Nous étions plus d’une vingtaine à avoir convergé vers le quartier général de Futuribles à Paris, en ce 18 septembre 2025. Pourquoi ? Pour participer à cette masterlass sur la Causal Layered Analysis (CLA ou ACM en français pour Analyse Causale Multiniveau) donnée par son inventeur, le futuriste Sohail Inayatullah. Ce n’est pas tous les jours que l’on a le privilège d’échanger avec le créateur d’une méthodologie ! Un grand moment de bonheur également de rencontrer à nouveau plusieurs actrices et acteurs de notre communauté qui avaient eu ce même réflexe de curiosité !
L’approche ACM montre que pour transformer nos futurs, il ne suffit pas de changer de politique ou d’indicateurs : il faut aussi transformer les histoires profondes qui organisent notre rapport au monde, et ces histoires se résument parfois à quelques mots, à des métaphores dont la puissance évocatrice permet de mettre en mouvement changement et transformation et ce aussi bien la sphère professionnelle que privée.
C’est donc pour mieux connaître et expérimenter cette façon de procéder que nous étions à nouveau sur des bancs d’école, dans la bonne humeur et l’échange.
L’analyse causale multiniveau
L’ACM distingue quatre couches imbriquées, comme les strates d’un iceberg :
- La litanie – les faits visibles, relayés par les médias : dans le cadre d’un appel à la grève comme ce fut le cas le 18 septembre, ces litanies ressemblent dans la presse à : “le pays à l’arrêt”, “hausse du coût de la vie”.
- Les causes systémiques – les logiques institutionnelles et économiques qui expliquent ces faits : dépendances énergétiques, inégalités, silos bureaucratiques.
- Les visions du monde – les croyances et idéologies qui structurent nos jugements : “la croissance est non négociable” vs “le bien-être comme finalité”.
- Les mythes et métaphores – les récits implicites, souvent hérités de l’histoire ou de la culture : “David contre Goliath”, “le peuple contre les élites”.
C’est à ce dernier niveau que se joue véritablement la transformation : changer de métaphore, c’est ouvrir d’autres manières d’imaginer et donc d’agir.
Cette action se construit à partir d’une nouvelle vision du monde ou de la culture ; qui nécessitera naturellement une nouvelle organisation pour sa mise en place ; et qui se matérialisera par de nouvelles litanies identifiables. Celles-ci permettent donc de mesurer si nous nous trouvons dans la bonne direction et que l’implémentation a bien lieu.

L’importance de la métaphore
Les métaphores ne sont pas de simples figures de style. Elles cristallisent des manières d’interpréter la réalité, de justifier des choix et de tracer des horizons. Un même problème peut être saisi de façon radicalement différente selon le récit qu’on choisit.
- Dans le cas de l’ONU, tant qu’on la décrit comme un arbitre au “petit sifflet” face à des joueurs indisciplinés, on attend d’elle un impossible contrôle. Mais si on l’imagine comme une “famille d’organisations” ou une “équipe de Mandela”, on ouvre la voie à des logiques de coopération et de médiation nouvelles.
- En Mongolie, face au cancer gastrique, l’image fataliste était : “manger une boîte de conserve ou une carotte, c’est pareil”. Substituer à cette métaphore celle de “ton estomac n’est pas une poubelle” a permis de fonder des politiques de prévention et d’éducation sanitaire ambitieuses.
- Dans le secteur de l’énergie, la logique centralisée et court-termiste était guidée par l’injonction “garder la lumière allumée au moindre coût”. Repenser l’imaginaire autour de “choisir sa propre aventure énergétique” ouvre sur des écosystèmes décentralisés, collaboratifs et durables.
- Sur les questions de genre, la bascule de “compter les femmes” à “les femmes comptent” illustre comment un changement d’image peut restructurer gouvernance, financements et priorités, en passant d’une logique de quotas à une véritable logique de pouvoir partagé.
Ces exemples rappellent que les métaphores orientent la stratégie autant que les chiffres.
Ce qui apparaît rapidement et que nous ont confirmé les exemples fournis par Sohail est que c’est à ce niveau qu’émergent les différences individuelles, bien souvent sources des tensions à résoudre.
Si effectivement il n’y a pas unité et convergence entre les membres d’une équipe sur la nouvelle métaphore, il sera difficile de passer aux étapes suivantes et de faire advenir le futur souhaité.
Ce pivotage bien souvent entre LES anciennes métaphores individuelles et LA nouvelle métaphore est le point de convergence indispensable, le point de rassemblement pour la suite des activités (et des festivités).
Les défis du bottom-up
Reste une difficulté majeure : qui crée et impose ces métaphores ? Dans les organisations comme dans la société, elles émergent souvent “par le haut”, portées par les élites ou les cultures dominantes. L’enjeu, pour les praticiens de la prospective, est donc double :
- Mettre à jour les récits existants, souvent implicites ou invisibles.
- Créer des espaces où d’autres acteurs – citoyens, étudiants, salariés, minorités – peuvent proposer leurs propres métaphores, issues de leur expérience vécue.
C’est l’un des apports de démarches comme l’Atelier des futurs : démocratiser la production d’images et de récits, pour que les futurs ne soient pas seulement écrits par quelques-uns mais co-imaginés collectivement.
Il arrive cependant parfois que les exercice de prospective viennent toucher une thématique spécifique de l’organisation. Dans ce cas on veillera à ce que la métaphore soit compatible avec la métaphore principale, bien souvent la vision de l’organisation. Un ingénieur dirait que votre équation vient de recevoir des conditions qu’il est important de respecter.
Intégrer l’ACM dans une parcours prospectif
L’ACM peut être utilisée seule ou intégrée à d’autres outils de prospective (scénarios, roadmapping, design fiction). Elle apporte une profondeur particulière : elle relie le visible et le caché, l’indicateur et le récit. Une stratégie ne devient robuste que lorsqu’elle articule ces différents niveaux – de la mesure au mythe.
L’analyse causale multiniveau relie le visible et le caché, l’indicateur et le récit.
En fonction de votre objectif et du processus choisi, l’ACM peut soit être le point de départ pour d’autre travaux répondant par exemple à la question « à quoi ressemble un futur basé sur cette métaphore » ou plus spécifiquement « à quoi ressemblerait telle activité dans un environnement gouverné par une métaphore particulière ».
Rien n’empêche également, partant d’un scenario ou d’un livrable spécifique de réfléchir à quelle métaphore permettrait la réalisation de celui-ci, soit pour mieux la favoriser ou la combattre en fonction de l’opportunité ou de la menace qu’elle représenterait.
Dans le cadre du Roadmapping tel que présenté par le Professeur Robert Phaal, l’ACM présente un outil tout indiqué pour lier les actions nécessaires (les Quoi – What ?) de la deuxième étape aux comment faire (How ?) de l’étape 3. Le changement de métaphore explicité permettra de bouger les centres de gravités locaux et d’expliciter le passage à l’action dans la direction souhaitée.
Concrètement, cela signifie que l’on peut utiliser l’ACM pour :
- relier un nouvel indicateur (ex. au-delà du PIB, le bien-être ou la robustesse) à des changements systémiques (nouvelles institutions, nouvelles règles du jeu),
- les ancrer dans des visions du monde alternatives (bien-être, sobriété, coopération),
- et surtout les soutenir par des récits mobilisateurs (“un jardin à cultiver” plutôt qu’“une guerre à mener”).
Le changement de métaphore explicité permettra de bouger les centres de gravités locaux et d’expliciter le passage à l’action

L’ACM au niveau personnel
L’ACM ne s’applique pas seulement au monde du travail, mais aussi à l’individu. Elle aide chacun à explorer son récit personnel et à transformer sa vision de soi. La litanie correspond aux phrases que nous nous répétons sans cesse sur nous-mêmes ; le système reflète les règles de conduite qui organisent notre identité ; la vision du monde traduit la manière dont nous structurons nos représentations mentales ; et la métaphore devient « mon histoire ».
En posant les bonnes questions, l’ACM permet de réécrire cette histoire de vie, de dépasser les blocages et de construire une stratégie plus satisfaisante. Voici, reformulée par rapport à la version initiale de Sohail ce à quoi ressemble le parcours :
- Quels mots ou expressions reviennent constamment dans ma manière de décrire le monde et ma vision de celui-ci ?
- Qu’est-ce que je rejette ou mets de côté dans ce processus ? Quels aspects de moi-même ai-je tendance à minimiser ? Quels comportements des autres m’agacent ou me perturbent, et que révèlent-ils sur ma personne ?
- Quelles sont les origines profondes de ce problème ? Y a-t-il eu des événements déclencheurs qui ont façonné ma façon de voir ce qui est et ce qui devrait être ?
- Existe-t-il une métaphore principale qui illustre ma perception actuelle de la situation ?
- Quelle autre métaphore ou quel nouveau récit pourrait desserrer ces tensions ou transformer ces contradictions ?
- Quels comportements ou pratiques concrètes pourraient favoriser et renforcer cette nouvelle métaphore ?
- Grâce à ces nouveaux comportements, quels indicateurs ou mesures me permettront de constater mes progrès ?
Conclusion
En explorant nos métaphores, nous découvrons bien plus que des images : ce sont des points d’appui pour transformer notre rapport au monde et à nous-mêmes. Elles nous offrent la possibilité de passer d’histoires figées à des récits vivants, porteurs de sens et de changement.
Les métaphores sont comme des graines : elles paraissent petites et discrètes, mais portent en elles la puissance de forêts entières. Chaque image que nous choisissons d’habiter germe peu à peu, se transforme en récit, puis en gestes qui accompagneront sa réalisation.
En passant d’une métaphore à l’autre, nous semons déjà les possibles d’un autre demain. Ces graines, une fois enracinées, donneront naissance à de nouvelles histoires, qui à leur tour prendront corps dans nos vies et nos sociétés.
Cultivons-les avec curiosité et joie car bien choisies elles sont la promesse de futurs fertiles.
Les métaphores sont comme des graines : elles paraissent petites et discrètes, mais portent en elles la puissance de forêts entières


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