NDLR : Avec le consentement des auteurs, ce billet est une reprise de l’article original publié le 24 janvier 2024 sur Le Figaro étudiant.
Si le texte est le même, certains liens et illustrations ont été ajoutés ou modifiés.
Nous vivons une époque où l’être humain et ses activités ont un énorme impact sur son écosystème. Le management doit-il évoluer aussi ?
Les transformations du monde invitent à repenser les écoles de management. Si le changement climatique ne suffisait pas pour s’en convaincre, les prises de position des étudiants « bifurqueurs », qui renoncent à emprunter la voie qui leur était promise à la sortie des grandes écoles, imposent de réfléchir en profondeur à l’adéquation des cursus et de passer à l’action sans plus tarder.
L’enseignement du management doit se hisser à la hauteur des enjeux existentiels qui caractérisent l’anthropocène, cette nouvelle époque dans laquelle les activités humaines sont désormais la principale force de changement sur terre. Cet enseignement gagnerait à s’inspirer des mots d’Yvon Chouinard, fondateur de Patagonia, au moment de transmettre son entreprise à une fondation : « La terre est notre unique actionnaire ».
(Ndlr : Lire à cet effet le billet «Quelle vision du monde se cache derrière l’annonce d’Yvon Chouinard, le fondateur de Patagonia ?»)
Chaque discipline reste dans son couloir de nage
Quel est le problème ? L’enseignement dans les écoles de management, en France comme ailleurs, est généralement organisé en disciplines qui ne communiquent pas assez entre elles. Marketing, stratégie, finance, leadership etc. Chacune prend soin de rester dans son couloir de nage. Gerald Davis, professeur de management à l’Université du Michigan récemment de passage à l’EM Lyon, remarquait que cette structure est ni plus ni moins que le reflet de l’organisation d’une entreprise comme General Motors… Au début du siècle dernier !
À l’intérieur de chaque discipline, l’enseignement reste également marqué par cet héritage.
En marketing, les étudiants apprennent comment vendre davantage de produits. En finance, profitabilité et rentabilité sont présentées comme des objectifs indépassables. En stratégie, le raisonnement repose essentiellement sur l’analyse des marchés, des produits, de la compétition, du potentiel de croissance et de la rareté de ressources propriétaires telles que les nouvelles technologies.
En anthropocène, ces paradigmes n’ont plus cours. En stratégie par exemple, la nature des ressources rares a changé. Les technologies les plus avancées sont de plus en plus accessibles à tous – à l’instar de l’intelligence artificielle générative. À l’opposé, les ressources qui étaient jusqu’ici en libre accès – l’eau, l’air, les sols – se raréfient, s’appauvrissent, voire s’effondrent.
« Les technologies les plus avancées sont de plus en plus accessibles à tous – à l’instar de l’intelligence artificielle générative. À l’opposé, les ressources qui étaient jusqu’ici en libre accès – l’eau, l’air, les sols – se raréfient, s’appauvrissent, voire s’effondrent. »
La croissance d’une entreprise peut être relativisée par celle du service rendu à la société
Quelle est la solution ? Une première étape consiste à reconnaître le problème.
Les “business schools” américaines – si souvent citées en modèle – n’en sont pas encore là, souligne notre collègue Gerald Davis, doyen associé « Business et Impact » de l’école de management de l’Université de Chicago.
En Europe en revanche, le processus a déjà commencé. Plusieurs écoles françaises en portent témoignage avec, par exemple, une intégration systématique des « Objectifs de développement durable » de l’ONU dans les enseignements. HEC, ESCP et EM Lyon s’inscrivent dans cette démarche.
Un second point majeur relève du contenu des enseignements.
Par exemple, le profit peut être présenté non pas comme un but en soi, mais simplement comme la condition de survie des organisations. La croissance des activités d’une entreprise peut être relativisée par celle du service rendu à la société – par exemple dans la transformation de l’économie vers un régime compatible avec les limites planétaires.
Favoriser le lien entre savoirs atomisés
Enfin et au-delà, cet objectif de service à la société invite à « inter-disciplinariser » nos enseignements et à contribuer à faire advenir un leadership capable d’orchestrer la nécessaire transformation des organisations.
L’enseignement du management gagne à favoriser le lien entre des savoirs atomisés et y insérer des questionnements sur les relations que les organisations tissent avec leurs multiples parties prenantes – collaborateurs, managers, consommateurs, actionnaires… et la société dans son ensemble.
Dans son dernier essai intitulé Courts-circuits, le philosophe des sciences Étienne Klein fustige “nos façons ordinaires de nourrir la vie des idées [qui] consistent à la découper en secteurs, à la compartimenter en disciplines, à l’atomiser en petites spécialités étiquetées bien comme il faut”. Il appelle sans plus tarder à « provoquer des courts-circuits » et, si possible, des « étincelles », en associant « des éléments trop souvent séparés dans les analyses ».
Prenons-le au mot et inventons l’école des courts-circuits, creuset de savoirs et pratiques congruents avec le nouveau « régime climatique », et pierre angulaire d’une humanité et d’une économie réconciliées avec le système Terre.