Source de l'illustration : philsp.com

Q195 | Peut-on faire de la science-fiction, un « mode de connaissance du futur » ?

9 février 2024
11 mins de lecture

Dans un environnement complexe et incertain, la capacité d’anticiper, de se préparer aux chocs et aux ruptures à venir est un atout majeur pour les individus et pour les organisations. Une discipline, permettant de se préparer à l’avenir s’est développée dans les années 1930 aux États-Unis : la prospective.

Longtemps assimilé à la méthode des scénarios, une méthode qui a fait ses preuves mais qui est couteuse en temps et nécessite une participation assidue de la part de ses parties prenantes, la prospective compte désormais de nombreux outils et méthodes permettant de réaliser des travaux plus courts, plus rapides, avec une participation réduite et qui s’agence davantage avec des agendas chargés et raccourcis. L’idée étant de capter, de captiver et de mobiliser un auditoire et des équipes, plus rapidement.

Le recours au récit et à la fiction est l’une de ces méthodes. Elle permet une immersion rapide et efficace, elle met ses interlocuteurs sur un pied d’égalité face à un futur proposé, sa distance avec la réalité favorise et suscite le débat.

D’ailleurs, depuis quelques années, les liens entre science-fiction et prospective se resserrent. On voit fleurir des initiatives qui relient les deux disciplines dont la plus célèbre en France est, bien entendu, celle de la Red Team. Comme la prospective, la science-fiction permet de réintégrer des problématiques de long-terme dans les réflexions collectives.

Les apports de la SF aux réflexions sur le futur sont notamment de trois ordres :

  1. Penser l’impensable. Yannick Rumpala, dans son ouvrage Hors des décombres du monde consacré à la façon dont la science-fiction traite des enjeux écologiques, explique que la science-fiction possède la capacité à nous projeter et à nous faire accepter certains sacrifices qui pourraient devenir un jour indispensables pour vivre sur une planète plus hostile. La science-fiction renforce nos capacités d’adaptation au changement. En deux mots, la science-fiction permet de penser l’impensable.
  2. Proposer un dispositif de simulation. La science-fiction, parce qu’elle peut s’appuyer de manière argumentée et scientifique sur le présent pour se projeter dans l’avenir, se rapproche sur certains aspects de la prospective qui utilise des méthodes analytiques et systémiques pour imaginer des futurs possibles. Contrairement à la vision superficielle que l’on pourrait retenir de ce genre littéraire, la science-fiction ne décrit pas des univers imaginaires, futuristes ou alternatifs totalement déconnectés du nôtre, et de notre quotidien.
    Bien au contraire, elle décrit une multitude de scénarios en prenant des éléments techniques ou scientifiques et en les projettent dans un avenir plus ou moins lointain. Elle pousse à l’extrême des technologies, des expérimentations, ou encore, des organisations de sociétés possibles. Elle invite ainsi le lecteur à se poser des questions sur la société vers laquelle il souhaiterait tendre, sur le bon usage des technologies : c’est en cela que la SF peut enrichir les réflexions prospectives et nourrir les débats de nos sociétés. Les œuvres de science-fiction s’appuient donc sur une compréhension fine du présent et mettent en place grâce au récit le recul nécessaire à une meilleure appréhension des conséquences possibles de nos choix de société actuels.
  3. Créer une culture commune. Par ailleurs, grâce aux ressorts de la narration et à sa large diffusion, la science-fiction permet de créer une culture commune et de mobiliser à grande échelle les individus sur des questions cruciales et contemporaines. La science-fiction invite ses lecteurs à se confronter de manière égalitaire à la complexité. Experts ou non experts sont étrangers au monde de la fiction. Tous ont la même légitimité à s’exprimer sur le récit.

« La science-fiction invite ses lecteurs à se confronter de manière égalitaire à la complexité. Experts ou non experts sont étrangers au monde de la fiction. Tous ont la même légitimité à s’exprimer sur le récit. »

Dans un article écrit pour un numéro spécial de la revue Futuribles sur les liens entre science-fiction et prospective, Yannick Rumpala écrit la phrase suivante : « Pour pouvoir faire de la science-fiction un mode de connaissance, il faut non seulement être attentif au récit, mais aussi à ce qui se passe en arrière-plan, à tout ce qui relie les protagonistes au monde qui les entoure. Voilà qui peut aider à percevoir par exemple dans quelle mesure de nouvelles technologies peuvent affecter les modes de vie. »

 

Concrètement comment faire de la SF un mode de connaissance du futur ?

Tout d’abord, pour faire de la SF un mode de connaissance du futur, il faut décortiquer tout ce qui se passe en arrière-plan comme l’explique Yannick Rumpala, c’est-à-dire, toutes les étapes qui permettent d’arriver à une vision finale, à un futur possible, tous les éléments qui font sens et permettent de créer un monde alternatif plausible au regard de notre monde actuel.

Pour cela, tous les ouvrages de SF ne se prêtent pas à l’exercice, il faut sélectionner des œuvres qui :

  • D’une part, qui s‘enracinent dans le présent : à travers le récit, nous devons être capable de comprendre les étapes, les différentes variables, dirait-on en prospective, et les hypothèses d’évolution qui ont été choisies pour ces variables et, qui, par un jeu d’assemblage aboutissent à un scénario de futur possible. Il faut que ces hypothèses correspondent à des signaux faibles présents actuellement dans nos sociétés, des signaux faibles que l’auteur aura extrapolés pour qu’ils forment les bases d’un nouveau monde et correspondent à une nouvelle normalité.

  • Et, d’autre part, qui imaginent les implications de ce futur dans différents aspects de la société pour créer un monde cohérent, qui dispose d’une logique propre mais compréhensible au regard de notre organisation sociale actuelle, un peu comme un monde alternatif, une réalité parallèle à la nôtre.

Quelques exemples :

Un bon féministe

Par exemple, dans « Un bon féministe », Ivan Repila décrit une société qui s’est polarisée autour de la question de l’égalité homme-femme. En réponse à des attaques masculinistes de plus en plus violentes, des féministes se mettent en tête d’accéder à l’égalité en entamant des actions violentes envers les hommes. Les lignes en faveur des féministes ou des masculinistes bougent en fonction de la violence des actions. Les hommes n’osent plus sortir seuls dans la rue par crainte de se faire agresser. Les pouvoirs politiques sont obligés de négocier avec les féministes pour arrêter la violence et de mettre en place des actions concrètes en faveur d’une totale égalité homme-femme.

D’un point de vue prospectif, ce roman est intéressant dans la mesure où il décrit un scénario de rupture par rapport à la situation actuelle, qui se base sur des signaux faibles présents dans notre société : une sorte de bouillonnement, des signaux de colère qui se manifestent chez les femmes et qui sont rendus visibles par les réseaux sociaux et les médias ; en témoignent la récente affaire Weinstein, le hashtag #Metoo, etc.

2055_

Autre exemple, 2055_ est un roman collaboratif écrit et illustré par les étudiants de la promotion 2021-2022 du master 2 Création éditoriale multi support de Sorbonne Université. Dans ce roman, les événements qui se sont déroulés entre 2022 et 2055 semblent faire l’objet d’une amnésie collective. La narratrice du roman découvre des archives dans sa maison familiale, on devine les événements qui ont jalonné les années 2022-2055.

On apprend par exemple qu’en 2022, des violences sociales (du type « gilets jaunes ») éclatent suite à la création de la BRAC (Brigade de régulation et d’accompagnement du changement), le bras armé qui accompagne le PRB (Plan de restructuration des besoins). Le Plan de restructuration des besoins vise à encadrer l’ensemble des besoins des habitants du pays afin de maintenir un niveau de croissance économique tout en consommant moins, ou mieux. En 2025, devant l’inaction climatique, des adolescents décident de se filmer en train de se suicider en se baignant dans des eaux polluées. Entre 2025 et 2030, la ville de Paris doit se prononcer quant à la végétalisation de ses rues ou à la mise en place de dômes climatisés pour faire face aux températures extrêmes atteintes en été. On comprend également que la population française a dû subir plusieurs confinements liés à la multiplication de pluies acides à partir des années 2030. C’est également à cette période que sont mis en place les PC (points carbone). Fruits de la 31e Conférence des parties (COP31) de 2026, les PC deviennent la monnaie officielle indexée sur la capacité de pollution. Toutes les autres devises sont alors suspendues.

Les archives racontent également la montée des eaux, les difficultés d’accès à la santé, les épidémies incontrôlables, le rationnement de la nourriture. Le livre suggère petit à petit le basculement de la société dans une extrême violence. Ce roman permet de rendre palpable un futur dans lequel rien n’a été fait pour lutter contre le réchauffement climatique, et dans lequel la population et les autorités ont dû prendre des mesures extrêmes pour sauver l’espèce humaine.

Moi Oméga

Dans Moi Omega d’Erwan Barillot, on suit l’histoire de Ian Ginsberg, un brillant étudiant de Harvard qui a créé le réseau social Friendscreen et a pour ambition de connecter tous les individus de la planète et d’en devenir leur dieu.

Cet ouvrage d’Erwan Barillot décrit un scénario extrêmement original dans lequel ce n’est pas la technologie qui a dépassé l’humain mais un humain qui a utilisé les progrès de la technologie pour devenir tout-puissant. La théorie qu’il met en avant dans son ouvrage est que la Singularité ne se produira jamais, dans la mesure où l’intelligence artificielle dispose, certes, de la capacité à s’adapter grâce aux progrès du machine learning, mais l’humain se caractérise par sa capacité à bifurquer, à prendre des décisions nouvelles, à innover de façon à créer des ruptures. Erwan Barillot met en lumière un sujet dont on parle peu : l’objectif final des grands dirigeants des GAFAM, tous très croyants. Il imagine les conséquences d’une fusion entre l’idéologie transhumaniste et le christianisme.

La question que soulève également cet ouvrage est celle de la liberté de l’homme face à l’urgence et à la résolution des crises (famines, pauvreté, inégalités, crise climatique, guerres…). Le livre décrit très bien comment les individus abandonnent petit à petit, volontairement, leur liberté pour laisser les algorithmes choisir à leur place. La guerre et la criminalité ont disparu, l’Afrique est sortie de la pauvreté, chacun a droit à l’amour et à la santé. Tous les êtres humains sont connectés entre eux et l’écologie des cerveaux constitue le cœur de la politique d’optimisation des ressources humaines de la planète. La « paix perpétuelle », concept utopique promis trois siècles auparavant par les philosophes des Lumières, est devenue réalité.

La bibliothèque des futurs : une base de données sur les futurs possibles

J’ai décidé de compiler toutes ces analyses dans un tableau réalisé avec l’outil en ligne Trello.

Ce tableau est organisé comme une fresque allant du futur proche à un futur plus lointain (2100), les ouvrages sont donc classés par horizon.

Pour chaque livre analysé, je mentionne :

  1. son horizon de temps,
  2. les thématiques principales abordées,
  3. l’intrigue,
  4. les étapes,
  5. les moteurs et/ou des éléments du scénario qui contribuent à créer un futur possible et cohérent.

Puis, dans une section « et si ? », je retranscris l’idée globale du scénario.

Enfin, j’organise le « retour à la réalité » en consacrant une partie aux signaux faibles présents dans notre société et que l’auteur a extrapolé dans son livre. Cette dernière partie, peut-être alimentée au fur et à mesure du temps qui passe et constituer un système de veille prospectif.

Les différents usages possibles de la bibliothèque des futurs

1. Faire de la veille de rupture

Une entreprise ou une organisation peut choisir d’organiser sa veille autour de trois ou quatre fictions structurantes pour son activité. Elle peut aussi, pour chaque scénario, décrire la meilleure stratégie à adopter pour survivre ou prospérer dans ce scénario.

Dans l’exemple ci-dessus, les différentes étapes du scénario du livre 2055_ décrit plus haut sont reprises dans les différentes colonnes. Ici, nous sommes dans un scénario de lutte contre les effets du changement climatique qui s’accélère. L’idée est de compléter ce tableau au fur et à mesure du temps qui passe afin de voir si l’on a tendance à se rapprocher ou à s’éloigner du scénario que nous avions envisagé. Pour chaque entrée, il s’agit d’agréger les faits qui vont dans le sens de l’affirmation de départ et ceux qui s’en éloigne pour voir si notre scénario de départ devient de plus en plus plausible ou au contraire de moins en moins vraisemblable au fil du temps. C’est une façon originale et pertinente d’organiser la veille de rupture.

2. Faire de la veille thématique à travers la SF

On peut aussi utiliser la fiction pour organiser une veille thématique. Il s’agit alors dans ce cas de rechercher dans les œuvres de fiction les hypothèses ou les scénarios qui sont faites sur un domaine particulier.

Prenons l’exemple du tourisme. Un commanditaire nous a demandé de lui fournir différents futurs possibles pour le secteur du tourisme, tirés de la science-fiction. Nous avons donc, toujours sous la forme d’un tableau trello, proposé des scénarios d’évolution du tourisme tirés de livres de science-fiction. Soit, le secteur était directement décrit dans l’ouvrage, soit nous en avons imaginé les grandes lignes au regard du contexte décrit dans le livre. Par exemple, dans 2055_ où l’ensemble des trajets se fait désormais à vélo, il est évident que le tourisme sera un tourisme de proximité. Pour ce genre de veille thématique, on peut se restreindre aux seuls livres de SF ou y ajouter des scénarios issus de travaux prospectifs sur le sujet. L’idée étant d’imaginer les impacts de ces scénarios sur le secteur du tourisme et ses acteurs.

Veille thématique sur le tourisme à travers les récits de science-fiction

3. Utiliser la SF dans le cadre d’ateliers prospectifs : la Fresque des Futurs Fictifs (FFF)

La Fresque des Futurs fictifs vise à retranscrire un scénario de fiction sur une frise chronologique qui résume les différentes étapes du scénario et à faire réagir les entreprises à chaque étape selon une batterie de questions qui peuvent, bien entendu être adaptées, en fonction du commanditaire.

La Fresque des Futurs Fictifs à partir de « Moi, Omega »
  1. Quels sont les impacts de ce scénario sur mon entreprise ?
    1. Sur l’organisation interne
    2. Sur ce que je vends
  2. Quels nouveaux produits puis-je proposer ?

  3. Quelles décisions / mesures significatives peut prendre mon entreprise au regard du contexte ?

Les participants sont alors invités à coller des post-its de couleurs différentes pour chaque question à différentes étapes du scénario.

Il est intéressant de voir si certaines idées proposées en début de scénario sont toujours viables à la fin du scénario. Il est d’ailleurs possible de dévoiler les étapes du scénario au fur et à mesure.

On garde un temps à la fin de l’atelier pour organiser le « retour à la réalité » :

  1. Les nouveaux produits et les décisions prises sont-ils spécifiques à ce scénario ou pourraient-ils répondre à des besoins actuels ? S’ils répondent à des besoins actuels, quelles sont les étapes pour les commercialiser/mettre en place dès demain ? 

J’ai présenté ici trois façons d’utiliser la science-fiction comme outil de veille et de prospective mais il en existe sûrement d’autres à inventer : un jeu de cartes inspiré des livres présents dans la bibliothèque des futurs est d’ailleurs en préparation…

2 Comments Laisser un commentaire

  1. Très bonne idée d’encrer dans notre présent les points clefs du scénario du livre par l’intermédiaire d’articles de presse. De plus votre tableau donne de bonnes idées lectures! Merci!

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