Q290 | Laisser des « trous » dans sa (design) fiction pour faciliter la projection des publics

Et si le secret d’un bon scénario de design fiction, c’était ce qu’il ne raconte pas ?
15 juillet 2025
7 mins de lecture
Dans les creux du récit, l’imagination trouve de quoi s’ancrer, compléter, s’approprier. Et pour cause, un récit du futur trop complet, c’est un futur déjà figé. Le défi est alors de savoir en dire et montrer juste assez pour susciter l’engagement des publics et des parties prenantes.

L’exploration

Vers Paris 2050, affronter ensemble les défis de notre siècle est une démarche de prospective citoyenne portée par la Ville de Paris is et le CAUE de Paris. L’initiative a invité une diversité d’acteurs – citoyens, étudiants, architectes, artistes et élèves – à imaginer la vie quotidienne à Paris en 2050 sur la base de quatre récits prospectifs. 

Ces récits fictionnels – imaginés à partir de grandes tendances en cours, de signaux faibles et de curiosités bien réels – plantent le décor de différents futurs possibles à Paris en 2050, sous l’angle des crises susceptibles de survenir dans les prochaines décennies et des diverses politiques publiques mises en œuvre pour y faire face. 

Apprentissage collectif face aux chocs, adaptation aux vagues de chaleur extrêmes désormais cycliques, accueil de nouvelles populations réfugiées climatiques, nouveaux rapports à l’eau et à la Seine après une crue centennale ; ces visions ont nourri les imaginaires des contributeurs et contributrices de la démarches dont le travail a fait l’objet d’une exposition au Pavillon de l’Arsenal en 2024, ouvrant un débat public sur les transformations urbaines à venir. 

Pour plus de détail concernant la démarche Vers Paris 2050 : https://design-friction.com/vers-paris-2050/ 

L’enseignement

Comment créer une fiction prospective ou un scénario de design fiction qui suscite l’engagement de son audience ? En en racontant le moins possible, ou presque !

C’est l’un des aspects les plus ardus de la création d’un scénario de design fiction ou d’un récit du futur : apprendre à ne pas tout dire ni tout montrer. 

Une projection réussie repose sur le partage du « juste assez », en laissant des zones d’ombre que l’audience pourra éclairer avec sa propre imagination. Ce sont ces silences du récit qui amènent le public à se projeter intimement en se posant des questions telles que : comment vivrais-je ou m’adapterais-je dans ce futur ? Et qu’en serait-il de mes proches ?

 

Une projection réussie repose sur le partage du « juste assez », en laissant des zones d’ombre que l’audience pourra éclairer avec sa propre imagination

Laisser (suffisamment de) place à l’imagination

Chez Design Friction, c’est ce que l’on nomme la gestion des « trous diégétiques » : des espaces de non-dits volontaires que l’audience complète avec sa propre lecture et sa propre vision, facilitant ainsi l’appropriation des enjeux de la (design) fiction.

Une légère digression est ici nécessaire pour aborder le concept de « diégèse », un incontournable dans la pratique du Design Fiction.

On qualifie de « diégétique » ce qui fait partie de l’univers présenté par la fiction. Dans un film, par exemple, un son diégétique est entendu par le personnage (ex. une voiture qui démarre en trombe), alors qu’un son « extra-diégétique» n’est entendu que par l’audience (ex. la musique de suspens qui se lance lorsque la voiture démarre en trombe). 

Par extension, dans un scénario de design fiction, les  « trous diégétiques » correspondent à toutes ces ellipses volontaires, ces choses que la fiction ne dit pas ; telle que l’origine d’un nouveau phénomène dans ce futur ou le déroulé d’une activité quotidienne de demain. Autant de manques que le lectorat pourra, s’il le souhaite, combler à la manière d’un texte à trous.

Bien gérer ces interstices dans la fiction nécessite de ne pas tout imaginer, ne pas tout raconter, ne pas tout prototyper. Il s’agit alors — et c’est là que commence le travail de design — de sélectionner les éléments les plus emblématiques du futur exploré avant de les esquisser à travers des objets, des services ou des environnements fictionnels. Pour plus de détails sur ce volet, nous vous invitons à (re)lire le premier RETEX des Futurs : Q278  Provotyper : raconter sa vision du futur grâce à un objet f(r)ictionnel.

Laisser des trous dans lesquels l’imagination du public puisse s’engouffrer peut sembler contre-intuitif pour les designers, formé·es à couvrir tous les cas de figure, à prévoir tous les usages et, plus généralement, à ne rien laisser en suspens.

Bref, un petit défi pour une profession qui a horreur du vide. Pourtant, c’est là toute la beauté du Design Fiction, du design prospectif et des récits en général : proposer un scénario ou un artefact qui ouvre plus de questions qu’il n’apporte de réponses.

 

Bien gérer ces interstices dans la fiction nécessite de ne pas tout imaginer, ne pas tout raconter, ne pas tout prototyper.

Une fresque fictionnelle imaginée par les participant·es à Vers Paris 2050.
Une fresque fictionnelle imaginée par les participantes et participants à Vers Paris 2050, qui s’inscrit dans les trous des synopsis de projection.
[Crédits : Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement de Paris]

Le défi de ne pas tout raconter ni tout montrer

Dans la pratique, le défi de raconter « juste ce qu’il faut » se pose dès la conception des scénarios qui définissent « à grands traits » chaque futur exploré. Nous pouvons imaginer le chemin qui mène au futur à explorer — avec les transformations et les ruptures qui font que cet horizon pourrait se produire — mais nous n’allons que très rarement l’évoquer dans le scénario final. 

Si poser ce chemin nous permet de garantir la cohérence de la vision du futur proposée, ne pas l’exposer nous aide à comprendre comment les publics imaginent la façon dont on pourrait, demain, en arriver « là ». 

Cela s’apparente à un exercice de « backcasting » en prospective, ou rétrospéculation, dans sa version appliquée au Design Fiction : l’audience imagine elle-même les facteurs d’apparition d’un futur exploré, en posant les événements qui y ont conduit. 

Ce travail de construction des étapes possibles permet d’ouvrir et de nourrir une discussion collective sur les initiatives qui seraient à mettre en place dès aujourd’hui pour tendre vers, ou à l’inverse éviter, l’horizon présenté dans la fiction, selon que ce dernier est jugé souhaitable ou non. De précieux enseignements pour « faire atterrir les futurs » dans le présent, pour passer de la fiction à l’action.

Ainsi, laisser place à l’interprétation et à l’appropriation par le public, c’est l’ambition qui se niche derrière les récits imaginés pour la démarche de Vers Paris 2050. Nous avons proposé des socles de récits sur lesquels construire en amenant de nouvelles idées qui convergent ou divergent avec la fiction de départ. 

L’auteur de science-fiction Bruce Sterling, qui a contribué à poser les premiers jalons du Design Fiction, le résume très bien en quelques mots : 

« Raconter des mondes plutôt que des histoires. »

En d’autres termes, définir les contours d’un futur possible avec ses valeurs, ses règles, ses changements, puis laisser libre cours à l’imagination pour le peupler avec de nouvelles pratiques du quotidien, de nouveaux services et lieux de vie. 

Pour des démarches citoyennes comme celle portée par Vers Paris 2050nous privilégions des récits courts qui se veulent avant tout des amorces, des « Il était une fois » suffisamment élaborés pour mettre le pied à l’étrier de la projection dans les futurs.

L’exposition au Pavillon de l’Arsenal présentait au grand public les visions imaginées par les participant(e)s à Vers Paris 2050.
L’exposition au Pavillon de l’Arsenal présentait au grand public les visions imaginées par les participant(e)s à Vers Paris 2050.
[Crédits : Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement de Paris]

Des futurs dont vous êtes l’héroïne ou le héros

Le parti-pris de proposer des futurs ouverts dans lesquels évoluer et sur lesquels construire est indissociable d’une autre astuce, elle aussi mobilisée pour Vers Paris 2050 : nous ne mettons que très rarement en scène des personnages au sein de nos scénarios. Fidèles à la règle exprimée plus tôt par Bruce Sterling, nos fictions n’ont quasiment jamais de protagonistes dont on suivrait la vie dans le futur imaginé. Nous préférons que chaque personne qui explore, questionne ou enrichit nos scénarios en devienne le personnage principal

Plutôt que de se reposer sur l’identification à une figure imposée, nous avons à cœur que notre public déambule dans ce futur grâce à son imagination. D’une certaine manière, ce sont des futurs dont vous êtes l’héroïne ou le héros. Le champ est libre pour se demander ce qu’on deviendrait dans ce futur, à titre personnel et professionnel : 

  • Comment utiliserais-je cet objet ou ce service de demain ?
  • Comment est-ce que je le détournerais ? 
  • Comment pourrais-je m’en passer en inventant une autre solution ? 

Les brèches dans la fiction sont alors autant de portes d’entrée pour une pleine immersion et appropriation.

Cette ambition de combler les interstices du futur a été pleinement relevée par les participantes et participants de Vers Paris 2050, comme en témoigne la richesse des contributions exposées au Pavillon de l’Arsenal.

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