Q243 | Le métier de prospectiviste et ses évolutions

16 janvier 2025
12 mins de lecture
Sculpture Ali et Nino réalisée par l'artiste géorgienne Tamara Kvesitadze.
Sculpture Ali et Nino réalisée par l'artiste géorgienne Tamara Kvesitadze.

Beaucoup de personnes sont en français « prospectivistes », « futuristes », « futurologistes » ou en anglais « foresight practicionners », « Horizon scanners », « Futurists ».

Comment s’y retrouver face à la diversité des vocables ? Existe-t-il un profil type de « prospectiviste » ? des parcours typiques de formation et de carrière ? Où est ce que les prospectivistes sont positionnés dans les entreprises, sur quel type de poste en général avec quelles compétences clé ? Et enfin comment recruter le bon prospectiviste pour vous et votre organisation ? Y-a-t-il des évolutions notables sur le métier de prospectiviste qui seraient en cours ?

Autant de questions que l’on me pose souvent et auxquelles je vais tenter de répondre ici en m’appuyant sur mon expérience et la connaissance que j’ai de mes pairs, mais aussi sur le grand nombre de fiches de poste que je relaye sur les réseaux sociaux pour aider au recrutement des prospectivistes dans différents secteurs publics et privés, français et internationaux.

 

Le parcours des prospectivistes et leur diversité de positionnements dans l’entreprise

De même qu’il existe plusieurs façons d’anticiper l’avenir, il existe une diversité de parcours chez les prospectivistes.

Tout d’abord, il y a ceux qui penchent avant tout du côté des prévisionnistes du court ou moyen terme, et que l’on retrouve souvent parmi les « Chief Economists », dans les départements dédiés aux risques et à l’actuariat, par exemple. Ils sont ceux qui viennent de parcours scientifiques et économiques, qui maitrisent des modèles micro et macro-économiques, qui construisent des indices et des estimations. On les retrouve aussi dans les grands cabinets de conseil en stratégie ou dans les banques d’investissement.

Ensuite, il y a les prospectivistes stratèges systémiques.
Ce sont ceux qui sont le plus souvent sur le moyen et long terme, dans les départements de la stratégie et de la transformation des entreprises. Ils sont de profils généralistes, peuvent venir des sciences sociales au sens large, notamment de l’histoire et de la sociologie. On pourrait dire que ce sont des multi-potentiels, qui ont parfois eu du mal au début à trouver leur voie tant ils s’intéressaient à tout. Ils ont parfois fait des hypokhagnes et khagnes BL, l’ENS, un doctorat d’histoire ou de sociologie, l’ENA, pour les exemples français. Ils sont soit dans des positions publiques (service de prospective au niveau européen ou ministériel) soit dans des grands groupes (La poste, AXA, etc)

Par ailleurs, il y a les prospectivistes de l’innovation qui tourne autour des technologies et des usages.
Ce sont ceux que l’on retrouve dans les départements de la R&D et de l’innovation et qui pensent les disruptions par des fictions spéculatives et du prototyping. Ils sont souvent ingénieurs de formation, passés par le Royal college of art, ou par des écoles de design en France. Ils sont très ouverts sur les nouveaux médias et les nouvelles technologies (deep tech, etc). Ils sont passionnés par les séries, films, romans et comment nos imaginaires façonnent nos choix. Ils sont parfois dans une équipe interne mais souvent freelance ou dans des cabinets de niche. Certains font du design d’expérience, sont proches aussi des tendances liés à la mode et au luxe, aux stratégies de marques, etc. Ils savent mettre en place de l’intelligence collective pour accoucher de disruptions.

Enfin, il existe aussi les prospectivistes de conviction et d’engagement, un peu inclassables, souvent à leur compte, et qui se nomment parfois eux-mêmes des « futuristes » : ceux qui publient leur vision de l’avenir à travers un ouvrage ou un blog ou autres podcasts. Ils incarnent aussi par leur façon d’être, leur grande conférence, une forme de récit du futur, médiatisé et médiatisable. Chacun et chacune à leur façon. La sortie de leurs ouvrages donne lieu à de nombreuses présentations. Ils sont aussi conférenciers.

Une posture commune plus qu’un positionnement ou un profil ?

Vous l’aurez compris, les prospectivistes peuvent avoir différents profils et se retrouver dans différents positionnements au sein des organigrammes, mais des points communs se retrouvent dans leur posture :

Ils sont le plus souvent dans une posture d’humilité et de rigueur.
On ne peut pas prédire l’avenir, et on ne fait que capter des tendances et des signaux faibles et les mettre en évidence, les incarner pour aider les décideurs. Les prospectivistes laissent donc de la place aux doutes et aux questionnements. Ils intègrent les points de vue qui sont loin du consensus. Ils analysent aussi l’historiographie, car en acceptant qu’il existe différents regards sur l’histoire, ils laissent la possibilité de concevoir différents avenirs possibles.

Ils sont rigoureux dans le choix des méthodes et des outils et en connaissent à chaque fois les limites des approches qu’ils utilisent (que ce soit du delphi, des scénarios, ou autres). Ils savent expliquer aux décideurs les biais des analyses effectuées.

 

Les prospectivistes laissent donc de la place aux doutes et aux questionnements.

 

Ils sont le plus souvent dans une posture d’hybridation.
C’est en croisant les champs de connaissance de différentes disciplines, de différents services ou équipes, que l’on voit apparaitre des scénarios différents et donc des actions nouvelles (innovation, etc). Les prospectivistes sont capables de sortir d’un point de vue « disciplinaire » pour s’ouvrir à l’ambigüité, aux synergies entre différents regards sur le monde.

 

sortir d’un point de vue « disciplinaire » pour s’ouvrir à l’ambigüité, aux synergies entre différents regards sur le monde

 

Ils sont très curieux et ouverts sur le monde.
En effet, il est utile pour construire des études valables de croiser aussi les géographies, car différents territoires n’envisagent pas le même rythme de changement, la même façon de penser le temps long, etc. Les prospectivistes sont très créatifs et peuvent penser en arborescence, rebondir d’une idée à une autre. Ils manient aussi les métaphores, les analogies, pour aider les personnes à percevoir des avenirs différents et voir comment différentes visions du futur émanant de différentes cultures et territoires peuvent prendre sens.

 

Ils manient aussi les métaphores, les analogies, pour aider les personnes à percevoir des avenirs différents


Ils sont souvent aussi dans une posture qui croise l’anticipation avec des enjeux d’appropriations et d’actions, car il ne s’agit pas de sortir un n-ième rapport, mais bien d’apporter une valeur rajoutée à l’existant, de susciter le changement, des actions différentes. En cela, ils restent proches des opérationnels, proches du terrain. Ils doivent travailler avec des spécialistes du management du changement quand le contexte le nécessite.

 

ils restent proches des opérationnels, proches du terrain


Ils sont souvent très courageux, car il est parfois difficile d’être écouté.
Il existe de nombreux biais qui favorisent plutôt le statu quo. J’ai souvent dit ainsi que la prospective comme la sociologie était un sport de combat… et en effet, pour éviter le syndrome de Cassandre, il faut savoir arriver au bon moment, aves les bons arguments et les bons sponsors.

la prospective comme la sociologie est un sport de combat

Cassandra par Hugo Pratt : les femmes de Corto Maltese, 1994. Cassandra apparaît dans la Bande Dessinée La Maison dorée de Samarkand
Source : Huberty & Breyne

Qui sont les prospectivistes qui ont marqué l’histoire et que peut-on apprendre de leur parcours individuels ?

On s’accorde à dire que les prospectivistes qui ont marqué l’histoire sont les suivants et on peut voir à quel point leur parcours et leur histoire sont différentes :

Venus du monde anglo-saxon avec des publications en anglais, quelques exemples très souvent cités dans les ouvrages et qui reviennent aussi dans les moteurs de recherche :

  • Herman Kahn (1922-1983): Physicien à l’origine et membre de l’institut Hudson. Expert en stratégie militaire qui est dit être le père des scénarios. Un des premiers futuristes américains du vingtième siècle
  • Pierre Wack (1922-1997): Formation d’économiste à l’origine et planificateur chez Shell, il utilise les scénarios dans le secteur privé de l’énergie
  • Alvin Toffler (1928-2016): sociologue de formation et prospectiviste américain, auteur de future shock, il explore les changements technologiques et sociaux, et leur croisement.
  • Peter Schwartz (né en 1946) : de formation d’ingénieur, futuriste qui a créé le Global business network. Il a écrit The art of the long view.
  • Yuval Noah Harari (né en 1976 en Israel) : docteur en philosophie de l’université d’Oxford, auteur de Sapiens, de A brief history of tomorrow, entre autres.

 

Et en France :

 

J’ajouterai ici une liste de femmes moins mises en avant dans les manuels de prospective et les moteurs de recherche quand on indique « prospectiviste » ou « futuriste », mais parce qu’elles incarnent elles- aussi la prospective, chacune à sa façon bien sûr et avec des parcours et des origines/formations très différentes aussi comme on a pu le voir pour les premiers noms donnés ci-dessus :

  • Elisabeth Lulin- Grosdhomme (née en 1966 ) : parcours ENA/inspectrice des finances, sait articuler conseil en prospective et en stratégie, accompagne les entreprises vers l’innovation, conférencière/formatrice, mais aussi avec une activité d’investisseur en capital-risque (pour bonne compréhension des marchés et des modèles émergents)
  • Amy Webb (née en 1974) : se définit comme « quantitative futurist », Autrice de The signals are talking. Elle dirige le Future today institute.
  • Florence Gaub (née en 1977) : a étudié les sciences politiques à Munich et à la Sorbonne à Paris, autrice du livre Zukunft. EIne Bedienunsanleitung, prospectiviste au NATO defense college à Rome
  • April Rinne (née en ?): diplômée de l’Harvard Law School, et autrice du livre Flux, elle partage sa vision du changement et comment l’incarner dans des portefolios de carrière
  • Elatia Abate (née en ?) : nommée par Forbes comme « leading futurist »,  BA et MBA de l’université de Chicago. A fondé The future of now.

[Chère lectrice, cher lecteur, pardonnez cette intrusion, mais je me dois d’ajouter Cécile Wendling à cette liste de femmes prospectivistes remarquables. Autrice de ce billet et fondatrice de Pan-or-amiques, elle ne peut décemment pas se citer elle-même, mais son prénom et son nom résonnent dans nombre de travaux prospectifs d’envergure nationale et internationale. Quant à sa date de naissance… elle reste un mystère digne du futur lui-même. Q.]

 

S’il n’y a pas du tout de profil type en termes de formation initiale, on peut remarquer des points communs entre tous ces prospectivistes :

  1. Les publications : ils ont tous publié des ouvrages ou des rapports éclairant sur la prospective et le monde de demain, que l’on peut trouver en ligne, ou ils ont contribué à des rapports / études d’expertise collective.

  2. Leur visibilité et leur rôle de conférencier : ils ont tous une présence en ligne sur le sujet, blog, site web, réseaux sociaux et ils donnent régulièrement des conférences.

  3. Leur rôle de conseil à dirigeant : ils ont tous été reconnus pour leur rôle de conseil à dirigeants, qu’ils soient des leaders politiques, économiques ou militaires.

Comment recruter le prospectiviste qu’il vous faut ? que peut-on apprendre des fiches de poste ?

 

Ce qui est inclus dans les missions de la « prospective » est très différent d’une entreprise à une autre, donc il semble vraiment primordial de partir du terrain et pas d’une fiche standard pour rédiger toute fiche de poste.

Cela étant dit, voici les similitudes que l’on peut retrouver en consultant les fiches de postes disponibles en ligne ces dernières années (sur indeed, linkedin, bourse interministérielle de l’emploi public, entre autres) :

  1. On retrouve dans les fiches de poste un profil plus junior qui intègre le plus souvent la compétence veille stratégique (savoir suivre les évolutions réglementaires, technologiques, etc).
    Ils doivent aussi savoir rédiger des documents d’aide à la décision. Maitriser la mise en place d’un diagnostic après avoir fait une analyse de la littérature et des entretiens.

  2. On retrouve des fiches de poste avec des profils plus senior.
    Dans ce cas, on trouve aussi le management d’études sous-traitées, l’encadrement d’une équipe, la gestion de groupe de travail transverse, la relation avec les sponsors/les décideurs et une exposition à l’extérieur (prise de parole en public, etc).

L’évolution du métier dans le temps ?

 

Si l’on regarde l’évolution des fiches de postes sur les 10 dernières années, on peut voir que les profils sont actuellement plus ouverts vers l’extérieur qu’ils n’ont pu l’être avant. Ils sont très proche de mission de « thought leadership » et de communication/d’influence. Certaines équipes de prospective rattachées autrefois à la stratégie sont d’ailleurs rattachées maintenant à la communication (ex : AXA). Certains responsables de la prospective sont passés au sein des études liées à la marque et à la communication dans leurs organisations.

 

Certaines équipes de prospective rattachées autrefois à la stratégie sont d’ailleurs rattachées maintenant à la communication

 

Par ailleurs, on peut voir que les rendus de la prospective sont de plus en plus « expérientiels » dans le vécu du moment de partage (avec mise en scène, etc). On peut citer l’exemple du Radar de la DGA au sein du ministère des armées : l’événement se tenait à la maison de radio France à Paris et on pouvait vraiment noté des efforts de mise en situation pour les participants.

En outre, afin de rendre concrètes les conclusions des études prospectives, on peut observer un lien plus fort avec le « change management », voire le coaching et l’accompagnement des transformations. Ainsi, comme certaines évolutions à mettre en place ne sont pas facilement implémentables par certaines entreprises, elles ont recours suite à une étude prospective à de vrais programmes de change management pour faire aboutir les transformations nécessaires.

Enfin, on peut ajouter qu’il fut un temps où la prospective était un outil de bâtisseur, pour imaginer et construire  un monde nouveau, un outil « offensif ». Aujourd’hui, elle est plus souvent utilisée dans un but d’anticipation des risques / navigation de l’incertitude – autrement dit, un peu plus défensive que naguère. Ce constat conjoncturel est-il fait pour durer ?

Le rapport aux horizons de temps semble aussi changer :

le temps court, au rythme des start-ups, est vraiment de plus en plus court, on raisonne à l’aune d’un « runway » qui est souvent de moins d’un an.

Les entreprises se retrouvent en transformations permanentes et cherchent une prospective opérationnelle, de terrain… à l’autre extrême, le temps long, celui du changement climatique, des projections démographiques, voire des techno-utopies, amène désormais beaucoup de personnes à croire que nous sommes enfermés dans un avenir écrit d’avance à l’horizon de 50 ou 100 ans.

Du coup, on voit des difficultés à appréhender l’entre-deux, qui est pourtant la temporalité de la plupart des stratégies des grandes organisations.

Conclusion

Sans prétendre à l’exhaustivité, ce billet permet de donner quelques réponses sur le métier de prospectiviste, et le profil de ceux qui l’exercent, et les évolutions récentes ou en cours.

Il serait intéressant de voir à l’avenir si l’IA change ou pas le métier de prospectiviste (predictive modelling, etc). Il semble un peu tôt pour le dire à ce stade.

Rendez-vous dans trois ans ?

L’auteur tient à remercier Elisabeth Grosdhomme pour sa relecture attentive et ses contributions.

Et vous, qu’en pensez-vous ?
N’hésitez pas à :

1. partager votre avis ?
2. nous laisser un petit mot ?
3. rédiger un billet ?

1 Comment Laisser un commentaire

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Dernières parutions

Retour auDébut

Ne manquez pas