Maintenant que nous avons commencé à nous intéresser au « comment » anticiper, notamment en identifiant les grandes phases de l’activité d’anticipation, nous allons nous pencher sur ce que nous appelons les prismes, c’est-à-dire, les différentes manières d’appréhender les futurs.
Au cours de notre étude, nous nous sommes rendus compte que la plupart des organisations avaient, de par leur culture, leur secteur d’activité ou les personnes qui la composent, une manière particulière d’appréhender les futurs. Nous avons donné à cette manière d’appréhender le futur le nom de prisme. Cela représente en effet selon nous un angle particulier permettant d’observer le présent et les futurs possibles.
Nous avons identifié quatre prismes différents, que nous avons cherché à décrire de manière précise, en identifiant pour chacun d’entre eux quatre éléments caractéristiques.
Il y a tout d’abord ce que nous appelons le focus c’est-à-dire un aspect spécifique sur lequel l’organisation va chercher à concentrer son regard, notamment dans les phases de captation et d’investigation (n°1 et 2).
Il y a également les principes structurants qui vont avoir une influence fondamentale dans la manière dont l’organisation perçoit son action, et donc organise son activité d’anticipation. Il y a ensuite l’état final recherché, c’est-à-dire l’objectif qui va guider l’activité d’anticipation, ce que l’organisation cherche ultimement à atteindre. Et, enfin, il y a la façon de voir le monde, c’est-à-dire les lunettes avec lesquelles l’organisation observe les phénomènes extérieurs, considère les interactions et donc appréhende également le(s) futur(s).
Ces quatre prismes ne sont bien sûr pas exclusifs même si une organisation va avoir tendance, pour différentes raisons, à en utiliser un prioritairement. Leur usage n’est pas toujours conscient. C’est bien l’intérêt, il nous semble, de cette réflexion, car nous verrons plus tard qu’un usage de plusieurs prismes peut avoir de nombreuses vertus.
Quatre prismes complémentaires
Le prisme de la menace
Les organisations qui l’utilisent vont avoir tendance à focaliser leur attention sur des événements extérieurs difficilement prévisibles qui viendraient changer l’environnement ou les règles du jeu, temporairement ou sur la durée.
Ce prisme fait écho aux travaux de Nassim Taleb sur la théorie du cygne noir, ces événements rares et extrémement difficiles à prédire qui ont pourtant un impact majeur. Les organisations qui utilisent ce prisme de la menace vont donc rechercher volontairement des éléments inattendus ou imprévisibles pour s’y confronter, comme le montrent les exemples de la Red Team et de Radar, mises en place par l’armée française ainsi que sous une autre forme le projet Anticipascope mis en place par le dispositif de prospective d’armasuisse Science et Technologies.
L’objectif de l’organisation est d’être beaucoup mieux préparée et de pouvoir réagir plus efficacement, dans toutes les situations et notamment en situation de crise, en ayant déjà anticipé certaines parades ou dispositifs. L’usage de ce prisme est lié à une vision conflictuelle du monde, où les interactions sont avant tout régies par des logiques de confrontation, de puissance et de domination. Ceci explique qu’on puisse recenser un usage régulier de ce prisme parmi les différentes armées dans le monde.
Le prisme de l’opportunité
Dans ce cas, l’organisation va concentrer son attention sur toutes les évolutions de l’environnement, tendances ou signaux qui vont pouvoir lui être favorables, comme les évolutions technologiques. Ces dernières années et encore actuellement, de nombreuses organisations ont chaussé ce prisme pour explorer les perspectives offertes par les systèmes d’intelligence artificielle.
Le grand principe de cette approche est de considérer que toute absence d’action entraînerait avant tout un risque de perte, et qu’il ne peut y avoir de statu quo. Quel que soit le contexte, un gain est possible, qu’il soit financier ou d’influence.
Ce prisme est profondément influencé par une vision entrepreneuriale du monde, où la croissance est un principe qui n’est pas remis en cause et où la prédominance est donnée à celles et ceux qui tentent, innovent et prennent des risques, pour bénéficier d’un coup d’avance sur la concurrence.
Il est donc plutôt logique que ce prisme soit adopté par de nombreux acteurs privés qui cherchent à gagner en influence sur leur marché ou en performance vis-à-vis de leurs clients, de leurs usagers ou de leurs partenaires.
Le prisme de la contrainte
Ici, le focus se fait sur les forces internes ou externes qui pourraient pousser l’organisation à repenser son modèle de fonctionnement, par exemple comme un accès restreint aux ressources naturelles ou le vieillissement de la population.
Le principe structurant de ce prisme est que certaines contraintes du monde physique sont indépassables, et qu’il est préférable de s’y préparer.
L’organisation cherchera donc avant tout à réussir son adaptation dans un contexte contraint qui aura été préalablement défini.
Notre étude nous a permis d’identifier l’exemple de Decathlon, qui part du postulat qu’il n’y aura plus d’accès au pétrole pour les entreprises privées d’ici à trente ans. Cette contrainte incite fortement cette entreprise dont les produits sont majoritairement fabriqués en plastique à imaginer de nouveaux produits et de nouvelles manières de les concevoir.
Le prisme de l’idéal
Les organisations maniant le prisme de l’idéal ne cherchent pas tant à se préparer aux futurs que d’en faire advenir un. C’est pourquoi elles vont mettre l’accent sur la définition et le partage d’une vision du futur qu’elles souhaitent faire émerger et voir se concrétiser.
Lorsque Meta nous propose une publicité pour le metaverse, c’est avant tout une vision du futur qui nous est partagée et que l’entreprise cherche à promouvoir. Les organisations qui adoptent ce prisme ont généralement la conviction qu’une vision désirable du futur peut être un moteur puissant d’action, qui donne envie aux membres de l’organisation et à ses parties prenantes d’agir.
Elles vont donc chercher à faire advenir cette vision qu’elles auront définie et projetée. Ce qui explique que ces organisations vont investir du temps et de l’argent dans des opérations de communication, de relations publiques ou de lobbying. Leur façon de voir le monde est prophétique.
Elles considèrent qu’il sera rendu meilleur grâce aux qualités de certains acteurs influents, qui apportent la bonne parole et éclairent l’humanité.
Comme nous l’avons déjà évoqué, en fonction des cultures organisationnelles et des environnements, le prisme est un tropisme plus ou moins fort, par essence non exclusif.
Nous constatons cependant que plus le niveau d’ambition des organisations est élevé, plus elles sont amenées à adopter différents prismes, étant conscientes des limites propres à chacun d’eux.
L’adoption de plusieurs prismes permet à la fois de varier les approches, d’explorer des champs d’observation plus larges et donc d’enrichir les éléments nourrissant les réflexions, tout en limitant ce qu’on appelle les angles morts de l’organisation.
Quel prisme adopter au démarrage ?
Si l’on admet qu’il y a un certain déterminisme, la première réflexion est de chercher à identifier le prisme vers lequel tend son organisation, pour en identifier à la fois les forces et les limites.
Une organisation utilisant majoritairement le prisme de la menace aura potentiellement un niveau de préparation élevé en cas de crise, ou tout du moins sera plus réactive. Mais il est probable qu’elle manque de ressources pour mobiliser ses membres ou ses partenaires lorsque l’on viendra à parler de vision et de développement.
La bonne pratique serait donc de chercher à développer l’usage de plusieurs prismes, même si à défaut nous recommandons avant tout l’usage du prisme de la contrainte comme point de départ. Au vu des enjeux actuels autour de la raréfaction des ressources, de la montée des tensions voire conflits autour de certains usages, il nous paraît assez inconscient, notamment pour les organisations fortement dépendantes d’une ressource, de ne pas chercher à adopter ce prisme de la contrainte.
En synthèse
La problématique
Les organisations ont-elles toutes la même manière d’aborder le monde et de percevoir les futurs ?
Nous appelons les différentes manières d’appréhender les futurs des prismes.
Les pistes de réponse
Nous identifions quatre prismes bien distincts, permettant d’aborder de manière différente les futurs : les prismes de
- la menace ;
- l’opportunité ;
- la contrainte ;
- l’idéal.
Ces prismes sont définis par plusieurs caractéristiques :
- le focus,
- les principes structurants,
- l’état final recherché et
- la façon de voir le monde.
Les directions d’action
Il est déterminant pour une organisation d’avoir conscience du prisme qu’elle adopte naturellement, de part sa culture, son secteur d’activité, le profil de ses dirigeants, etc.
Pour permettre une plus grande profondeur dans les réflexions d’anticipation, et atteindre le plus haut niveau d’ambition, l’organisation doit apprendre à manier plusieurs prismes.
Dans le monde actuel, aborder les futurs au travers du prisme de la contrainte nous paraît un exercice indispensable.
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