Paul Jorion est un anthropologue, expert financier, essayiste, chroniqueur et professeur associé à l’Université catholique de Lille.
Tour à tour fonctionnaire des Nations Unies, chercheur en intelligence artificielle, acteur du développement du trading à haute fréquence, il a également participé aux travaux du groupe de réflexion pour une économie positive, présidé par Jacques Attali.
Dans son ouvrage, Comment sauver le genre humain, publié en 2020, Paul Jorion a envisagé l’extinction éventuelle de notre espèce et a passé en revue les moyens à mobiliser pour un indispensable sursaut.
Entretien enregistré le 9 mai 2022
Entretien enregistré le 9 mai 2022
Transcript de l’entretien
(Réalisé automatiquement par Ausha, adapté et amélioré avec amour par un humain)
Thomas Gauthier
Bonjour Paul !
Paul Jorion
Bonjour !
Thomas Gauthier
Alors ça y est, vous y voilà, vous faites face à l’oracle et vous savez que cet oracle va répondre à vos questions sur l’avenir et vous répondra à tous les coups juste. Est-ce que vous pouvez nous dire par quelles questions vous souhaiteriez commencer votre échange avec cet oracle ?
Paul Jorion
Oui, tout à fait, parce qu’une question qui se pose en ce moment, c’est est-ce que cette guerre d’invasion par la Russie de l’Ukraine, est-ce que cette guerre va se transformer en guerre thermonucléaire ? Alors là, ma question ne porte pas sur les 10 ans à venir, sur les 20 ans à venir, elle porte sur les semaines à venir, les jours.
Espérons que ce ne soit pas sur les jours à venir. Espérons que les Russes ne recourent pas comme ils le menacent depuis. depuis trois ou quatre semaines, de recourir à, ce serait bien entendu un événement extraordinaire depuis 1945, de recourir à une arme nucléaire tactique.
Donc ma première question, c’est tout de suite, Madame Lorac, dites-nous tout de suite, pour les jours qui viennent, est-ce que cette guerre va se transformer en guerre thermonucléaire ? Le risque n’étant pas, je dirais, ridicule, je sais, moi je m’appartiens au mode occidental, Je sais que nous minimisons un petit peu quand les Russes parlent de ça, on dit « oui, bluff » , etc.
Mais quand on en est à un niveau de bluff, on se dit « bombe nucléaire, oui ou non » . La question, oui, est une question préoccupante.
Il y a certains d’entre nous que ça empêche de dormir la nuit, je dirais, à très juste titre. Donc, première question, est-ce que cela va devenir une guerre thermonucléaire ?
Thomas Gauthier
Alors, je vous propose peut-être de… de continuer le questionnement à l’oracle. On reviendra sur ce sujet thermonucléaire dont vous parlez et dont effectivement les actualités regorgent ces jours-ci avec des menaces qui sont sans cesse croissantes par rapport à la veille.
Deuxième tour devant l’oracle, deuxième question, deuxième sujet peut-être que vous souhaiteriez aborder. Qu’est-ce que vous lui demandez désormais ?
Paul Jorion
Avec un horizon un peu plus lointain, malheureusement si la première réponse a été extrêmement dévastatrice, Je ne poserai peut-être pas la seconde, puisqu’on va se poser des questions plutôt pour l’immédiat. Mais disons à l’horizon 2100, par rapport au réchauffement climatique, par rapport aux courbes que l’on voit d’ailleurs depuis 1972, depuis le rapport Meadows, par rapport à ces courbes, en 2100, la question se pose, est-ce qu’il y aura encore des êtres humains ?
Et pourquoi est-ce qu’elle se pose ? Parce que ces jours-ci, en ce moment même, En Inde et en Pakistan, on a des températures au printemps qui sont des températures telles que le corps d’un mammifère, il ne s’agit même pas de nous uniquement, le corps d’un mammifère doit pouvoir descendre en dessous de 40 degrés la nuit.
Et il y a des endroits, en Inde et au Pakistan, où ce n’est pas le cas. C’est-à-dire des situations qui ne peuvent pas durer.
Donc, ma question, oui, est-ce qu’il y aura encore des êtres humains ? On pourrait poser la question. de manière plus générale, des mammifères, ou bien, ça c’est l’avenir que certains nous prédisent, ou bien les seuls mammifères qui existeront encore seront-ils dans des terriers, puisque ça, ce serait quand même une réponse possible quand on verra venir, je dirais, ce qui se profile à l’horizon.
Vivrons-nous ? Y aura-t-il des êtres humains ?
Et si oui, cette question subsidiaire sera-t-ce dans des terriers ou en surface ?
Thomas Gauthier
Alors sur cette question qui me préoccupe également au premier plan, j’aimerais embrayer avec une autre question pour vous. Où est-ce que les discussions les plus sérieuses et les plus fécondes se déroulent sur ce sujet de la survie de l’espèce ?
Où est-ce que dans le champ institutionnel, dans le champ organisationnel, il vous semble que les discussions sont portées au niveau d’exigence où elles devraient être ? pour aborder des questions aussi étourdissantes que celles de la survie de l’espèce à l’horizon 2100 ?
Paul Jorion
Malheureusement, la réponse est décevante. Il n’y a, à ma connaissance, que les scientifiques qui posent les questions, et avec une très grande difficulté, parce que ça débouche sur l’institutionnel.
Les déclarations du GIEC ont lieu à intervalles réguliers. on organise des… des événements, la COP ceci, COP cela, à ce propos. Et les mesures qui sont prises sont des mesures, je dirais, de simple surface.
Le GIEC nous dit qu’il y a des problèmes à résoudre, des problèmes irréversibles, qui vont aboutir, déboucher sur des situations irréversibles à l’horizon 2025. Et les gouvernements font des déclarations solennelles qu’ils s’occuperont sérieusement de ces questions bien avant 2050.
On est dans des mondes absolument différents. La raison, on la connaît, dans les élections, dans les pays démocratiques, les questions qui fâchent, on les évite.
La France vient de passer par une élection présidentielle, elle entre dans des élections législatives. Les partis ont des programmes.
C’est un des lecteurs de mon blog qui faisait remarquer autour de lui. que dans des propositions que j’ai faites moi en 2017 sur l’indispensable, qu’aucune de ces propositions ne se trouve dans le programme, même d’un seul des partis qui se proposent aux électeurs. On ne veut pas fâcher l’électeur, donc on lui propose des mesurettes.
Malheureusement, on est dans un monde où les mesurettes ne sont plus possibles. C’est il y a une dizaine d’années, même une quinzaine d’années, que Jacques Attali… dans un de ses livres de futurologie, avait dit « Quand on ne se rend pas compte de la difficulté des problèmes, il n’y aura plus que des régimes autoritaires qui auront encore la capacité de prendre les mesures qu’il faut. » Bon, il disait ça il y a 15 ans.
Est-ce qu’on a même entendu cela ? Probablement non.
On me dit que j’ai changé d’avis. Je dirais que ma vue est devenue plus pessimiste. entre le moment où en 2016, je publiais un livre qui s’appelle « Le dernier qui s’en va éteint la lumière » et on me dit « mais vous avez changé d’avis sur certaines questions, vous n’êtes plus aussi optimiste » .
Mais il s’est passé six ans, six ans, sans que rien n’ait été fait dans cette direction-là. Un intérêt poli, un intérêt poli.
Je sais moi que ce livre a été essentiellement lu en Chine, je le sais parce qu’un auteur peut évaluer. L’intérêt pour son livre par les droits d’auteur qui lui sont versés.
Il est dommage que je dirais au moins la moitié de mes lecteurs étaient simplement chinois. Alors, je ne sais pas si les Chinois en tiennent compte, mais de leur côté, ils ont un régime autoritaire qui ne présente pas que des avantages, mais qui fait quand même que quand des amis me disent qu’on s’est rendu en Chine dans une grande tournée pour aller voir les endroits les plus dévastés du point de vue écologique, Et comme nous sommes arrivés là, nous arrivons dans un endroit où depuis déjà trois ou quatre ans, des millions d’arbres ont été plantés.
Pourquoi ? Parce que l’information ne vient pas suffisamment rapidement.
Mais les Chinois, et en ce moment même, ça pose des problèmes bien entendu considérables, une recours volontiers à des mesures autoritaires. Le confinement en ce moment à Shanghai, à Pékin, etc.
Nous disons, et je le dirai à juste titre, par rapport à nos valeurs, on ne peut pas faire des choses comme ça chez nous. Mais est-ce qu’il ne viendra pas un jour où il faudra le faire ?
J’ai un fils qui vit dans une de ces 126 communes dont on vient de déclarer qu’elles étaient particulièrement menacées par la montée des eaux. Et quand on voit ça, on dit 126 communes, c’est tout à fait extraordinaire.
Mais le vrai chiffre, les 126 communes, ce sont celles qui se sont déclarées volontaires à entrer dans un plan où on va essayer de prendre le taureau par les cornes. mais c’est sur un total de 870 ou quelque chose comme ça. Ça veut dire qu’il y a de l’ordre de 600 communes qui ne vont pas prendre les mesures que le gouvernement propose de faire avec son aide, etc. 600 sur les 800. Nous nous réjouissons des sangs qui le font, comme nous nous réjouissons qu’il y a des poubelles jaunes et des poubelles noires qu’on peut trier, etc.
Mais qu’est-ce que ça représente dans l’ensemble ? Le plastique qu’on trie et qu’on arrive à trier dans les poubelles, qu’est-ce que ça représente comme fraction de ce qui se retrouve n’importe où, n’importe où, comme dans des décharpes ou alors, comme on le voit, à les constituer d’énormes boules au milieu des océans ?
Thomas Gauthier
Vous nous avez ramené là énormément d’informations et je vais tâcher de continuer la discussion avec vous sur ces différents contenus. Peut-être que pour vous partager ma réflexion qui est en écho avec la vôtre, il me semble que dans les systèmes démocratiques qui sont les nôtres, en tout cas qui sont ceux largement de l’Europe occidentale et d’ailleurs dans le monde, il apparaît extrêmement difficile aux élites, d’ailleurs qu’il s’agisse d’élites dans le champ public, ou d’élite dans le champ privé avec les dirigeants et les dirigeantes d’entreprises, il paraît extrêmement difficile à celle-ci de se maintenir en situation de pouvoir en n’ayant pas de proposition vis-à-vis des électeurs, notamment consistant à aller vers toujours plus de complexité.
Dit autrement, ça ne paraît pas aujourd’hui politiquement acceptable de produire un horizon qui serait fait d’une descente en complexité Merci. délibérée et donc on peut l’espérer non violente puisque cette descente en complexité ouvrirait le temps des arbitrages, ouvrirait le temps de certains renoncements et des renoncements par rapport à notre mode de vie, par rapport à notre mode de consommer, notre mode de nous soigner, notre mode de nous former, notre mode de nous déplacer. Qu’est-ce qu’il y a à dire sur sur cette impossibilité de faire quelque part machine arrière dans la montée qui paraît inexorable en complexité dans les sociétés. contemporaines.
Est-ce qu’il y a une marche arrière en complexité, selon vous ?
Paul Jorion
Il va y avoir des marches arrière en complexité, mais elles nous seront imposées, comme les ruptures de stocks qu’on a vues au tout début du confinement dans une province chinoise. Et tout à coup, on s’aperçoit que quand on confine une province chinoise toute entière, qui est la productrice au monde de ceci ou de cela, que tout à coup, on se retrouve sans.
Il ne s’agit pas d’une simple panique, de gens qui se précipitent pour acheter des choses. Non, ce n’est plus sur les rayons, simplement parce que ça ne vient plus.
Nous avons conçu une société effectivement de plus en plus complexe, mais aussi nous l’avons délibérément fragilisée, pour des raisons même pas, je dirais, de profit, n’utilisons même pas ce mot-là, mais pour des questions, je dirais, pratiques, parce qu’il était beaucoup plus simple de ne pas constituer d’énormes stocks de choses. qu’on pouvait avoir dans les trois ou quatre jours, simplement en passant la commande à l’autre bout du monde, et qu’il y a des avions qui sont prêts pour le faire, et qu’on a maintenant des méthodes qui permettent même dans les magasins que quand vous enlevez un produit sur l’étagère, il y ait enregistrement du fait que vous avez repris l’un de ces produits. Ça, c’est géré par une base de données. La base de données communique avec des commandes possibles, et dans un pays lointain. la commande se prépare et va être dans l’avion dans les jours qui viennent.
On avait inventé ça, c’est la firme Toyota qui avait inventé cette formule de flux tendu, mais on s’est aperçu que cette formule ne pouvait fonctionner que quand tout allait bien et que quand il y a eu un événement comme justement la Covid, à ce moment-là, tout ça s’écroule, les guerres bien entendu vont faire la même chose. l’Ukraine grenier à blé de l’Europe. J’ai vu un article hier, c’est dans Le Monde, en disant « Ah, mais tiens, on disait que l’Ukraine était le grenier à blé de l’Europe » .
Eh oui, j’y ai pensé tout de suite, il y a trois mois, il y a quatre mois, je l’ai mentionné à la perspective malheureusement d’une guerre là-bas. On n’a pas pensé à tout ça.
Il y a des pays, bien entendu, des pays arabes, qui dépendent à plus de 50 % pour leur… pour le blé consommé localement qui dépend de l’Ukraine. Le prix va augmenter, on le sait bien.
Quand le prix du pain augmente, ça conduit assez rapidement à de l’instabilité sur le plan politique, les gens ne sont pas contents. C’est comme ça qu’à la fin du XVIIIe siècle, on a eu un certain nombre de révolutions, dont la Révolution française, quand les gens ne peuvent plus acheter de pain.
Il y a la fameuse anecdote qu’on a traduite à Marie-Antoinette. Pourquoi ne m’en fiche pas de la brioche ?
On oublie parfois que c’est dans un texte de Jean-Jacques Rousseau, écrit 50 ans avant, qu’il rapporte l’histoire d’une princesse qui aura un jour dit, donc ce n’est pas Marie-Antoinette. En plus, dans notre économie, on a beaucoup de mal à empêcher l’accaparement.
L’accaparement, au sens technique, c’est celui qui achète une danger qui devient rare et qui bloque le marché pour augmenter le prix. Dans certaines situations, bien entendu, ça devient absolument catastrophique.
Je crois que c’est dans la déclaration des droits de l’homme, celle qui n’a pas été votée finalement. aux environs de 1793 ou quelque chose comme ça, mais on avait introduit comme mesure, qui ne sera pas appliquée, la peine de mort pour les accaparers, parce qu’on avait compris que ça pouvait devenir effectivement une question de vie ou de mort pour les populations. Nous allons nous apercevoir de la fragilité qui est associée à cette énorme complexité.
Et malheureusement, je dirais les baisses de complexité, il est plus que probable que nous allons simplement les subir. Mais bon exemple.
Si vous regardez ce film, je crois qu’il date de 2011, le film Contagion. C’est-à-dire qu’en fait, il a été fait exactement dix ans avant que la Covid n’arrive chez nous.
Or, ce film est pratiquement, quand on le regarde maintenant, c’est pratiquement un documentaire. Tout a été prévu.
Il y a même un personnage qui incarne celui du docteur Raoult. Il y a tout est là.
Les gens qui refusent de se faire vacciner. les manifestations, les pénuries de type divers, etc. Tout cela était connu en 2011.
Est-ce que nos pays étaient d’une manière ou quelconque préparés ? Absolument pas.
C’est comme s’il s’agissait d’une information que personne n’avait. Tous les gens qui ont vu ce film, qui était un film à succès en 2011, savaient exactement ce qui allait se passer, mais ça n’a pas atteint le niveau des gouvernements.
Au niveau des gouvernements, on détruisait des stocks de masques en disant qu’on n’aura jamais besoin de ça. Nos systèmes ne sont pas préparés pour la grandeur de la menace qui se dessine devant nous.
J’avais introduit, je crois que c’était même avant ce livre de 2016, cette idée du soliton, qui est une vague scélérate et qui n’a pas de raison particulière, Sauf que… Les phénomènes d’ondes font qu’une vague peut se constituer de plusieurs autres vagues.
Ils vont la rencontrer et tout à coup, il y aura une vague beaucoup plus grande qui va surprendre. Ça m’est arrivé à la voile, tout à coup, dans une mer tout à fait plate, de voir arriver une élimination qui devait être de l’ordre de 3-4 mètres. C’est une énorme surprise.
Je ne connaissais pas encore à l’époque le mot de soliton, mais c’est ça. et là nous sommes véritablement dans un soliton. Il y a toutes ces menaces d’ordre climatique et autres, montée des eaux, il y a la complexité elle-même qui nous dépasse, et j’en avais fait le deuxième facteur du soliton, c’est-à-dire que nous confions de plus en plus.
On dit un jour, on demandera à la finance artificielle de résoudre notre problème. Cela fait très longtemps déjà, depuis les gros ordinateurs de la fin des années 40. que nous confions nos décisions à la machine sans comprendre exactement de quoi il s’agit.
Alors, on ne comprend peut-être pas ce que je veux dire, mais on a commencé à mettre toutes les données économiques dans des grands systèmes d’équation dont on perdait, je dirais, le fil. On ne savait plus exactement comment ça fonctionnait.
Et troisième élément du soliton, et ça, c’est mon expérience de 18 ans dans la banque, Merci. qui m’avait conduit à l’introduire comme le troisième élément, un système financier et un système économique qui sont des questions de survivance du XVIIIe siècle et qui ne sont pas du tout outillées pour les situations dans lesquelles on se trouve. Pour quelqu’un qui a été comme moi dans la banque assez longtemps, quand vous regardez la déclaration officielle d’un banquier central, vous apercevez que ces personnes, et c’est par manque de connaissances générales, ce n’est pas eux spécifiquement, c’est que ces gens n’ont pas la maîtrise de la situation.
On va essayer ceci, l’inflation va monter, on va augmenter les taux. Si on demande à ces banquiers centraux pourquoi est-ce qu’on va augmenter les taux pour comme une manière de juguler l’inflation, ils vous diront simplement que ça a marché comme M.
Volcker l’a fait dans les années 80. J’ai écouté cette Mme Yellen, Mme Yellen est maintenant ministre des Finances. À l’époque, elle était à la tête de la Banque centrale américaine, la Federal Reserve.
Elle a fait un exposé, elle a employé ce qu’on appelle la courbe de Philips. Pendant son exposé, elle a dit que la cause était l’inflation et le taux de chômage était l’effet.
Quand elle a été interrogée par les journalistes ensuite, elle a inversé, elle a mis la cause de l’autre côté et l’effet de l’autre côté. C’est-à-dire une erreur.
Si un étudiant connaît cette courbe de Philips, il va peut-être répéter les mêmes âneries de confondre la cause avec l’effet. Mais si vous proposez à quelqu’un qui n’est pas un économiste, qui ne connaît pas la finance, vous lui dites « voilà, je vous fais un raisonnement dans un sens et puis je vais vous dire autre chose » .
Un enfant va vous dire « vous avez inversé la cause et l’effet dans votre raisonnement » . Or malheureusement, c’est ça l’état de notre compréhension de la finance.
Et là, il y a… une responsabilité, je le sais pour avoir travaillé 18 ans dans ce domaine, il y a une responsabilité qui est liée à ce qu’on appelle le secret commercial, c’est-à-dire que quand un savoir de véritable qualité est créé à l’intérieur d’une banque, pour des raisons de concurrence, pour des raisons de rivalité, pour ne pas donner également un avantage aux concurrents, on ne le diffuse pas. Votre patron, quand vous dites avec un camarade…
On a trouvé un truc important, est-ce qu’on n’écrirait pas un article, peut-être dans une revue scientifique ? Le patron vous dit, bon, j’ai rencontré ça combien de fois ?
Surtout pas, surtout pas. Si on le publie dans la revue, les autres le sauront également.
Résultat, un savoir qui n’est pas à la hauteur de ce qu’il pourrait être.
Thomas Gauthier
J’aimerais qu’on revienne un tout petit instant sur votre exemple du film Contagion et d’autres exemples que vous avez abordés également. En fait, ça me fait penser à toute la réflexion, je crois, de Bergson sur la dichotomie entre le réel et le possible.
Et il me paraît extrêmement difficile de faire pleinement prendre conscience à des dirigeants, notamment, de la possibilité de différents futurs. La prospective, elle est là a priori pour… produire différents futurs pour s’en servir ensuite comme de trames de fond qui permettent de comprendre autant le présent.
Mais croire en impossible ne paraît envisageable qu’une fois que ce possible est devenu réel. Et Bergson nous dit que le réel précède le possible.
C’est lui qui rend possible de tout temps quelque chose qui était là. Comment, selon vous, quel peut être un mécanisme ou quels pourraient être des mécanismes qui pourraient donner un statut plus sérieux, finalement, à différents futurs, plutôt que ces futurs restent des lettres mortes.
Vous avez fait partie des rares personnes à avoir anticipé la crise de 2008. Comment est-ce que l’on hisse des futurs possibles qui ont été produits de manière rigoureuse, basés sur l’intuition, l’observation, le raisonnement ?
Comment est-ce qu’on les hisse à la hauteur d’objets qui deviennent des outils d’aide à la décision publique ? et non pas des regrets que l’on a une fois que le réel a finalement actualisé le possible.
Paul Jorion
La raison, c’est parce que, et ça je dirais, c’est une constante dans l’histoire des êtres humains, les mondes ne comprennent pas l’état actuel de la science. Il y a une expérience qui avait été vue par un des grands historiens, philosophe des sciences, Paul Feyerabend, rapporte dans un de ses livres, il rapporte l’expérience suivante, on demande à des professeurs de lycée en Allemagne, on leur pose une petite question de physique, il y a un bateau qui passe sous un pont, mais il y a aussi un personnage sur le pont, le personnage en haut du mât du bateau et celui sur le pont, simultanément vont faire tomber un boulet, va-t-il tomber au même endroit sur le pont du bateau en déplacement ?
Et sinon, pourquoi vont-ils se trouver à un autre endroit ? Plus de la moitié des professeurs de lycée ont donné la mauvaise réponse.
Ils ont donné la réponse dans le système d’Aristote, ils n’ont pas donné, par rapport à la loi de l’inertie, ils n’ont pas donné celle de Galilée. Celle de Galilée est connue depuis, quand on a fait l’expérience, depuis quatre siècles. Ça n’est pas encore entré dans les représentations.
Dans les années 60, 70, 80, etc., on commence à comprendre ce qu’on appelle les dynamiques discrètes non linéaires. On appelle ça aussi théorie du chaos, des attracteurs étranges, etc.
C’est-à-dire qu’on s’aperçoit que dans l’avenir, il n’y a pas que des plages d’inconnaissables, il n’y a pas que du contingent. L’avenir, par rapport au présent qu’on connaît, a des qualités différentes.
J’avais écrit un article, c’était à la fin des années 80, je crois que c’est un article de 88 ou quelque chose comme ça. J’avais appelé ça, à l’époque où on découvrait ces choses-là, les nervures du chaos.
Et pourquoi l’expression de nervure, pour prendre l’image d’une feuille, il y a des endroits dans la feuille qui vous paraissent de la même homogène, mais il y a des endroits où il y a des nervures, il y a quelque chose qui est plus solide, il y a quelque chose qui peut nous donner l’image d’une représentation de l’avenir où il y a des nervures. Et c’est ça qui permet à un certain nombre de personnes, non pas d’être des prophètes, comme on les appelle avec un peu de mépris, mais au contraire de s’intéresser à ces nervures et de dire à certaines époques « est-ce qu’il va y avoir un krach boursier ? » et de dire « je n’en sais rien parce qu’il y a tellement de facteurs en ce moment qui rendent très difficile de faire une prévision » .
Mais à d’autres moments de dire « il y a une ligne continue qui vient d’un secteur qui est un secteur, je dirais… » minimes dans l’économie américaine, le secteur des subprimes. Prêter de l’argent pour acheter des maisons à des gens qui sont pauvres, ça ne représente pas grand-chose véritablement dans l’économie américaine en chiffres.
Si ce n’est qu’il y a une ligne directe entre cela, le fait qu’on titrise ces prêts, que ces prêts titrisés vont à l’intérieur des portefeuilles des banques et à des endroits privilégiés, plutôt que de les vendre à des clients parce que les calculs qu’on fait, les calculs de risque, montrent que ce sont des produits à la fois très peu risqués et avec des taux d’intérêt importants. Donc, il y a une ligne qui va de ce monsieur qui n’a pas assez d’argent pour ça. pour acheter une maison, mais qui va trouver une compagnie, une banque, qui va le faire parce qu’elle est dans une logique de pyramide, une logique de cavalerie, il y a un lien entre cela et une catastrophe au niveau financier.
Cette idée qui date des années 70 à 80, elle n’est pas encore véritablement dans les représentations de nos scientifiques. Ça fait un demi-siècle plus tard. On n’en est pas encore là.
On a, comme vous dites, des gens qui… Moi, j’ai vu des gens de bonne foi à des colloques ou à des conférences où j’étais invité comme invité d’honneur. Et cette autre personne aussi qui intervenait après moi, qui disait avec un petit sourire, mais tout le monde sait que ce n’était pas prévisible.
L’air de dire, c’était un coup de chance de votre part. Cette personne n’avait pas les connaissances.
Je dirais que nous avons maintenant en physique. pour comprendre que si, bien sûr, c’était possible et que ce n’était pas l’équivalent de lire dans du mar de café, que c’était simplement de comprendre comment nos systèmes physiques fonctionnent, comme vous le faites vous-même quand vous parlez en termes de complexité croissante. La complexité ne croît pas à la même vitesse partout.
Quand M. Greenspan, à la tête de la Fédérale Réserve, dit qu’il y a un certain différentiel dans le prix des maisons par rapport aux… à des choses qui se passent dans le secteur des services qui s’expliquent simplement par le fait que l’informatisation, la numérisation n’a pas de conséquences aussi immédiates dans la construction neuve qu’elle a dans les bureaux où on emploie à ce moment-là, où on commence à utiliser de manière systématique des traitements de textes.
Il a raison. C’est un monsieur qui se trompe par ailleurs sur beaucoup de choses en économie, mais là, il a raison de dire ça.
Il le voit, il le voit. Mais ça, malheureusement, non.
Nos dirigeants ont souvent encore une représentation du monde comme fait de futur contingent, comme on disait au Moyen-Âge, c’est-à-dire où tout ça se vaut, tout est possible. Il est possible que les Russes recourent à l’arme thermonucléaire, mais il est possible aussi qu’ils ne le fassent pas.
Et tout ça dépend un petit peu de… c’est toujours cette représentation de l’avenir comme joué au dé. Non, non, non, nous faisons des simulations depuis les années 80.
Nous pouvons regarder différents scénarios, nous pouvons faire ce qu’on appelle, utiliser des techniques de Monte Carlo, de simulation de Monte Carlo, pour voir ce qui est quand même le plus probable dans telle ou telle direction. Le rapport Meadows, le rapport de Römer, ça sans doute n’aurait pas été possible s’il n’y avait pas des gens qui avaient compris qu’on pouvait faire des modèles de ce qui allait se passer.
Et tous leurs modèles étaient excellents. La preuve, c’est qu’on a dépassé le sommet dans la plupart de ces courbes. et qu’on est en train d’être dans la phase descendante où la désorganisation va venir, non pas comme quelque chose que l’on recherche, comme pas le résultat de personnes ayant voté en majorité pour la décroissance dans les élections, mais une décroissance de fait qui nous sera imposée par la réalité et la manière dont elle évolue dans un contexte où nous continuons d’être de plus en plus nombreux.
Thomas Gauthier
Vous avez parlé du rapport Meadows qui fête, je crois, cette année ses 50 ans. Je trouve assez intéressant d’ailleurs que sur cette période de temps, sur cette longue période de temps, l’approche par la dynamique des systèmes, l’approche par un certain nombre de déterminants physiques, aient été reléguées au deuxième plan derrière une approche…plus économique, peut-être faite de récits sur le fonctionnement de la société et de l’économie qui n’intègrent pas pleinement ces déterminants physiques qui nous reviennent quelque part au visage, dont nous parle très bien le GIEC avec une méthode scientifique pour exprimer un certain nombre de faits.
Et j’ai l’impression qu’aujourd’hui, ce qui est extrêmement pénible et compliqué, c’est que les grands narratifs, les récits qui nous structurent, qui parfois au contraire nous déstructurent, ne peuvent plus s’affranchir d’une compatibilité avec les déterminants physiques dont on réalise qu’ils sont bien là. On parle du dépassement d’une sixième limite planétaire, on parle de l’érosion de la biodiversité et de tout un tas d’autres cataclysmes écologiques.
Bref, la physique et la biologie, peut-être, dont vous parlez également, font un retour en force dans des récits dont on pense qu’ils sont exclusivement sociaux. Alors qu’en fait, non, il existe une part de prédétermination et une part de détermination de plus en plus prégnante parce qu’on ne peut pas s’extraire, on ne peut pas s’affranchir du substrat biophysique dont on fait nous-mêmes partie, sauf à souhaiter terraformer une autre planète et se dire que la parenthèse sur Terre peut se refermer.
Paul Jorion
Oui, et malheureusement, nous sommes dans un système économique où il nous paraît absolument normal qu’il y ait une notion qu’on appelle la valeur ajoutée. qu’on soit taxé sur la valeur ajoutée, que la croissance soit constituée de différentiels entre la valeur du PIB d’une année sur l’autre et que ce différentiel, ce soit la somme des valeurs ajoutées dans un contexte où, qu’est-ce que c’est que cette valeur ajoutée ? C’est la différence entre ce qu’on appelait à l’école primaire le prix de vente et le prix de revient, et plus la différence entre le prix de revient et le prix de… de vente est élevé, plus on considère qu’il y a de valeur ajoutée, plus le PIB est en hausse, plus il y a possibilité de croissance, ce qui veut dire qu’il y a à la base de ce système tout entier, un système où si le vendeur grue davantage l’acheteur, on considérera qu’il y a création de richesses nationales et que ça va dans la bonne direction.
Quand je parle d’une finance tout à fait inadaptée à notre réalité, c’est comme ça. Et je ne parle pas d’ajouter des taxes vertes et des matins comme ça.
Tout ça est encore dans la même logique en réalité, ce qui fait qu’on ne sort pas de ce cadre-là. Non, il faudrait sortir du cadre et qu’on n’ait pas des systèmes qui dépendent entièrement du fait qu’il y ait de la valeur ajoutée, que c’est une bonne chose et qu’au moment où tout est en train de se déglinguer, Les politiques nous disent oui, mais la croissance va revenir.
Et les écologistes disent quelle horreur, mais il ne faut surtout pas, il faut aller dans l’autre direction. Nos systèmes ne peuvent pas le faire.
Cette logique du profit, on ne la voit même pas. Quand je dis oui, mais à quelqu’un je dis c’est le capitalisme, ils disent non, mais les gens me répondent mais non, c’est la nature, c’est la nature humaine.
Non, la nature humaine, c’est à quoi ils pensent, à la logique essentielle du capitalisme. C’est le partage du risque, c’est ça qui est une bonne chose.
Sans le partage du risque, on ne serait jamais arrivé où nous sommes arrivés. C’est le partage du risque qui était la partie importante de ce système capitaliste, que celui qui est propriétaire permette à celui qui peut travailler la terre de travailler avec lui et qu’on partage le profit, qu’il ne se soit pas en loyer, qu’on ne dise pas à celui qui va travailler la terre « il faut que tu me payes autant chaque année » .
Non, quand il y aura beaucoup, chacun prendra la moitié. Quand il y aura beaucoup, il y aura beaucoup pour tout le monde.
Et quand il y aura peu, il y aura peu pour tout le monde. C’est ça la logique fondamentale du système capitaliste.
Et celle-là, elle est excellente. C’est du partage du risque.
Mais si le rapport de force devient ridicule au point que ce soit le propriétaire qui prend les 9 dixièmes de ce que le moissonneur qui aura planté ou lui aussi a produit, à ce moment-là, non, le système ne peut pas continuer. Or, c’est vers ça que nous allons.
Nous allons dans des systèmes où la richesse est de plus en plus concentrée. Ce n’est pas la logique de départ qui est faussée, c’est la manière dont nous laissons s’appliquer ces systèmes.
Thomas Gauthier
Il vous reste, Paul, une troisième question à poser à l’oracle. Vous nous avez parlé de conflits thermonucléaires, vous nous avez parlé ensuite d’horizon 2100.
Quelle est la troisième question que vous souhaiteriez poser à l’oracle ?
Paul Jorion
Là, c’est une question un peu plus intellectuelle, parce que je voudrais épuiser celles qui sont vraiment vitales pour le genre humain. c’est lié au fait que À la fin des années 80, on a eu l’amabilité de me recruter. C’était vraiment une question de hasard.
On m’a recruté. Ce n’était pas un hasard qu’on s’adresse à moi, mais c’était un petit peu hasard qu’on permette à quelqu’un qui n’avait pas… travailler dans ce domaine-là de l’intelligence artificielle qu’on l’invite, je me suis commencé à m’intéresser vraiment très fort à la possibilité que, au cas où nous révélions, nous, êtres humains trop fragiles, la possibilité que nous transmettions un héritage qui est l’héritage de la culture humaine, de cette complexité dont on parlait tout à l’heure, que nous la transmettions à des êtres plus robustes que nous.
C’est Martin Rees, l’astronome royal britannique, qui a dit un jour, et il avait bien raison, vous pensez vraiment que des créatures qui doivent respirer toutes les quatre secondes un air non pollué, qui doivent toutes les heures boire une eau qui ne soit pas contaminée, qui soit potable, qui doivent manger ce qu’on appelle des aliments assimilables, etc. Vous croyez vraiment qu’une espèce comme celle-là est véritablement solide ? robuste est ce qu’elle va pouvoir vivre indéfiniment il avait raison de dire ça et c’est à sur quoi s’il attirait l’attention sur la possibilité que notre technologie est un miracle de ce que nous avons pu inventer comme espèce nous permet de créer des créatures plus robuste qui n’ont pas besoin de boire de boire il ya des outils de d’exploration sur la planète mars en ce moment qui n’ont pas besoin de boire de l’eau qui n’ont pas besoin de respirer qui sont là et qui font un boulot extraordinaire alors J’ai commencé à m’intéresser à ce domaine à cette époque-là, et j’y reviens un peu malgré moi, mais avec très grand plaisir, parce qu’on me considère maintenant comme un pionnier sur un certain nombre de choses, parce que j’avais proposé des systèmes fondés sur une simulation de l’humain davantage que simplement des recettes d’ingénieurs, c’est-à-dire mettre une dynamique d’affect à l’intérieur du système, de tenir compte de ce que a pu dire la psychanalyse, sur le fonctionnement des êtres humains, qu’il faut qu’il y ait une instance un petit peu comme l’inconscient, qu’il faut un peu comme un moi qui dirige ces choses, mais qu’il faut aussi un sur moi qui opère une sorte de transition, qui fasse des choix, qui filtre entre ce que l’inconscient propose et ce que le moi décidera de faire ensuite.
Ce sont des choses qui sont assez évidentes, mais qui n’avaient jamais été entre 1990, quand j’ai arrêté de… travailler dans ce domaine-là maintenant, qui n’avait jamais été mis en application. On n’avait pas cherché de ce côté-là.
On commence à le faire maintenant, c’est pour ça que je suis très gentil pour me rechercher, ce qui me fait très plaisir. Et l’environnement permet d’aller beaucoup plus vite maintenant.
Les outils graphiques, il fallait les inventer soi-même pour représenter un réseau. Il fallait faire un petit logiciel soi-même pour le faire.
Maintenant, ça existe, vous pouvez mettre n’importe quel type de données et il y a une représentation en trois dimensions, même davantage de dimensions, que vous pouvez produire. Quand vous parliez de manière, je dirais, tout à fait abstraite, que peut-être un robot qui parlerait de telle manière, on aurait le sentiment qu’il y a l’équivalent d’une conscience en lui.
Maintenant, des petits robots comme ça, vous pouvez les acheter sous forme de module, vous pouvez les simuler sur l’ordinateur, c’est très facile. Donc, ma troisième question, ce sera la suivante.
Est-ce que nous parviendrons, nous, êtres humains, à établir véritablement des colonies, je dirais, pérennes, qui resteraient sur d’autres planètes ? Est-ce que nous arriverons ? à transmettre à des machines autonomes l’essentiel de nos cultures humaines.
Nous savons maintenant quoi. Un robot qui lit entièrement Wikipédia et qui sait entièrement tout ce qu’il y a dans Wikipédia, nous savons le faire.
Mais est-ce qu’il peut prendre des décisions à partir de là ? Non, on n’est pas encore là.
Thomas Gauthier
Cette question ouvre un nombre incalculable de perspectives. En la formulant, vous avez fait quelques allers-retours aussi avec l’histoire, y compris avec votre histoire personnelle, vos intérêts. précurseur sur ces questions d’intelligence artificielle et d’interaction homme-machine, homme-robot.
Le lien est tout trouvé du coup avec la deuxième partie de notre échange. Je vous propose maintenant de regarder dans le rétroviseur, de regarder l’histoire et si vous le voulez bien, de nous rapporter dans cette histoire peut-être deux ou trois événements qui d’après vous doivent nous servir aujourd’hui de leçon pour nous orienter dans le présent et pour bâtir l’avenir.
Qu’est-ce que l’histoire peut nous amener aujourd’hui en 2022 ?
Paul Jorion
Oui. Et là, le premier événement que je vais mentionner sera sans doute un peu inattendu.
Celui auquel je voudrais réfléchir, il m’est venu en lisant un livre de Geoffrey Lloyd, qui est un spécialiste de la culture grecque ancienne. Et dans ce livre, c’est un livre qui a dû paraître dans les années 70 ou 80, il disait la chose suivante, quelle est la différence essentielle entre la Chine ancienne et le monde antique occidental ?
Mais comme vous le savez, du point de vue de la technologie, la technologie occidentale n’a dépassé la technologie d’origine chinoise qu’aux alentours du XVIIe ou du XVIIIe siècle. Et si elle peut le faire, c’est essentiellement avec des emprunts d’inventions qui avaient été faites en Chine, comme de mettre le gouvernail des tambours, celui qui est dans l’axe du bateau.
On vous parle bien sûr de la poudre à canon, mais la boussole, le papier… Marco Polo nous avait rapporté les pâtes alimentaires. La Chine était beaucoup plus avancée.
Mais, dit Lloyd, il s’est passé quelque chose au XVIIe ou au XVIIIe siècle qui est la conséquence du fait qu’il n’y a pas eu en Chine un personnage équivalent à Aristote. C’est-à-dire que nous, en Occident, nous avons bénéficié de manière extraordinaire, et ça, on ne s’en rend pas entièrement compte, du fait qu’au IVe siècle avant Jésus-Christ, il y a un personnage qui a fait la synthèse de tout le savoir connu.
Et non seulement il l’a fait, mais il l’a fait d’une manière magistrale. Quand il parle du fonctionnement de l’être humain, il propose un modèle connexionniste comme celui qu’on utilise maintenant en intelligence artificielle.
Harrison ne s’est trompé qu’à un seul endroit, c’est dans sa représentation, justement on en parlait tout à l’heure, de la loi de l’inertie. Là, il s’est trompé et Galilée est venue avec la version correcte.
Mais nous avons pu, effectivement, entre le IVe siècle avant Jésus-Christ, la période de déclin de l’Empire romain, l’invention de l’université moderne, et vous le savez, dans l’université moderne, inventée au XIe, XIIe siècle, il y a deux savoirs, il y a le savoir de l’Église, celui d’Écrit, dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament, pour tout ce qui est de l’ordre du spirituel, du surnaturel, et pour tout le reste, c’est confié entièrement à la pensée d’Aristote, qui est considérée comme ayant fait cette synthèse extraordinaire. Et c’est vrai que cette synthèse est absolument extraordinaire.
Il utilise la même théorie de la proportion pour expliquer la justice, pour expliquer le raisonnement par le syllogisme. Il l’utilise aussi même pour un… produire un modèle correct que j’ai eu la chance de ressusciter de la formation des prix.
Tout ça se trouve chez Aristote. Et au 15e siècle, quand l’Empire romain d’Orient tombe, en 14253, nous récupérons encore des tas de manuscrits encore inconnus du monde occidental d’Aristote.
On n’a pas encore complété le système, mais c’est l’époque. où vont apparaître les premiers vrais physiciens, les astronomes, les Tycho Brahe, les Kepler, les Galilées, effectivement. Et là, la physique va démarrer comme produisant ce qui va être une science qui pourra être une science appliquée.
Et ça, les Chinois ne l’ont pas. Ils ont entièrement procédé pour toutes leurs inventions par essais et erreurs, et ils l’ont fait de manière magistrale, mais ils n’ont pas produit.
C’est une modélisation qui se repose sur les mathématiques, qui nous permet de produire une théorie, et à partir de cette théorie, de produire quelque chose. On a parlé tout à l’heure de risque de guerre thermonucléaire, on n’aurait pas pu inventer une arme thermonucléaire par essai et erreur dans la logique chinoise.
Il a fallu produire un modèle physique extrêmement complexe, et puis se dire, si on voulait réaliser une machine à partir de là, comment est-ce qu’on le ferait ? Et on l’a pu faire de cette façon. manière là et c’est là c’est là que tout change c’est à dire qu’en fait jeffrey lloyd fait une remarque extraordinaire c’est vrai le là où nous en sommes dépend je dirais au moins par moitié pour la manière dont ça a pu être fait d’un seul homme dans ce club dont il n’est donc il dit il n’y avait pas il n’y a pas eu quelqu’un de cette stature là dans le dans le monde oriental et et difficulté aussi, puisque tout ça repose sur un modèle de la proportion. qu’Aristote emprunte à son ami Eudox, il n’y a pas la possibilité, dans la langue chinoise à proprement parler, de faire des choses de l’ordre du sidolisme.
La pensée est entièrement symétrique, alors que chez nous, elle est partiellement asymétrique. On peut dire que le lion est un mammifère, mais ça ne veut pas dire que tous les mammifères sont des lions.
Il n’y a pas cette possibilité en Chine. La langue ne s’y prête pas.
Il faut dire lion, mammifère, et puis manifester un certain silence ou ajouter une certaine particule. pour donner l’idée que la relation va dans un sens plutôt que l’autre. L’outil n’est pas inscrit dans la langue.
Les Chinois, les Japonais, les Coréens, nous découvrirons cette possibilité-là quand on adoptera des langues comme les nôtres. Donc, première chose dans l’histoire, le fait qu’un seul homme et ses élèves, puisqu’on sait que les textes qui nous sont venus, ce sont des notes d’étudiants, un seul homme et ses élèves nous a donné plus de la moitié. de ce qui a été nécessaire pour nous pour produire la technologie que nous avons aujourd’hui.
Thomas Gauthier
Vous venez de le dire, Aristote, et tout ce qu’il nous a légué a rendu possible la construction des civilisations qu’on connaît aujourd’hui. Aujourd’hui, pour parler de civilisation, certains, comme déjà les auteurs du rapport Meadows, envisagent son effondrement ou ses effondrements.
Est-ce qu’il y a aujourd’hui, en 2022, des écoles de pensée, des approches intellectuelles, des efforts cognitifs qui sont, selon vous, à la hauteur ? de ce qu’ont été ceux d’Aristote ? Est-ce qu’aujourd’hui on a des signes avant-coureurs d’une pensée qui se hisserait à la hauteur de la pensée aristotélicienne ?
Paul Jorion
Je dirais heureusement oui, parce que je lis heureusement des articles tous les jours montrant que les choses sont en train de se faire. Je lisais, c’était hier, un article sur des expériences qui sont faites et qui montrent que notre représentation du photon comme étant une particules est une simplification énorme parce qu’on arrive à produire des sortes d’ondes étant à la limite de produire une masse et qui sont en fait, je dirais, le matériau brut dont les photons sont constitués.
On avancerait très vite, ça c’est formidable. Et on produit des ingénieurs, des scientifiques en très grande quantité, à peu près partout.
Mais on le disait tout à l’heure, avant que cette… Les professeurs de lycée en Allemagne en sont encore au modèle d’Aristote sur la dynamique, alors qu’ils devraient être au modèle de Galilée quatre siècles plus tard. Nous n’avons pas le temps, malheureusement, pour que ces nouvelles idées diffusent suffisamment rapidement dans nos sociétés.
Comme par exemple, moi je suis convaincu que Stephen Wolfram est véritablement dans la bonne direction pour reformuler entièrement la manière dont on fait la physique. mais on est encore très loin d’enseigner ça dans les écoles. Or, le temps manque, il faut aller très vite.
Non, c’est ça qui est extraordinaire. C’est pour ça que cette idée qui paraît un peu ridicule pour certaines personnes qui m’écoutent, cette idée qu’il est essentiel, que même si nous n’arrivons pas à survivre en tant qu’espèce beaucoup plus longtemps à la surface de la Terre, que ce message ne soit pas perdu, que cette complexité, comme vous dites, que cette connaissance qui est en fait une complexité condensée sous la forme de formules symboliques, mais qui sont interprétables éventuellement par des gens à qui on aurait donné le système, que ce ne soit pas perdu pour l’univers.
L’univers, bien entendu, contrairement à ce que disait Schelling, n’a pas une conscience de lui-même, mais je crois que c’est important pour nous de montrer que ce que nous avons fait, nous sommes des monstres en tant qu’êtres humains, mais nous sommes aussi des génies. et que cela, au moins, ne soit pas entièrement perdu pour cet univers, que ça puisse éventuellement être retrouvé par d’autres. Il y en a peut-être d’autres ailleurs qui sont déjà beaucoup plus loin que nous sur toutes ces questions, mais ça me paraît une tâche qui mérite qu’on s’y consacre.
Et il y a un certain nombre de farfelus qui partagent mon point de vue. Je sais, c’est un point de vue qui n’est pas fort à partager.
Mais vous m’avez tendu, je dirais vraiment la perche pour la… Un autre événement qui me paraît essentiel, c’est d’empêcher l’effondrement, c’est la chute de l’Empire romain.
Pourquoi ? Parce que nous comprenons, nous avons vu ce qu’a pu faire l’Empire romain, ça a atteint une surface tout à fait considérable, on a commencé à comprendre un certain nombre de choses, on a commencé à faire des architectures qui n’étaient plus simplement sur la quantité de pierres mises, mais on a commencé à comprendre. quel était le minimum de matériaux à mettre.
Il suffit de visiter le Panthéon, pas le Panthéon à Paris, mais le Panthéon à Rome pour voir qu’il y a déjà des produits qui sont faits. C’est une culture qui a produit énormément de choses, moins de philosophes que les Grecs, mais toutes ces structures s’étaient effondrées finalement sur un nombre relativement court d’années.
Et là, ça nous ramène à notre problème actuel. Vous avez pratiquement…
Je dirais déjà dit ce que je vais dire maintenant, mais quand Joseph Tainter s’intéresse, je crois que c’est à la fin des années 80, début des années 90, s’intéresse à la chute de l’Empire maya, il nous donne, voilà, ça n’a pas été écrit pour qu’on y réfléchisse aujourd’hui, aujourd’hui on peut y réfléchir, que se passe-t-il dans ce monde, monde d’écroulement du système maya, et qui s’applique aussi, on le comprend rapidement, également au système romain de manière assez simple. Dans nos sociétés qui sont inégalitaires, quand ça commence à aller très mal, ce sont les plus pauvres qui payent les pots cassés en premier.
Ils sont au premier rang pour voir les conséquences. Ils deviennent des migrants, ils sont sur les routes, ils doivent se presser à la frontière d’un autre pays pour essayer de continuer à survivre avec leur famille, avec leur bagage et tout ça.
Et ce sont eux qui payent les pots cassés en premier. Les élites sont beaucoup mieux protégées. protégés.
Si bien que quand un système s’effondre, les élites peuvent… pendant encore des années, ne pas véritablement s’en rendre compte. se dire que ce sont les pauvres, parce qu’ils ne sont pas très malins, parce qu’ils ne savent pas qu’il suffit de traverser la rue pour trouver un bon emploi. C’est une question un peu de quotient intellectuel, alors qu’on ne voit pas que c’est le système lui-même qui est en train de s’écrouler.
Si bien qu’au moment où ces élites financières, économiques et autres commencent à ressentir les difficultés qui sont liées, il peut être beaucoup trop tard, parce qu’elles ont été protégées par l’organisation sociale même. contre la vision de ses conséquences. Regardez ce qu’on écrit dans les journaux australiens, aux prévisions météo, comme ça a été le cas il y a deux ans, aux prévisions météo, on vous montre la carte de l’Australie, et on n’a plus assez de nuances de rouge pour mettre sur la carte. Ça veut dire qu’il y a quelque chose qui est en train de disparaître.
On voit les cartes du même ordre ces jours-ci en Inde et au Pakistan. Mais ce sont, voilà, c’est en Inde et au Pakistan.
On en entend parler un peu plus quand c’est l’Australie, parce que c’est des gens plus riches. Moi, j’ai visité, j’habitais la Californie pendant 12 ans.
Je visitais des endroits où je demandais aux gens, il n’y a pas de problème ici. Ils disaient, on aimerait bien que ça s’arrête de pleuvoir de temps en temps.
Ces endroits-là, maintenant, il y a un an, il y a deux ans, ont été complètement dévastés par des incendies, parce qu’il ne pleut plus. Parce qu’il y a 18 mois qu’il n’y a pas plus en Californie, qu’on interdit aux gens d’arroser leur pelouse, on leur avait permis encore de le faire une fois par mois, ça va être terminé.
La rivière Colorado qui alimentait le Nevada, l’Arizona, peut-être encore le Nouveau-Mexique et la Californie, il n’y a plus d’eau dedans. Ce monde est en train de… de la côte ouest des États-Unis, est en train de se désertifier à toute allure.
Et on dit, il y a encore des gens qui vous disent, j’ai eu ça dans une discussion l’autre jour, oui mais enfin vous savez bien monsieur quand même que ces événements sont des événements cinquantiens, que ça n’arrive qu’une fois tous les 50 ans. Ça n’arrivait qu’une fois tous les 50 ans entre 1700 et 1900, mais ça ne veut pas dire que ça va encore se produire une seule fois sur 50 ans maintenant. Au contraire, ça va peut-être se produire l’année prochaine à nouveau.
Et on va dire, tiens, c’est bizarre, c’est un événement cinquantenaire. Mais non, cinquantenaire, c’est un chiffre qui est calculé sur ce qui se passe effectivement.
Et de ce point de vue-là, on est allé, on va très, très vite. On a vu ces inondations catastrophiques en Allemagne, en Belgique.
Et voilà, donc dans une discussion, dans une compagnie d’assurance, il y a ce monsieur grand spécialiste des assurances qui me dit, oui, mais ça, ce sont des événements cinquantenaire, comme si rien n’était en train de se passer.
Thomas Gauthier
Vous avez ramené des événements et des repères historiques qui nous viennent du temps long, en commençant par Aristote, en parlant ensuite à travers Joseph Steinter de la civilisation maya. Il me semble, pour compléter ce que vous avez dit, qu’il nous est extrêmement difficile en tant qu’espèce de saisir que l’on est peut-être, je dirais même vraisemblablement ou très probablement, rentré dans ce que l’on peut appeler une parenthèse énergétique il y a deux siècles.
Or, nous sommes biologiquement les produits de plusieurs milliers d’années d’évolution. Et la question que je me pose, du coup, je vous la pose, elle n’était pas au menu.
Quelle piste intellectuelle, spirituelle, institutionnelle et peut-être d’autres ordres pour nous accélérer dans une révolution anthropologique qui paraît juste ? essentiel s’il n’y a pas de révolution anthropologique si on n’arrive pas à se situer nous mêmes dans une parenthèse fossiles qui s’est ouverte il ya deux siècles et qui va physiquement s’interrompre il n’y aura pas d’avenir à long terme pour l’espèce vous parliez de 2100 tout à l’heure comment est ce que l’on construit comment est ce que l’on accélère comment est ce que l’on milite comment est ce que l’on agit pour produire une révolution anthropologique
Paul Jorion
Il y a un obstacle majeur. Je vais parler simplement du parcours de mon parcours personnel.
C’est la chose suivante. Je fais des analyses, comme je l’ai fait depuis très longtemps, mais quand c’était avant le monde de l’Internet, il était beaucoup plus difficile de diffuser les idées.
Alors, qu’est-ce qui se passe ? Vous annoncez des choses et pendant toute la période où vous annoncez des catastrophes, on vous appelle alarmiste, on ne veut pas vous parler, on vous donne accès On vous retire l’accès à diffuser vos idées en disant que c’est un type catastrophiste, alarmiste, etc.
La prévision que vous avez faite se réalise. Alors, il y a une période pendant laquelle on vous nomme chroniqueur au monde, on publie vos livres, etc.
Et on vous dit, c’est formidable, c’est le type qui avait prévu cette chose absolument imprévisible. C’était quand même formidable.
On vous donne la parole. Quand vous commencez à annoncer la catastrophe suivante, vous êtes de nouveau un alarmiste, vous êtes de nouveau un catastrophiste et on vous retire la parole qu’on vous avait donnée.
C’est-à-dire qu’au moment où il faudrait vous écouter, on s’arrange pour ne pas vous écouter. Mais on vous écoute quand la catastrophe a eu lieu et on a dit c’est formidable et on vous pose.
Les mêmes personnes qui vous empêchaient de parler à une époque vous disent c’est formidable. Comment se fait-il qu’on ne vous ait pas écouté ?
Mais monsieur, parce que vous m’avez retiré ma chronique dans votre journal, c’est pour ça qu’on ne m’a pas écouté. Ah oui, oui, c’est vrai, vous avez raison.
C’est le paradoxe. C’est ce fameux tableau du 19e siècle qui est, je crois que je l’ai vu il n’y a pas tellement longtemps au musée d’Orsay, le porteur de mauvaises nouvelles.
Le pharaon est là, allongé sur sa couche, et le porteur de mauvaises nouvelles, il est là avec sa tête dans une flaque de sang. C’est une image, malheureusement, de la manière dont fonctionnent nos sociétés.
On n’aime pas les porteurs de mauvaises nouvelles. Quand on dit que les choses sont plus compliquées que ce qu’on imagine, on dit, regardez, j’admire M.
Mendoz, qu’il ne soit pas encore plus amer qu’il ne l’est maintenant. quand on lui demande qu’est-ce qu’il faut faire maintenant, il dit il aurait fallu m’écouter il y a 50 ans, il n’y avait pas d’alternative à ça. Malheureusement, nos sociétés ne sont pas faites pour ça.
On pourrait dire d’une certaine manière, c’est écrit dans l’espèce, il y a des penseurs isolés comme Jean-Jacques Rousseau, pourquoi ne tirons-nous pas toutes les conséquences du fait que dès que nous apprenons que nous allons mourir un jour, pourquoi est-ce qu’on n’en tire pas toutes les conséquences ? Eh bien non. l’espèce humaine vit quand même en sachant qu’on va mourir un jour, que tout ça se termine.
Pourquoi ? J’en parlais il y a quelque temps avec mon ami Annie Lebrun, on se posait la question et puis on a trouvé l’explication.
Parce qu’on est curieux, parce qu’on veut savoir ce qui va se passer. Dès qu’on est gosse, on veut savoir encore ce qui va se passer.
Et c’est ça qui nous fait vivre dans un environnement qui, si nous l’analysions avec lucidité, nous donnerait peut-être… On deviendrait peut-être plutôt Schopenhauer qu’Aristote en se disant tout ça va très mal se terminer. Non, tant que tant qu’on peut voir des choses, nous trouvons ça formidable et nous sommes là liés à nos yeux qui veulent encore voir ce qui va se passer.
Thomas Gauthier
Avec ce que vous venez de dire, on arrive tout naturellement à la fin de l’entretien. La dernière question que je souhaitais vous poser, Paul Jorion.
Racontez-nous un petit peu à travers vos différentes activités. Vous avez parlé de blog, vous avez parlé de chronique, vous avez parlé d’intervention, vous avez parlé de votre travail d’auteur.
Racontez-nous comment vous vous efforcez d’accorder vos pensées et vos actes. Ça se passe comment, la construction intellectuelle et pratique de Paul Jorion dans ses différentes activités ?
Paul Jorion
C’est-à-dire qu’on peut tirer des conséquences de cette réflexion en termes de nervures du chaos. qu’il y a du chaos et qu’il y a des nervures. C’est-à-dire qu’il y a des endroits où on a plus de pouvoir qu’à d’autres.
En particulier, chacun le sait, dans les périodes où il ne se passe pas grand-chose au plan politique, les gens peuvent se débattre pour essayer d’imposer leurs idées, ça ne note pas grand-chose. Mais on le voit aussi quand on analyse les périodes révolutionnaires, et nous avons en France une énorme documentation sur la Révolution française, là on voit des individus. qui apparaissent et qui font une différence énorme.
C’est justement mon ami Annie Lebrun qui me disait, la nuit du 4 août, quand on abolit les privilèges, c’est un tournant, ce ne sera pas appliqué tout de suite, mais c’est un tournant dans la réflexion, justement, c’est révolutionnaire. Elle me dit, est-ce que vous avez lu les discours dans l’ordre ?
Et je dis non. Et alors je me suis mis à lire les discours dans l’ordre.
Pourquoi est-ce qu’il y avait quelque chose d’important là-dedans ? Parce qu’il est clair que le premier discours qui est tenu, il est clair que c’est un texte qui est lu.
Et en plus, on a un témoin de l’époque qui d’ailleurs anote tout ça et qui est quelqu’un qui est absolument effaré par ce qui est en train de se passer. Et du coup, son indignation est très grande et qui nous donne beaucoup de détails.
Le premier discours qui est tenu, c’est un discours qui est entièrement lu. Le second, on s’aperçoit, il y a déjà des références qui sont faites à ce qui a été dit par le précédent.
Et quand on arrive au dernier… c’est absolument improvisé. On le voit, ce n’est plus un texte qui est lu.
Il y a une dynamique qui est en train de se créer. C’est-à-dire que tous ces personnages, dont on a encore le nom, Léguillon, Bonaparte, pardon, Beauharnais, Beaufrère de l’autre, etc.
Tous ces personnages sont là, mais ils ne s’attendaient pas à changer l’histoire. La plupart sont bien entendu des aristocrates.
Ils n’allaient pas là pour changer le monde, mais ça s’est fait. Leur présence, elle-là, a fait une différence.
Et ça, je crois qu’il faut que chacun se rende compte, à sa propre échelle, il y a des choses que je peux faire. Et bien entendu, je ne parle pas des choses qu’il faut faire, bien entendu, comme crier des déchets, des choses comme ça.
Mais il y a pour chacun quelque chose où on peut pousser dans la bonne direction. Et ça, ça demande, je dirais, peut-être un peu d’entraînement, de se dire… quelle influence puis-je avoir en ce moment même sur ceci ou cela ?
Et là, je dirais que depuis que j’ai compris ça, j’essaie d’en tirer parti. J’essaie d’en tirer parti de manière stratégique en disant… J’ai un collègue que vous connaissez de nom, c’est Frédéric Lordon, qui s’est souvent caractérisé en disant « je ne vais pas parler à tel endroit, je ne vais pas parce que je devrais parler à telle et telle personne, etc. » Ça, je ne l’ai jamais fait.
J’ai toujours considéré que… Il y avait sûrement quelque chose à faire partout.
On me donnait la parole, c’était bon de la prendre et d’essayer de faire passer une partie de ce message, qui est un message qui est loin d’être optimiste. C’est un message de lucidité, je le qualifie comme ça, mais qui vous permet justement à tout moment de comprendre ce qu’on peut faire et pas faire, et surtout de ne pas laisser passer des opportunités.
Et ça, je le dis souvent à mes étudiants. Quand ils me disent « oui, on m’a proposé ceci, mais j’ai plutôt envie de faire quelque chose » , je dis non.
Le monde est en train de vous dire quelque chose. Le monde est en train de vous dire « on a besoin de vous à tel endroit » .
Vous avez peut-être cette idée préétablie que c’est à un autre endroit que vous devez aller, mais écoutez cela. Écoutez ça.
Et ça, c’est à partir de ma propre expérience. Je peux dire que c’est une coïncidence qu’on m’a fait venir en intelligence artificielle.
Je peux dire que c’est une coïncidence qu’on m’a fait venir. ou travailler aux Nations Unies ou bien ensuite dans la banque. Non, non, non, c’était des gens qui ressentaient le besoin de faire venir des gens comme moi à cet endroit-là pour faire changer les choses.
Et rétrospectivement, le calcul était bon et c’est ça qui m’a permis à moi de me retrouver à des tas d’endroits que je dirais inattendus, mais à être parmi les pionniers de ce qu’on appelle maintenant le trading à haute fréquence, des choses de cet ordre-là, d’être parmi les premières équipes. d’intelligence artificielle, d’être les premiers à faire des projets de développement en Afrique de telle et de telle manière. C’est ça.
En fait, il ne suffit pas de réfléchir où est-ce que je pourrais faire telle chose. Il faut écouter ce que le monde vous dit à tel et tel moment.
Et ça, c’est un message. Comme ça, c’était à Saint-Étienne, où juste avant l’exposé, on m’a dit, vous savez, nos étudiants sont un peu déprimés, etc.
Je dis, non, vous verrez, ils ne le seront plus. après mon exposé, parce que je vais attirer leur attention sur le fait que des périodes qui paraissent un peu chaotiques sont aussi des périodes qui permettent aux individus de se réaliser sans doute davantage qu’à des périodes beaucoup plus étales, mais qui se peuvent être beaucoup plus mornes du côté de la vie des individus.
Thomas Gauthier
Je retiens de ce que vous venez de dire, c’est qu’il faut accepter finalement la nature émergente du monde dans lequel on est. certes avoir des idées, certes avoir des repères, certes avoir une boussole et des envies particulières, mais aussi être en écoute, comme vous l’avez dit, du monde qui se fait chaque jour et qui se fait de manière pour partie prévisible, mais pour partie aussi imprévisible. Accepter aussi que l’intervention qu’on peut avoir dans le monde, justement c’est une intervention dont on doit certainement parfaire la qualité, dont on doit polir les contours, mais dont on ne doit pas forcément…
Donc anticipez parfaitement quelles en seront les conséquences. On crée des espaces, en fait, vous créez des espaces pour que les esprits pensent peut-être le monde autrement, agissent autrement dans le monde et vous ne cherchez pas à maîtriser l’étendue de ce que votre intervention va pouvoir signifier pour un auditoire, pour des étudiants.
Vous essayez plutôt, vous l’avez dit, d’être à l’écoute. de ce que le monde attend de vous et ensuite, je ne dirais pas advienne que pourra, mais d’autres vont reprendre le message, vont le déformer, l’adapter, le mettre en action dans leur environnement et vont quelque part se nourrir d’une partie de la pensée que vous aurez bien voulu partager avec eux.
Paul Jorion
Oui, il y a une expression de l’époque des hippies, « tuned in » , être en résonance avec le système. Et ça peut être exprimé autrement. quand Hegel parle des hommes, parce qu’à l’époque, il prend trois exemples d’hommes, donc Alexandre, César et Napoléon, et qu’il dit l’expression, la différence entre eux et d’autres, c’est qu’ils comprenaient entièrement l’époque qui était la leur.
Je crois que ça, c’est à la portée de chacun de comprendre entièrement l’époque qui est la sienne. Il suffit de voir certains des candidats. aux élections qui sont sur un continent différent et à une époque différente que la nôtre.
Non, il y a moyen de faire beaucoup mieux que cela, mais il faut avoir, je dirais, les yeux ouverts et surtout être prêt à ce que la représentation ne doit plus être des représentations qui nous viennent des siècles et qui sont peut-être, comme on le disait tout à l’heure, entièrement dépassées par l’état de la connaissance maintenant de l’univers physique et de la connaissance qu’on peut avoir du fonctionnement même. des êtres humains. C’est pour ça que pour moi, la connaissance de type psychanalytique est très importante, parce qu’elle donne une représentation beaucoup plus lucide, beaucoup plus réaliste du véritable fonctionnement de l’être humain, où tout n’est pas une question de conscience, qui a de la volonté à sa disposition, qui a des intentions, qui va réaliser ses intentions.
Tout ça, ce sont des visions simplifiées qui conduisent à des catastrophes éventuellement. Il faut avoir une représentation, je dirais, plus en… beaucoup plus en phase avec notre véritable comportement, avec toutes ces ambiguïtés, avec toutes ces ambivalences, avec tous les ratés qui font le caractère charmant de l’être humain et qui ne sera pas celui du robot.
Mais il faut en profiter parce que justement, le temps presse. Il faut absolument que des prises de conscience de ce type-là aient lieu très rapidement et aussi. que les moyens financiers puissent être mis à la disposition des changements radicaux qui doivent être faits.
Or, malheureusement, comme on a commencé par le dire, les cadres ont leur inertie à eux, qui ne se prêtent en général pas à cela.
Thomas Gauthier
Alors, vous avez partagé avec nous plusieurs questions au sujet de l’avenir. Vous avez ensuite partagé avec nous des repères qui nous viennent de l’histoire et qui peuvent nous permettre de mieux comprendre le présent et de mieux préparer l’avenir.
Et puis là, vous venez de partager… une partie de votre intimité, de vos manières d’agir, de vos manières d’intervenir. On a passé un petit peu plus d’une heure ensemble.
Je tiens à vous remercier, Paul, pour votre disponibilité. J’espère avoir l’occasion de vous recroiser très bientôt.
Merci beaucoup.
Paul Jorion
Très volontiers.