Q304 | Jouer le futur nous aide-t-il à mieux anticiper le futur ?

11 novembre 2025
4 mins de lecture
Manettes rouges de jeu d'arcade
Source : iChzigo sur Shutterstock.com

Imaginons que nous passions de nombreuses heures dans les jeux vidéo et que nous apprécions particulièrement les univers futuristes tels que ceux déployés par Cyberpunk 2077 (CD Projekt Red, 2020) ou Armored Core VI: Fires of Rubicon (FromSoftware, 2023) : notre pratique aurait-elle un quelconque lien, même ténu, avec notre habileté à anticiper le futur ?

A priori, nous pourrions penser que, non, aucun jeu vidéo – ni aucun roman, ni aucun film, cela dit – aurait la capacité de nous montrer ce que notre avenir sera, puisque, par définition, d’une part, la fiction n’a aucun compte à rendre au réel et, d’autre part, le futur se caractérise par une imprévisibilité ontologique dont nous avons tous·tes fait l’expérience.

Or, si la réponse était si catégorique, il y a peu de chance que cet article ait été écrit ; il doit donc bien y avoir quelque chose, dans la pratique vidéoludique qui m’a fait rédiger ce texte. Et pour mieux cerner ce « quelque chose », il semble opportun de se demander ce que « jouer » signifie, du moins au niveau anthropologique.

Autrement dit, si les êtres humains jouent, pourquoi jouent-ils ? Certes, nous pouvons jouer pour nous divertir et échapper à l’ennui qui nous guette ou aux affres de notre condition : c’est la position du philosophe français Blaise Pascal qui, au XVIIe siècle, est un des premiers à avoir reconnu une fonction noble à ces divertissements tristement disqualifiés depuis Aristote. Plus récemment, Stéphane Chauvier, un penseur français, a élaboré ce qu’il a appelé la fonction « éthico-métaphysique » du jeu pour saisir en quoi le jeu nous aidait à être acteur·rice de notre vie. 

 

Le jeu, c’est l’action allégée, l’action sans le poids de ses conséquences, sans le fardeau de son irréversibilité. 

 

Cette fonction part du constat que les jeux sont des métaphores de la vie – c’est-à-dire des images fabriquées par analogie –, qui nous apprennent, dans un premier temps, à diversifier notre agir dans un monde simulé contraignant (les règles du jeu fixent ce que nous pouvons faire ou ne pas faire pour atteindre nos objectifs), afin d’être en mesure, dans un deuxième temps, de réinjecter de la liberté dans notre agir quotidien, parfois accepté, du moins par certain·e·s d’entre nous, comme contraignant :

Pour voir ce que c’est de vivre, nous avons besoin du miroir des jeux. Dans les jeux, nous ne voyons pas la vie, mais nous voyons ce qui manque aux jeux pour être des imitations fidèles de la vie et, partant, nous découvrons ou devenons attentifs aux traits par lesquels la vie se distingue des jeux.

Dans les jeux, nous agissons, mais nous agissons en disposant d’une zone de repli. Ce qui se passe dans le jeu n’est pas destinal. Quoi qu’il nous arrive dans le jeu, quelle que soit l’issue que le sort, ou les autres ou nous-mêmes nous réservons, tout sera fini quand la partie s’achèvera.

Le jeu, c’est l’action allégée, l’action sans le poids de ses conséquences, sans le fardeau de son irréversibilité. 

 

Stéphane Chauvier, Qu’est-ce qu’un jeu ?, Paris : Vrin, coll. « Chemins philosophiques », 2007, p. 85
Combat dans Netrunner build

La réflexion de Chauvier, et cette citation nous le rappelle avec force, nous montre que le jeu est une pratique qui nous dit, par effet de contraste, ce qu’est la vie – ou, pour revenir au sujet de ce texte, ce qu’est le futur aujourd’hui –, puisque les actions entreprises dans le jeu, contrairement à celles que nous mobilisons dans notre existence, n’ont aucune conséquence réelle sur notre sphère pratique.

On peut donc revenir à la question qui a inauguré ce texte : que peut-on retirer du fait de jouer le futur ? Premièrement, que nous ne jouons pas le futur, mais l’image dun futur ; deuxièmement, que si le futur est une image, alors nous restons libres de questionner cette même image et, partant, d’interroger les valeurs sur lesquelles elle est fabriquée ou, plus globalement, ce que nous sommes en train de devenir.

Par exemple, jouer un netrunner dans Cyberpunk 2077 ou choisir avec parcimonie les améliorations de notre mecha dans Armored Core, c’est décaler notre regard de la représentation littérale et saisir les signaux faibles – notamment l’axiologie sous-tendant nos actions in-game – qui, depuis notre présent, construisent un imaginaire de l’avenir. 

Exemple de mecha de Armored Core 6.
Exemple de mecha de Armored Core 6. Source : theloadout.com

Pour le dire avec d’autres mots, les jeux futuristes, avec leur armada d’innovations technologiques et d’imaginaires science-fictionnels, ont pour avantage de nous rappeler que le futur est une image avec laquelle nous pouvons jouer et, ce faisant, face à laquelle nous pouvons rester libres.

En effet, nous immerger dans les dispositifs ludiques, y éprouver des émotions et activer nos facultés cognitives sert à s’égarer dans un nouvel espace-temps, qui n’est pas à considérer comme une fuite du réel, mais comme une traversée du miroir : nous vivons, fictionnellement, dans cet espace-temps alternatif qui s’est construit sur le nôtre et, grâce à cette immersion, nous apprenons à nous y mouvoir librement.

 

le futur est une image avec laquelle nous pouvons jouer et, ce faisant, face à laquelle nous pouvons rester libres

 

À l’heure des smartphones, des IA et des innovations technologiques qui ont tendance à uniformiser notre agir – nous sommes peu créatifs·ves dans notre utilisation de ces technologies –, on comprend mieux pourquoi il est intéressant de considérer les jeux, notamment vidéo, comme l’une des conditions de possibilité de toute réinvention du monde et de nos vies.

Jouer le futur, devenir un netrunner dans un monde hypertechnologique, c’est apprendre, sans même s’en rendre compte parfois, que nous serons toujours libres face à ce qui nous est présenté par les géants de la tech ou les gouvernements comme inexorable et ce, indépendamment de notre conviction que le futur ne sera jamais prédictible autrement que statistiquement (et encore).

Et vous, qu’en pensez-vous ?
N’hésitez pas à :

1. partager votre avis ?
2. nous laisser un petit mot ?
3. rédiger un billet ?

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Dernières parutions

Datagogie

La datagogie consiste à s’appuyer sur l’analyse de données numériques pour personnaliser, optimiser et piloter les apprentissages.…

Déconastrose

La déconastrose vient du fait que nous déléguons la gestion d’objets à des serveurs distants. Quand la connexion se rompt, on constate qu’on a perdu…

Anthromimie

L'anthromimie désigne le phénomène par lequel les intelligences artificielles et les plateformes numériques imitent les comportements sociaux humains tout en façonnant en retour ceux de…

Ne manquez pas