Ce billet est le sixième d’une série consacrée à la question : comment peut-on modéliser une civilisation ? Pendant 7 semaines, un nouvel article sera publié chaque lundi. Ensemble, ils vous permettront de découvrir le modèle civilisationnel des “pace layers”, imaginé par Stewart Brand.
Partons maintenant à la découverte de la couche de la culture.
Dans le modèle des pace layers, les six couches qui, ensemble, composent une civilisation, sont classées par ordre décroissant de vitesse d’évolution. Il s’agit de la “mode” (fashion dans le texte d’origine) à laquelle nous substituons les activités d’invention et d’innovation ; l’économie (et les modèles économiques) ; les infrastructures ; la gouvernance (et les modèles de gouvernance) ; la culture ; le vivant.
Continuons notre exploration du modèle des pace layers avec la couche de la culture.
D’après la définition qu’en donne l’UNESCO, “la culture, dans son sens le plus large, est considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances”.
La culture est palpable “ici et maintenant” à travers les gestes quotidiens que l’on répète sans s’en rendre compte, les rituels qui nous permettent de nous reconnaître, les artefacts que nous confectionnons et manipulons, etc. Moins évident, la culture façonne et, en retour, est façonnée par notre rapport au(x) futur(s).
Nos comportements, nos décisions, nos actions et nos émotions sont largement façonnés par la manière dont nous anticipons, c’est-à-dire dont nous nous représentons le futur.
D’après la définition proposée par le Centre national de ressources textuelles et lexicales, l’anticipation est une “opération de l’esprit” qui consiste à “se représenter une chose future”. Ici, on complètera en indiquant, dans l’esprit notamment des travaux de Riel Miller, ancien responsable du Programme “littératie des futurs” à l’UNESCO, qu’il y a anticipation lorsque le futur est “utilisé dans l’action”.
Ainsi, l’anticipation suppose d’abord l’adoption d’une “attitude prospective”, qui consiste, selon les mots de Gaston Berger (un personnage important que nous retrouverons un peu plus tard), à “diriger ailleurs l’attention”, en l’occurrence vers l’avenir. Ensuite, cette attitude doit permettre de “se préparer [puis de passer] à l’action”. C’est ainsi que les prévisions météorologiques ne constituent pas en elles-mêmes une anticipation au sens qui vient d’être exposé. Au contraire, consulter au réveil son application météo et décider alors de prendre un parapluie pour aller au travail est un acte d’anticipation.
Les deux composantes de l’anticipation – diriger son attention vers l’avenir et se préparer puis passer à l’action – font écho à la définition d’un système anticipatoire proposée par Robert Rosen, spécialiste de biologie théorique et auteur de l’ouvrage, Anticipatory systems: philosophical, mathematical, and methodological foundations. Rosen y définit un « système anticipatoire” comme “un système qui contient un modèle prédictif de lui-même et/ou de son environnement, lui permettant de changer d’état à un instant donné en accord avec les prédictions du modèle ».
En résumé, le futur ne peut exister dans le présent que sous la forme d’anticipations que nous sommes capables de produire en mobilisant des systèmes anticipatoires dont nous sommes tous dotés. Et puisque nous utilisons en permanence le futur pour prendre des décisions et pour passer à l’action, il s’avère essentiel d’étudier le fonctionnement desdits systèmes anticipatoires, qui sont le propre d’Homo anticipatio.
Un premier système anticipatoire, une première ambition : coloniser le futur
Depuis la première révolution industrielle jusqu’à aujourd’hui, nous nous sommes essentiellement appliqués à suivre l’injonction de Descartes à être “comme maître[s] et possesseur[s] de la Nature”. L’économie de marché puise son énergie dans la capacité sans cesse renouvelée de l’Homme à innover, c’est-à-dire finalement à coloniser le futur avec l’idée que nous nous en faisons aujourd’hui.
Dans ce mode de développement économique et social, le futur est un espace à conquérir et à façonner afin de réaliser nos désirs, que l’économie de marché fera en sorte de renouveler à l’infini.
Nous avons ainsi le futur en ligne de mire depuis le présent, et nous le construisons à coup de découvertes, d’inventions, d’innovations, de nouveaux business models, etc.
Or l’économie de marché est un système qui repose sur la croyance, aujourd’hui sérieusement remise en cause, selon laquelle le futur se plierait au sort que nous aurions décidé de lui faire et aux actions que nous entreprendrons au présent.
Sûrs de notre capacité à résoudre n’importe quel problème au moyen de solutions techniques toujours plus sophistiquées, force est de constater que nous n’avons qu’au mieux pris à la légère d’innombrables travaux qui, depuis les années 1970, nous alertent sur la non-soutenabilité de notre modèle de développement économique, la vulnérabilité des sociétés complexes, voire les risques d’effondrements.
Agissant et décidant comme si nous vivions dans un monde stable, nous avons cru bon de nous appuyer essentiellement sur la prévision pour dessiner les contours du monde, anticiper les transformations à venir et construire des politiques et des stratégies adaptées.
Et si, finalement, le futur échappait au moins en partie à notre volonté et à nos actes ?
Un second système anticipatoire pour dépasser le futur “officiel” et explorer des futurs “pluriels”
Dans la situation d’incertitude systémique dont la pandémie de coronavirus puis, plus récemment, l’invasion de l’Ukraine par la Russie ne sont que des symptômes, la prévision voit son domaine légitime se restreindre singulièrement. Jusqu’à il y a peu, le futur “officiel”, en forme d’accélération et d’intensification du présent, avait la faveur des pronostics et des probabilités ; aujourd’hui, croire qu’il adviendra quand même, avec juste un peu de retard, est un acte de foi.
Aujourd’hui, les femmes et les hommes d’action, au premier rang desquels les stratèges, doivent reconnaître que le monde de demain échappera, dans des proportions qu’il est malaisé d’estimer, à la capacité d’intervention de leur organisation.
Incertain, le futur doit donner naissance à des anticipations plurielles de ce qu’il pourrait être. Chacune de ces anticipations permettra, depuis un futur possible, de porter un regard inédit sur le présent. Ensemble, elles permettront à l’équipe dirigeante et à l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise d’être plus aptes à percevoir et à faire sens de l’inédit, de la nouveauté, des surprises qui caractérisent l’époque que nous vivons.