Introduction
Nous aurions pu mieux nous préparer ! Tirant un premier bilan de la crise du Covid en janvier 2022, le ministre suisse de la santé, Alain Berset, a reconnu que la Confédération avait commis des erreurs. Et pourtant, on avait bien essayé de la rendre attentive à la nécessité d’anticipation !
Au-delà de la crise du Covid, le Conseil Fédéral est aujourd’hui confronté à des problématiques dont la complexité et la vitesse d’occurrence augmentent rapidement. Tensions internationales, migrations à grande échelle, inflation et ses conséquences économiques, polarisation politique et sociale, obsolescence des compétences professionnelles sans parler du vieillissement de la population et de son impact sur les assurances sociales : les défis ne manquent pas.
Or le futur ne s’annonce pas plus simple. Quel sera l’impact des crises liées au climat, à l’accélération de la digitalisation et l’avènement rapide de l’intelligence artificielle ou encore la dématérialisation des économies et des sociétés ?
Comment gérer les nouvelles formes de turbulences politiques, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays ?
Demain ne sera pas un aujourd’hui simplement plus chaud ou plus digital. Notre avenir pourrait bien être très différent des futurs que nous imaginons généralement.
Dans un contexte aussi difficile et imprévisible, que signifie « être prêt pour le futur » pour des acteurs politiques ?
La prospective offre des pistes intéressantes pour appréhender ces situations.
Comment exploiter la prospective en politique ?
La prospective : c’est quoi ?
La prospective est une discipline qui consiste à imaginer des futurs possibles et à les étudier pour mieux comprendre les tendances, les incertitudes et les opportunités qui pourraient se produire. Elle utilise d’une part des techniques d’analyse de données, de simulation et de modélisation et d’autre part les imaginaires pour dessiner des futurs possibles et étudier les possibles conséquences de premier, deuxième et troisième ordre de décisions ou événements potentiels.
Faire de la prospective, c’est par exemple imaginer plusieurs scénarios pour le futur. Les scénarios se distinguent des pronostics en ce qu’ils n’essaient pas de prédire l’avenir en termes de probabilités, mais de décrire des futurs possibles, probables et d’autres plus souhaitables pour notre pays.
Devenir acteur plutôt que victime de notre futur
Comme l’adage nous le rappelle : gouverner c’est prévoir. Mais dans le monde actuel quel sens doit-on accorder au verbe « prévoir » ?
La prospective en tant que muscle de réflexion, permet de penser au-delà des besoins immédiats ou des gains à court terme et peut aider les politiciens à faire des choix éclairés sur la meilleure façon d’affecter les ressources et de se préparer à toute éventualité. Il faut l’entraîner.
Les crises majeures ont souvent agi comme des catalyseurs de changements économiques et sociaux. Ces ruptures sont néanmoins le résultat d’une évolution qui a souvent des origines plus lointaines.
Qu’elles soient rapides ou non, devons-nous prendre ces évolutions majeures comme une fatalité, des défis auxquels il faut faire face ? Non. Notre gouvernement et notre tissu économique et social ne doivent pas devenir les victimes de changements sociétaux. Ils doivent en être les acteurs.
La prospective et la pensée stratégique à long-terme sont d’autant plus importantes en périodes d’incertitudes et de changements. Non seulement pour préserver l’existant, mais aussi et idéalement pour imaginer construire le nouveau.
Un temps pour tout ? Repenser notre horizon-temps
Or l’horizon temporel du politicien s’inscrit souvent dans un agenda politique défini, un cycle électoral relativement court. Sa vision se limite trop souvent au moyen-terme.
Dans un contexte démocratique, l’évolution de notre cadre juridique requiert un processus qui s’inscrit dans la durée. Adapter nos lois (ou en créer de nouvelles) exige une perspective dépassant la décennie, comme en témoignent aujourd’hui les conséquences visibles des développements de l’intelligence artificielle, la blockchain ou les smartphones dont les origines remontent au siècle dernier.
Dans tout processus politique il est impératif de se projeter dans des futurs lointains. C’est ce que propose la prospective.
Démocratiser la prospective
Qui a aujourd’hui la responsabilité de la prospective dans notre pays?
Au niveau fédéral, la prospective est la responsabilité d’un état-major ancré dans la Chancellerie. L’Etat-major de prospective de l’administration fédérale, mandaté par le Conseil fédéral, élabore tous les quatre ans une vue d’ensemble des principaux thèmes déterminants pour la future politique fédérale.
Le document en question sert de base au programme de la législature (le dernier en date est intitulé : Suisse 2035). Son horizon temporel est d’une dizaine à une quinzaine d’années, c’est-à-dire qu’il s’étend délibérément au-delà de la périodicité quadriennale du programme de législature. Il étudie tant des tendances extrapolées à partir de données du passé que divers scenarios projetant des visions nouvelles, parfois provocatrices, du futur.
S’il permet au Conseil Fédéral de s’informer pour rédiger son programme de législature, il est aussi censé lui ouvrir les yeux sur les défis plus lointain – afin de lui permettre de considérer des hypothèses de plus long-terme dans ses décisions. Relatif aux nouvelles technologies, l’entité TA-SWISS a pour mission d’examiner les opportunités et les risques que présentent celles-ci.
Dans cette optique également, le département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) a lancé en 2013 déjà, au sein d’armasuisse Science et Technologies, un programme de recherche en prospective, connu sous le nom de deftech.
A l’échelon cantonal, il existe peu de choses.
Le canton de Vaud est aujourd’hui – à notre connaissance – le seul à posséder une commission cantonale de prospective (appelé Organe de prospective), créée en 2008. Comme l’état-major de prospective fédéral, cet organe, assisté d’une cellule de prospective, produit régulièrement des rapports, généraux ou thématiques.
Surprise
Les cellules de prospective doivent dessiner des futurs « non-linéaires »
« Le futur n’est pas une projection linéaire du passé ! »
Même si les études prospectives sont produites dans le cadre de collaborations avec de nombreux acteurs, elles sont souvent influencées par les institutions qui les réalisent. Cela peut entraîner des biais dans la sélection des variables et des conclusions.
En termes de gouvernance, les structures en charge de la prospective étatique sont souvent situées dans les départements de statistiques – en charge des données – et non dans les services de la culture – en charge de la créativité. Si ce rattachement peut sembler légitime, le risque d’effectuer un travail trop orienté sur le passé existe. Cela équivaut à conduire en regardant dans le rétroviseur.
La prospective doit permettre d’éclairer le champ des possibles (projections basées sur des données existantes) mais surtout d’esquisser celui des souhaitables (images de futurs désirés).
Dans l’équation de la transition que nous vivons, il y a d’une part les données disponibles et irréfutables du passé qui permettent des projections, et aussi les images que nous avons aujourd’hui du futur, et qui, elles aussi, vont fortement impacter nos actions et le cours des événements.
Or, nous avons tous tendance à coloniser nos futurs avec des images et les possibles disponibles d’aujourd’hui. Ce n’est qu’en imaginant de multiples « futurs possibles » – non pas en fonction des besoins d’aujourd’hui mais de ceux de demain – que nous pourrons envisager les meilleures façons de nous préparer à ces futurs et prendre des décisions aujourd’hui qui augmenteront la probabilité d’atterrir dans des « futurs désirables » plutôt que ceux moins souhaitables.
En d’autres termes, la prospective nous permet, non seulement d’anticiper, mais surtout de choisir plutôt que de subir. Les nombreuses entreprises qui utilisent cette approche l’ont déjà bien compris.
Etendre l’utilisation de la prospective
Exploiter le contenu des divers rapports de prospective – typiquement ceux produits par l’Etat Major de prospective du Conseil Fédéral ou par l’Organe de prospective du Canton de Vaud – ne devrait pas se limiter au seul gouvernement – ou administration – fédéral. Cela devrait constituer, dans notre Etat fédéral et libéral, une tâche de tous les acteurs politiques, à tous les échelons (Confédération, cantons et communes), et, bien évidemment, à chaque citoyen de notre pays.
L’utilisation de la prospective, comme approche stratégique, devrait se répandre au sein de toutes nos institutions, tant exécutives que législatives, et soutenir les prises de décision. Comme une boussole dans le brouillard.
Car comme l’affirmait le Chancelier de la Confédération Walter Turnheer, nous avons certes de bonnes structures, mais nos processus politiques sont relativement longs. Et les crises n’attendent pas. Un élément se dégage suite à la crise covid et aux impacts inattendus de la guerre en Ukraine: le besoin de mieux anticiper les crises possibles et leurs développements. « Si une stratégie générale était reconnaissable dans l’action du Conseil fédéral, une gestion de crise prospective a parfois manqué », constate le Chancelier.
En d’autres termes, nous devrions intégrer la prospective dans notre système d’exploitation plutôt que de l’utiliser comme une application éphémère de plus.
Recommandations aux élus de ce pays
Politiciens de milice, nos élus sont encore peu conscients des bénéfices de la prospective. Une meilleure connaissance de cette approche les rendrait mieux armés pour débattre et prendre des décisions qui façonneront le futur des citoyens helvétiques.
Voici trois recommandations concrètes à leur intention :
Apprenez !
Se projeter dans le futur n’est pas chose aisée. Mais cela s’apprend et des initiatives comme l’atelierdesfuturs.org mettent à disposition outils et savoir faire nécessaires pour débuter. Une fois assimilés les principes de base, on peut se projeter consciemment dans un futur plus lointain et explorer – ou élaborer – divers scénarios possibles, probables ou souhaitables ; en conservant à l’esprit que « l’impossible d’aujourd’hui pourrait être le possible de demain !».
Anticipez !
La démocratie possède son rythme propre. Les processus délibératifs peuvent être longs. Ils sont parfois mal adaptés à l’accélération croissante des changements de société. Les politiciens doivent donc tenir compte de ces lenteurs et anticiper. Anticiper les implications possibles de ces changements pour l’avenir et se projeter au-delà des horizons électifs…
Collaborez !
En politique suisse, on apprécie les « C » : consensus, compromis, collégialité ou concordance. Mais travaillons-nous vraiment ensemble ou juste « entre nous » ? Ajoutons donc le « C » de collaboration.
Dans un monde helvétique bien compartimenté, structuré et organisé, il est toujours plus important d’apprendre à collaborer, de porter notre regard au-delà des silos politiques ou scientifiques traditionnels. Pour être appréhendée avec succès la complexité exige une collaboration intense, une mise en commun des connaissances et des intelligences pour trouver des solutions nouvelles.
Lorsque le changement croît de manière exponentielle, que les innovations proviennent de convergences inattendues, la responsabilité d’un gouvernement n’est pas seulement d’accélérer pour y répondre mieux, mais également de les anticiper pour mieux les exploiter.
Conclusion
La prospective éclaire la gouvernance politique à deux niveaux. Premièrement, comme « outil », une source d’information nécessaire à l’élaboration des politiques publiques (au travers de rapports globaux ou thématiques). Deuxièmement, comme « philosophie », une démarche que les décideurs peuvent suivre pour développer une réflexion plus anticipatoire et prendre de meilleures décisions.
La prospective en politique représente donc un outil précieux et puissant dans ces périodes d’incertitude. Il est important de ne pas la limiter à un exercice de style.