et nuit derrière son écran, il aurait du mal à aligner deux mots. J’ai découvert une sexagénaire rayonnante qui doit être la grand-mère du Petit Prince. Hackeuse, Sappho ne dessine pas pour autant des moutons. Elle écrit du code comme d’autres composent des poèmes. Dans le milieu, on murmure que son code est si envoûtant qu’aucun système ne lui résiste.
On raconte aussi qu’on lui doit NotPetya et d’autres virus. Je lui demande de confirmer l’information. Elle esquive le sujet avec un sourire malicieux. En revanche, ses yeux pétillent quand elle évoque la cyberguerre :
« Les armées jouent au billard entre l’espionnage, le sabotage et la manipulation. C’est comme un billard à trois bandes où rien n’est jamais acquis et où on ne sait pas si l’on est en train d’être attaqué ou pas. »
Mais après des années à attaquer des systèmes imprenables, elle s’est lassée de cette mascarade et a rangé son clavier : « J’en avais assez de perdre mon temps à en gagner. Après avoir menacé la sécurité de tous ces systèmes, j’avais besoin de me sentir en sécurité pour penser. »
Sappho s’est mise à jardiner, à lire et à voyager. À Rotterdam, elle a découvert le ballet mondial des marchandises :
« Les crevettes étaient pêchées au Danemark, décortiquées au Maroc, puis réexpédiées au Danemark pour être emballées. Les haricots verts poussaient au Kenya et parcouraient 6 500 km pour atterrir hors saison en Europe. Les jeans battaient tous les records en parcourant plus de 65 000 km avant d’atterrir dans nos magasins. Ils partageaient des conteneurs avec les meubles en kit, qui voyageaient de Malaisie à la Suède en passant par la Chine. On détruisait la planète pour mal manger, enfiler des jeans de mauvaise qualité et avoir des intérieurs qui ressemblaient à celui du voisin. »
Cela semblait si absurde et irrationnel à Sappho qu’elle se mit à poser de nombreuses questions : « Pourquoi un pull qui fait trois fois le tour de la planète est-il moins cher que celui tricoté dans le village voisin ? Comment sommes-nous arrivés à construire un système qui repose sur la satisfaction des désirs de quelques personnes ? »
On lui répondait en soupirant : « C’est parce que c’est comme ça que ça marche », ou « Le système est tellement complexe que personne ne peut le remettre en question. »
Sappho n’étant pas du style à accepter ce fatalisme, elle décide de frapper un grand coup. Son plan n’est rien de moins que de paralyser le transport maritime mondial :
« Cela s’imposait. 80 % des marchandises voyagent par mer. Il fallait arrêter ces monstres d’acier de 400 mètres de long qui transportent 220 000 tonnes de marchandises. Je ne pouvais pas laisser ce monde fou à mes petits-enfants. »
Notre hackeuse reprend donc du service. D’abord, elle songe à bloquer le canal de Suez. Elle renonce. Les bateaux feraient le tour de l’Afrique. Ils accéléreraient pour compenser les retards et augmenteraient la production de CO2.
« Il n’y avait pas 36 solutions. Je devais arrêter tous les bateaux », dit-elle comme si elle me confiait qu’elle avait changé sa marque de crème hydratante.
Après réflexion, elle opte pour une contamination par l’intermédiaire du réseau AIS.
« En hacking, c’est toujours la même histoire : il faut repérer le maillon faible. Le réseau AIS est ancien, non chiffré et aussi protégé qu’une porte de saloon. C’était donc le transmetteur idéal pour un virus. »
Elle garde pour elle la recette de son virus. Elle explique juste que, avec ses comparses, ils ont sorti le champagne quand le Global Future s’est immobilisé au large de Shanghai. Ils ont trinqué quand la capitaine a lancé un message repris sur tous les réseaux : « Nos moteurs tournent, mais le bateau ne bouge plus. C’est comme si l’océan était devenu solide. »
Maria Chen appelle les bateaux voisins qui appellent les autres. En 24 heures, 50 000 navires se retrouvent figés sur les océans.
La suite est logique. On interroge les dockers et les responsables logistiques. Tous répondent que si les bateaux ne repartent pas, on va rapidement avoir des problèmes d’approvisionnement. Partout dans le monde, les supermarchés sont pris d’assaut et vidés. Dans certains, on va jusqu’à se battre pour des rouleaux de papier toilette.
Sur les réseaux, les pleurs de Lisa devant son armoire font recette. Racontant son désespoir de ne pas avoir reçu ses commandes, elle est la porte-parole de tous ceux qui se consolent de la médiocrité de leur existence en commandant des vêtements fabriqués au bout du monde.
« J’ai préféré en rire, tellement cette consommation-consolation est pathétique », explique Sappho. « Mais j’ai eu du mal à me regarder dans la glace quand j’ai découvert que, sur certaines îles, on manquait d’eau et de médicaments. »
Elle a immédiatement lancé l’antidote de son virus. Quelques bateaux sont repartis. Comme il n’y avait plus d’équipage à bord, ils se sont mis à dériver. En les voyant, Sappho a le souffle coupé :
« Mon erreur est d’avoir anticipé l’échec, mais pas la réussite de mon pari. Je n’avais pas envisagé toutes les conséquences des bateaux à l’arrêt. »
Après ce choc, la période d’adaptation démarre. Sappho retrouve le sourire : « De nombreuses initiatives ont émergé. Même si c’était des pointillés positifs dans ce monde détruit, on pouvait espérer qu’ils allaient se multiplier. On verrait alors émerger une nouvelle ligne de conduite planétaire. »
Les conteneurs abandonnés dans les zones portuaires trouvent une seconde vie. Certains se métamorphosent en ateliers de fabrication numérique. Équipés d’imprimantes 3D, on y produit des pièces et de l’outillage. D’autres se transforment en fermes verticales où prospèrent les cultures en hydroponie. Ces anciens bastions du commerce international deviennent peu à peu des pôles d’agriculture urbaine.
On voit émerger des quartiers autosuffisants où l’on recycle et invente de nouveaux matériaux biosourcés. À Lagos, on lance les hubs de résilience qui combinent agriculture verticale, micro-production et échange de compétences locales : « La crise des marchandises apprend à vivre de manière autonome. Tout le monde comprend qu’on ne peut plus dépendre des importations » explique Sappho.
Même si Sappho applaudit toutes ces initiatives, elle est émue par l’histoire de Lisa. Elle a séché ses pleurs après avoir fait un tour dans l’armoire de sa mère. Elle explique maintenant sur les réseaux comment les fringues vintage un peu relookées sont beaucoup plus chou que celles de la fast fashion. Elle précise que ce mode d’habillement a l’avantage de ne pas faire travailler des enfants dans des conditions atroces.
« C’est une prise de conscience salutaire, mais pas une victoire », précise Sappho. « Lors des crises, ce sont les plus fragiles qui souffrent le plus. »
Sur la mer, les navires sont convertis en musées et villes flottantes. Des communautés s’y installent pour apprendre à réinventer la démocratie.
Dans cette effervescence, Sappho retient surtout le moment où la biologiste marine Elena Rodriguez a annoncé que les océans, libérés du trafic intense, montrent des signes de régénération spectaculaires : « Les océans respiraient de nouveau. Je n’aurais jamais imaginé qu’un virus permette aux baleines de revenir dans des zones qu’elles avaient désertées depuis un siècle. »
Progressivement, le transport de marchandises reprend. Même s’il était assuré en partie par des dirigeables modernes et des voiliers, de nombreux cargos redémarrent. Heureusement, la crise laisse des traces :
« Ç’a été un peu comme le grand ménage de printemps. On fait le tri et on voit qu’on a des trésors chez soi », dit Sappho en évoquant Valparaiso au Chili. Sa production étant à 90 % locale, elle vient d’être déclarée « Ville autonome certifiée ».
Avant de terminer cet entretien, je demande à Sappho ce qui l’a le plus marquée dans cette crise. Elle sourit et dit : « Les pulls “Sappho” ! »
N’ayant plus de travail, des dockers de Rotterdam se sont mis à tricoter des pulls. Appelés pulls « Sappho », ils sont devenus le symbole d’un monde démondialisé.
Elle ajoute, avec son éternel sourire malicieux :
« Je n’aurais jamais cru qu’un virus informatique rendrait les gens si créatifs ! Grâce à eux, la fin de la mondialisation peut ne pas être une fin, mais le début d’une histoire plus résiliente, humaine et vivante. »
Quels moyens faut-il prendre pour la prévenir ?
Vos avis et commentaires nous intéressent !