Les imaginaires : levier sous-exploité pour penser l’avenir
Les organisations font face à des incertitudes croissantes qu’elles subissent souvent plus qu’elles ne les anticipent : instabilité géopolitique, crises sociales et environnementales, pénuries de ressources, montée des inégalités… Ces dynamiques bouleversent nos modèles d’action et appellent de nouveaux outils pour penser l’avenir.
Ce que j’observe dans mes missions de conseil, c’est que les organisations s’appuient encore largement sur des approches linéaires et rationalistes pour anticiper le futur. Or ces cadres montrent leurs limites dès lors qu’il s’agit de capter la complexité, les discontinuités, ou les émergences.
Parmi les leviers encore sous-exploités : les imaginaires. Ils façonnent nos représentations du possible, influencent nos décisions, guident nos stratégies. C’est ce que j’explore dans le cadre de ma thèse à l’Université Paris-Dauphine PSL : comment mobiliser les imaginaires pour renforcer la capacité d’anticipation et d’action des organisations ?
Plutôt que de revenir ici sur les fondements théoriques du design fiction, des jeux de rôle ou des récits spéculatifs – déjà bien explorés dans plusieurs billets du blog – je souhaite partager quelques expériences concrètes qui m’ont permis de tester, ajuster, et questionner la mobilisation des imaginaires dans différents contextes organisationnels.
Les imaginaires à l’épreuve du terrain : présentation de 3 cas
Repenser le leadership dans un grand groupe industriel
Pour un acteur du CAC40, nous avons mené une cartographie des imaginaires liés au dirigeant de demain. En mobilisant des références issues de la pop culture, nous avons exploré comment les cadres percevaient aujourd’hui la figure du leader idéal : plutôt “Captain America” que “Shuri” de Wakanda…
Cette démarche a permis une confrontation entre les imaginaires dominants dans l’organisation et d’autres visions possibles : leader aidant, non-binaire, collaboratif, technocritique… En croisant ces récits avec des projections de situations de travail en 2040, nous avons mis en lumière des angles morts culturels, symboliques et managériaux. Cela a débouché sur une révision du référentiel interne d’identification des futurs dirigeants dans le vivier de talents.
Cette démarche a permis une confrontation entre les imaginaires dominants dans l’organisation et d’autres visions possibles
Imaginer la ville en transition
Aux côtés d’une municipalité engagée dans une démarche de transition écologique, nous avons proposé un atelier de projection vers 2040. L’objectif : faire émerger les imaginaires projetés de la ville par les habitants, les agents, les élus.
Ce travail a révélé des récits traversés de tensions : entre nostalgie d’une ville “à taille humaine” et fantasme d’une smart city ultra-connectée, entre peur de l’abandon et désir de résilience. En surface, il s’agissait d’urbanisme. En profondeur, il s’agissait de reconnaissance, d’attachement et de représentations du vivre-ensemble.
Les récits recueillis ont ensuite servi de base pour réfléchir à l’acceptabilité sociale des politiques publiques, en amont des projets d’adaptation au changement climatique.
En surface, il s’agissait d’urbanisme. En profondeur, il s’agissait de reconnaissance, d’attachement et de représentations du vivre-ensemble.
Croiser les imaginaires du luxe et de la tech
Pour un acteur du luxe, nous avons exploré le futur de la boutique physique à l’ère du numérique. La mission consistait à croiser deux univers culturels aux imaginaires souvent divergents : celui du luxe (intemporalité, rareté, artisanat) et celui de la tech (instantanéité, immersion, dématérialisation).
Cette confrontation a mis au jour des points d’ancrage inattendus : la réinvention de l’expérience sensorielle en boutique grâce aux technologies immersives, ou la montée d’un luxe “augmenté” mais désirable, ancré dans le soin et la relation. Ici, les imaginaires ont permis de faire émerger des espaces de création là où, initialement, il n’y avait que des oppositions perçues.
Les imaginaires ont permis de faire émerger des espaces de création là où, initialement, il n’y avait que des oppositions perçues

Ce que ces expériences m’ont appris
Toutes ces expérimentations m’ont appris une chose essentielle : les imaginaires sont des accélérateurs de transformation, à condition de les travailler intentionnellement.
Nos imaginaires ne sont jamais neutres. Ils sont façonnés par notre culture, notre environnement, nos récits dominants. Si nous ne les interrogeons pas, ce sont souvent des “scénarios par défaut” qui s’imposent à nous. C’est particulièrement vrai dans le champ de la transition écologique, où l’on voit émerger un imaginaire technosolutionniste omniprésent – comme si l’innovation allait mécaniquement “nous sauver”.
Mobiliser les imaginaires, c’est aussi se donner les moyens de résister aux récits imposés. Dans chaque organisation, il y a un combat narratif à mener. Nous avons tous à disposition des récits latents, des symboles enfouis, des désirs collectifs inexprimés. Les faire émerger, c’est permettre à d’autres futurs d’exister.
C’est un travail difficile, parfois inconfortable : il faut accepter de bousculer les croyances établies, de donner forme à des alternatives fragiles, sensibles, non finies. Mais c’est précisément là que réside leur force. Les imaginaires sont comme des lentilles : ils colorent notre lecture du présent autant que nos projections vers demain.
Mobiliser les imaginaires, c’est aussi se donner les moyens de résister aux récits imposés. Dans chaque organisation, il y a un combat narratif à mener.
Conclusion
Mobiliser les imaginaires dans les organisations, ce n’est pas simplement “rendre la prospective plus fun” ou “ajouter de la créativité” comme j’ai souvent pu l’entendre. C’est travailler la matière même du changement, en agissant sur les récits, les symboles, les représentations qui conditionnent notre rapport à l’avenir.
C’est un levier stratégique, mais aussi politique. Car si nous ne choisissons pas nos récits, d’autres les imposeront à notre place.
si nous ne choisissons pas nos récits, d’autres les imposeront à notre place.
Et vous, qu’en pensez-vous ?
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En complément, les différents articles d’Usbek & Rica sur les imaginaires.
Pour y entrer : Comment étudier le pouvoir de mobilisation des imaginaires