L’économie de marché puise son énergie dans la capacité sans cesse renouvelée de l’Homme à innover, c’est-à-dire finalement à coloniser le futur avec l’idée que nous nous en faisons aujourd’hui.
Dans ce mode de développement économique et social, le futur est un espace que les entreprises doivent à tout prix conquérir et façonner afin de réaliser les désirs de leurs clients ; désirs que, par ailleurs, les entreprises feront en sorte de renouveler à l’infini.
Les entreprises ont ainsi le futur en ligne de mire depuis le présent. Elles le construisent à coup de découvertes, d’inventions, d’innovations, de nouveaux business models, etc.
Et si, finalement, le futur était lui aussi en mouvement, et se reconfigurait selon des logiques qui échappent à la volonté et aux actes des dirigeants ?
L’économie de marché est un système qui repose sur la croyance, aujourd’hui sérieusement remise en cause, selon laquelle le futur se pliera au sort que les entreprises auront décidé de lui faire et aux actions que leurs dirigeants engageront au présent.
Sûres de leur capacité à résoudre n’importe quel problème au moyen de solutions techniques toujours plus sophistiquées, les entreprises n’ont qu’au mieux pris à la légère les innombrables travaux qui visaient à alerter l’humanité toute entière sur la non-soutenabilité de notre modèle de développement économique, la vulnérabilité des sociétés complexes, les risques d’effondrements, etc.
Agissant et décidant comme si elles opéraient dans un monde stable, de nombreuses entreprises ont cru bon de s’appuyer essentiellement sur la prévision pour dessiner les contours du monde, anticiper les transformations à venir et construire des stratégies adaptées.
Dans la situation d’incertitude systémique et radicale dont la pandémie de coronavirus n’est qu’un symptôme, la même prévision voit son domaine légitime se restreindre singulièrement. Il y a quelques mois encore, le futur “officiel”, en forme d’accélération et d’intensification du présent, avait la faveur des pronostics et des probabilités ; aujourd’hui, croire qu’il adviendra quand même, avec juste un peu de retard, est un acte de foi.
La survie des entreprises dépendra de leur capacité à se délester du futur “officiel” et à reconnaître au contraire que le monde de demain échappera, dans des proportions qu’il est malaisé d’estimer, à leur capacité à prévoir.
[…] créer de la valeur, plus en adéquation avec le monde tel qu’il vient plutôt qu’avec celui qu’il a été
Incertain, le futur doit donner naissance à des anticipations plurielles de ce qu’il pourrait être. Chacune de ces anticipations sera un regard inédit que l’on porte sur le présent depuis un futur possible. Ensemble, elles contribueront à rendre les entreprises et leurs dirigeants plus aptes à percevoir et à faire sens d’émergences, c’est-à-dire, au sens de la théorie des systèmes complexes, de propriétés et de structures cohérentes qui apparaissent dans l’environnement, sans planification ni impulsion extérieure.
Ensemble, elles composeront l’outillage intellectuel indispensable dont les entreprises ont besoin pour rendre intelligible ce qui échappe à la volonté de leurs dirigeants et à la capacité d’action de leur collectif, et qui était, précisément pour cette raison, jusque-là ignoré.
Dès lors, que peuvent les organisations ?
- Une entreprise a pour finalité de créer de la valeur pour ses clients, pour ses actionnaires, pour ses collaborateurs, voire pour la société toute entière ainsi que pour l’environnement.
- Pour y parvenir, elle adopte une stratégie, qui repose sur un regard inédit sur le monde et les dynamiques de transformation qui le traversent.
- Pour repérer et comprendre les forces qui façonnent l’environnement de leur entreprise, les dirigeants ont recours à la prévision.
- En situation d’incertitude systémique, radicale et globale (bienvenue en 2020 !), la prévision est inopérante. Dès lors, il est nécessaire de recourir à de nouvelles méthodes pour explorer les futurs possibles et mieux comprendre les menaces et les opportunités qui existent au présent pour l’entreprise.
De nouvelles méthodes sont nécessaires afin :
- d’étudier attentivement la manière dont une entreprise fabrique, aujourd’hui, de la valeur pour ses parties prenantes ;
- d’analyser le regard que portent les dirigeants de l’entreprise sur le monde et les dynamiques de transformation qui le traversent ;
- d’explorer rigoureusement plusieurs futurs possibles, car en situation d’incertitude systémique, radicale et globale, il n’y a pas un seul futur officiel qui adviendra nécessairement ;
- d’utiliser ces futurs pour décoder le présent et identifier, dans l’environnement de l’entreprise, des menaces et des opportunités jusqu’alors insoupçonnées ;
- de construire de nouvelles options stratégiques, c’est-à-dire de nouvelles façons de créer de la valeur, plus en adéquation avec le monde tel qu’il vient plutôt qu’avec celui qu’il a été.
Dans la rubrique des nouvelles méthodes, au chapitre de la construction, il y a la remise en cause des modèles existants et stables, avec l’acceptation que nous vivons dans un monde que nous en comprenons que partiellement.
La stabilité des prédictions basées sur l’extrapolation des modèles de connaissance se heurte aux cygnes noirs qui apparaissent soudain, et qui ont le pouvoir de bouleverser nos prévisions.