Timothée Parrique est un économiste, spécialiste de la décroissance et de la postcroissance.
En 2022, il publie chez Seuil « Ralentir ou périr », un ouvrage dans lequel il s’emploie à montrer les limites de notre modèle économique et à proposer une alternative.
Dans l’entretien à suivre, Timothée expose les raisons pour lesquelles la société de croissance s’est emballée au point de s’être muée en société d’excroissance. Ensuite, il revient longuement sur une bifurcation théorique et politique qui aurait pu avoir lieu au début des années 1970. Et pour conclure, il propose de généraliser le modèle d’entreprise à lucrativité limitée pour contrer les effets délétères du capitalisme financier.
Entretien enregistré le 10 septembre 2024
Remerciements : agence Logarythm
Entretien enregistré le 12 décembre 2024
Remerciements : agence Logarythm
Transcript de l’entretien
(Réalisé automatiquement par Ausha)
Moi professionnellement, je n’aurais aucun intérêt même à poser une question à un oracle.
J’ai aucune curiosité de savoir ce qui se passerait en 2020, en 2030, en 2040, en 2100.
Mais vraiment, si c’était un pouvoir aujourd’hui qu’on pouvait me demander de le faire, je me dirais, bon, franchement, si ça tombe sur l’heure de la sieste, ça ne me dérangerait pas de ne pas pouvoir le faire.
Et ça, je pense que ça vient…
Bon, bien sûr, j’ai quand même trouvé une question.
Je ne suis pas en train de me défiler complètement.
Mais ça vient d’une approche que je prends souvent, qui s’appelle une approche de constructivisme radical.
qui est le fait en fait que nos sociétés humaines en fait sont structurées par des institutions sociales qui sont donc socialement construites, socialement déconstruites, socialement reconstruites, ce qui assure en fait une certaine plasticité extrême au futur.
Et donc c’est pour ça que les fabulations en fait qu’on a aujourd’hui vis-à-vis des oracles et la relation qu’on entretient avec des experts où on les invite pour nous dire dites-nous ce qui va se passer dans le futur ça, ça nous…
dit quelque chose sur notre relation même au temps, où en fait on a une vision du temps qui est quand même assez linéaire, où on se dit, on voit le temps et le futur comme quelque chose que l’on pourrait extrapoler du présent.
Et donc on parle de prédiction, en anglais on parle de forecasting.
Alors que moi c’est vrai que ma spécialité en termes de Ausha, c’est pas le forecasting, même si en tant qu’économiste on le fait bien sûr, quand on fait des modélisations macroéconomiques, on part du présent et on projette, mais c’est plutôt le backcasting.
Le backcasting, c’est le contraire, c’est qu’on part d’un scénario futur qui n’est pas une prévision, qui est juste une construction abstraite.
On part d’une société en 2050, on ne l’a pas prédit, on l’a juste construite.
dans l’abstrait et on se dit, ah bah tiens, qu’est-ce qui ferait orienter le présent dans la direction de cette société ?
Donc ça, je pense que c’est deux relations complètement différentes qu’on a vers le futur.
Donc moi, c’est vrai que même la réponse d’un oracle, en fait, j’aurais du mal à la prendre au sérieux.
Je me dis en fait, le futur, il est tellement sensible aux décisions du présent qu’à partir du moment même où j’aurais posé la question et je recevrais la réponse de cet oracle, En fait, les changements que l’on fera dans le présent annuleront la véracité de la prédiction de l’oracle.
Mais bon, en tant qu’économiste écologique, je pense que j’essaierai de poser une question sur un indicateur phare de l’état de santé du système Terre.
Et vu qu’aujourd’hui, on se retrouve quand même au milieu d’une crise climatique qui n’est pas la seule crise écologique, mais qui est peut-être celle qui menace notre existence à court terme de la manière la plus visible, je demanderais…
peut-être un état du climat en l’an 2100 ou quelque chose comme ça.
Ce qui permettrait juste de savoir, en gros, en continuant comme ça, est-ce qu’on s’en sort ?
Du coup, je vais me permettre d’en faire un autre.
Tu nous as rappelé quels étaient tes fondements épistémiques.
Tu as évoqué un constructivisme radical.
Je vois passer dans la littérature qui me préoccupe professionnellement l’idée…
que la recherche, peut-être plus particulièrement la recherche en sciences humaines et sociales, devrait s’employer à construire les bases de ce que certains appellent une théorisation prospective.
Dit autrement, la recherche, si j’ai bien compris, souvent s’appuie sur des données qui sont collectées dans le monde, qui peuvent être collectées auprès d’États, collectées auprès d’entreprises, d’associations, qui sont liées à un monde.
Et ensuite, à partir de ces données, les chercheurs élaborent des modèles théoriques dans l’optique d’expliquer le monde, voire dans certains cas dans l’optique d’anticiper l’état futur du monde.
Mais au démarrage de cet effort de théorisation, il y a des données qui sont consubstantielles d’un monde qui n’existe plus au moment où l’effort de théorisation est arrivé à son terme.
Donc la théorisation serait alors éminemment rétrospective.
Est-ce que c’est possible, d’après toi ?
de se mettre à théoriser le monde, peut-être aussi des mondes désirables, en s’appuyant non plus sur des données telles qu’on l’entend classiquement en sciences humaines et sociales, mais en s’appuyant sur des produits de l’imagination prospective, c’est-à-dire par exemple sur la fiction.
Est-ce qu’il y a matière, selon toi, à s’appliquer, à théoriser, à partir d’œuvres de fiction qui nous raconteraient des futurs possibles ?
Bien sûr que la science-fiction, notamment au siècle passé, a eu tout un tas d’anticipations intéressantes, non pas parce qu’elles ont…
quelque part étaient validées, mais parce qu’elles ont interagé la société, est-ce que la fiction a une place, selon toi, dans nos travaux de théorisation ?
Oui, mais je vais quand même faire un petit peu plus élaboré.
C’est vrai que je partage avec toi une certaine position critique vis-à-vis des chercheurs en sciences interdisciplinaires, il y en a beaucoup dans les sciences de la soutenabilité, moins dans les sciences sociales, mais plus dans les sciences naturelles, qui nous disent qu’en fait, qu’il suffit de laisser parler les données.
que la science, en fait, se lie dans l’agrégation de beaucoup de données.
Donc, on va récolter des données et ensuite, on va les interpréter.
Et la vérité va émerger de ces données.
Moi, j’ai toujours trouvé ça extrêmement naïf, pour la bonne raison que la définition même d’une donnée, c’est quelque chose que l’on va arriver à mesurer.
Pour pouvoir mesurer cette donnée, il faut déjà avoir un indicateur.
Je te donne un exemple.
Si on veut mesurer la taille de l’économie, il faut une définition de ce qu’est l’économie.
et il faut un indicateur pour la mesurer.
Donc la taille de l’économie, ce n’est pas une donnée à travers par exemple celle du produit intérieur brut qui parle d’elle-même.
Il y a déjà eu une construction théorique qui est venue définir ce qu’on appelle les frontières de production.
C’est-à-dire ça c’est l’économie, ça c’est pas l’économie.
Et l’économie, tiens, on va la mesurer avec un indicateur d’agitation monétaire.
Ça c’est ce qui nous permet ensuite d’avoir des données de PIB.
Et aujourd’hui, on se rend compte que des choix théoriques qu’on a faits pour mesurer le réel, notamment…
Moi, dans mes recherches, le réel économique était des choix très étroits parce qu’ils ont été faits il y a très longtemps, à une époque où l’économie, on ne la liait pas forcément, par exemple, avec le fonctionnement des écosystèmes.
Et aujourd’hui, quand on regarde les données économiques, qui ne sont que des données monétaires, ça ne nous dit pas grand-chose.
On peut regarder des données monétaires et on se dit Waouh, cette économie, elle est vraiment resplendissante !
Regardez l’économie américaine, waouh, des taux de croissance géniales, le PIB qui se démultiplie !
Mais on sait aujourd’hui que la prospérité, c’est bien plus que juste l’agitation des dollars dans l’économie américaine.
Et donc là, on voit que ce n’est pas un problème de données, c’est un problème en fait.
Notre cadre théorique ne peut pas intégrer certaines données, par exemple les données de l’état du climat.
ne rentre pas dans notre modèle économique.
Moi c’est pour ça que pendant ma thèse je voulais faire de la théorie.
On m’a dit ne fais pas de la théorie parce que personne ne respecte les économistes qui font de la théorie.
Aujourd’hui on respecte les économistes qui sont forts en travail quantitatif, qui vont travailler avec des données parce que ça leur donne l’impression d’être des vrais scientifiques, un peu comme des gens qui travaillent en physique, en biologie ou même mieux, des gens qui travaillent dans des laboratoires.
Là on a vraiment l’impression de faire de la science quoi, limite on peut mettre une blouse blanche.
Alors que les sociologues, les anthropologues…
Alors non, moi je voulais faire de la théorie parce que je pense qu’aujourd’hui on est véritablement arrivé au limite de notre façon de conceptualiser l’économie et sa relation avec l’environnement.
Donc ça ne sert plus à rien en fait d’essayer d’aller chercher des nouvelles données parce qu’on ne sait pas quoi en faire.
Et donc il faut se poser une seconde et se reposer des questions absolument fondamentales d’économie politique et même de sciences sociales.
Qu’est-ce que la valeur ?
Qu’est-ce que l’économie ?
Quel est le rôle de l’énergie et des matériaux dans l’agitation ?
des euros dans une économie moderne.
Donc, toutes ces questions basiques pour lesquelles, je pense, on a principalement des mauvaises réponses aujourd’hui.
Et à partir du moment où on se lance dans le chantier de se dire Ah bah tiens, il faut radicalement inventer une nouvelle théorie et bien c’est là où on a besoin, parce que la théorie, on l’a vu, c’est une étape qui précède la collecte des données, d’une certaine manière, quand on parle de théorie fondamentale.
Et donc, la théorie fondamentale, elle vient d’où ?
si elle ne vient pas des données.
La théorie fondamentale, elle vient d’une zone un petit peu grise dans les sciences qu’on a du mal à décrire, mais qui est en commun avec les artistes.
On ne sait pas d’où vient l’inspiration des artistes.
Pareil, on ne sait pas trop pourquoi à un moment donné, Darwin a eu cette intuition de se dire peut-être que l’évolution des espèces fonctionne comme ça, ou Marx s’est dit peut-être qu’il y a ça, ou Adam Smith s’est dit peut-être qu’il y a ça, ou Marie Curie qui s’est dit…
Donc, cette espèce de première…
instinct d’explication, de se dire Ah, je pense avoir trouvé peut-être une manière d’expliquer un phénomène.
Je ne suis pas sûr, je n’ai même pas encore collecté des données, je n’ai pas la preuve, je n’ai même pas une preuve théorique, je n’ai pas une preuve empirique, mais j’ai l’impression qu’il se passe un truc.
Donc ça, c’est ça le travail qu’on a besoin de faire aujourd’hui.
Et les gens qui travaillent avec des fictions de science-fiction, de climate fiction, de cli-fi, de fiction politique, en fait, là, c’est de l’art.
bien sûr quand on écrit des romans, mais c’est à la croisée dans le sens où on doit se poser une question de, tiens, j’imagine une société qui fonctionnerait de manière radicalement différente.
Et là, je vais en citer deux pour qu’on ait des exemples en tête.
Par exemple, Voyage en misarchie d’Emmanuel Dawkes, qui est une très belle fiction politique en France, qui est sortie à la fin des années 2010.
Et Another Now de l’économiste grec Yanis Varoufakis, qui a une autre fabulation, la création d’une société.
éco-socialiste à travers l’histoire de quelqu’un qui arrive à voyager dans des dimensions différentes.
Et donc là, créer des systèmes complètement différents et se poser une question de comment serait créée la valeur dans cette société éco-socialiste créée par Yanis Varoufakis dans son imaginaire, en fait, c’est un peu comme un laboratoire.
Le laboratoire, c’est une zone simplifiée, en dehors de la réalité qui nous permet de tester des choses.
Une fiction, on pourrait même dire une utopie, un récit utopique.
C’est pareil, c’est un laboratoire d’expérience sociale qui va nous permettre de tester des choses.
Et donc, en ce sens, il faut voir ça plutôt comme des expériences de pensée qui peuvent nous apprendre des choses, à la fois sur le présent, on sait que le rôle des utopies, c’est de critiquer d’une certaine manière le présent, mais aussi d’inspirer des développements théoriques pour faire advenir des nouveaux modèles.
C’est quoi alors une recherche selon toi rigoureuse, lorsque le laboratoire c’est une œuvre de fiction, c’est une utopie ?
La recherche, on va dire par exemple en sciences physiques, va aller chercher sa rigueur dans…
La reproductibilité dans la maîtrise des conditions expérimentales dans lesquelles certaines observations sont faites et certaines observations sont reproductibles.
On attend aussi de cette recherche en physique, pour rester sur ce domaine, qu’elle puisse être contestée au sens de Popper, au sens peut-être aussi de Thomas Kuhn.
Qu’est-ce que c’est la rigueur selon toi ?
Quels seraient les principes de rigueur ?
scientifique, lorsque le laboratoire de pensée que l’on mobilise, c’est un laboratoire qui est peut-être situé à l’intérieur d’une œuvre de fiction, c’est un laboratoire qui est peut-être situé à l’intérieur d’une utopie, comment est-ce que des chercheurs d’un genre nouveau, qui travailleraient dans ces conditions de recherche, donneraient confiance finalement en dehors de leur laboratoire à leurs principales interlocutrices, à leurs principaux interlocuteurs ?
C’est quoi la confiance ?
les bases de la confiance de ce type de recherche selon toi ?
Quand on passe des sciences physiques aux sciences sociales, c’est la même chose.
Et là, on va prendre un exemple concret.
Aujourd’hui, dans le capitalisme contemporain, le mode d’allocation principal, c’est l’échange marchand.
Alors que dans d’autres systèmes économiques, c’est la répartition politique.
Dans d’autres systèmes économiques, c’est des modes d’allocation à travers le don et la réciprocité.
Notamment dans les sociétés féodales précapitalistes.
Là, on va dire qu’aujourd’hui, on a du mal à imaginer comment une économie pourrait fonctionner sans échange marchand.
C’est normal, même en tant que chercheur.
Moi, j’ai principalement étudié des économies où il y avait l’échange marchand comme mode d’allocation principal.
Donc, j’ai du mal à l’imaginer.
Là, je me dis, ah bah tiens, je lis peut-être une fiction d’une société qui n’a pas d’échange marchand.
où l’intégralité de l’allocation se fait à travers le don et la réciprocité, on va dire.
Voilà, on prend l’idéal type d’une société anarchiste où il n’y a pas de marché et il n’y a pas de monnaie.
Là, je me dis, ok, intéressant.
Qu’est-ce que ça me donne ?
Ça me donne une idée.
Je me dis, ah bah tiens, est-ce que ça serait intéressant de venir étudier l’allocation aujourd’hui, de voir non seulement les échanges marchands, mais de voir aussi peut-être des modes d’allocation invisibilisés dans notre théorie économique actuelle parce qu’ils ne se font pas à travers un échange marchand.
Et donc là, je reviens et je me pose la question, peut-être, je me dis, ah bah tiens, est-ce qu’il n’y a pas quelque chose d’intéressant à étudier sur un mode d’allocation non monétaire ?
Et là, je regarde un petit peu, je me dis, ah bah tiens, Couchsurfing.
On va revenir quelques années en arrière, à l’époque où c’était un petit peu le boom de Couchsurfing, où des chercheurs en sciences sociales commençaient à se poser des questions.
Comment est-ce que ça se passe, par exemple, la confiance sur Couchsurfing, vu qu’il n’y a pas d’échange monétaire ?
Et bah là, en fait, l’idée même de venir étudier Couchsurfing…
Elle m’a été inspirée par cette projection d’une société non marchande, parce que sinon, je n’aurais même pas considéré Couchsurfing comme quelque chose économique.
Donc là, on voit que c’est plutôt une inspiration.
Mais à partir du moment où j’identifie une question de recherche, par exemple, je me demande comment est-ce que la confiance est créée sur Couchsurfing, ou quelque chose même d’encore plus précis, et bien là, par contre, finit les fictions, finit…
Là, c’est une question de recherche classique.
Donc soit on peut avoir une explication théorique, soit une explication…
empirique pour laquelle il va nous falloir aller trouver des données, qu’elles soient quantitatives, qu’elles soient qualitatives, aller poser des questions à des gens qui font Couchsurfing pour leur demander quand est-ce qu’ils disent oui, quand est-ce qu’ils disent non à des invités.
Essayer de définir un petit peu un modèle simplifié pour expliquer la formation et la dissolution de la confiance dans le système Couchsurfing.
Et là, cette manière de construire une réponse, elle suit toute la rigueur des sciences dans le sens où on doit être absolument clair et transparent sur les étapes, les liens logiques.
la collecte des données, la transparence.
Et tu l’as bien rappelé, on doit aussi donner, et ça c’est une responsabilité scientifique, toujours un manuel de déconstruction.
C’est-à-dire de dire, voilà, moi j’ai expliqué la formation de la confiance dans le système Couchsurfing qui se forme grâce à X et Y, ça c’est ma théorie.
Avec les données que j’ai collectées et la méthode que j’ai utilisée, j’ai réussi à démontrer que c’était vrai, d’une certaine manière.
Mais si on arrivait à montrer que Z…
et W, et bien ça viendrait invalider ma théorie.
Et là, en fait, on part d’une question de recherche, on arrive à une réponse de recherche qui est formatée de manière scientifique pour pouvoir s’emboîter, en fait, dans le reste des connaissances scientifiques, ou peut-être la prochaine génération de chercheurs va dire Ah ben c’est marrant, il a expliqué la formation de la confiance sur Cardsurfing, nous on a fait plusieurs études, soit pour Cardsurfing pour montrer que c’était pas exactement ça, soit on a comparé avec d’autres modes d’allocation non monétaires, et on a découvert, en fait…
que dans d’autres modes d’agrégation non monétaire, par exemple Wikipédia, ça ne se construisait pas de la même manière.
Et donc peut-être cette théorie de formation de la confiance, elle n’est pas généralisable, c’est juste quelque chose de spécifique.
Et là on voit qu’on a cette agrégation des connaissances dans cette espèce de grande soupe qu’on appelle la science, de manière emboîtable.
Ce qui est important, et moi ce que j’appelle le laboratoire, et je le visualise toujours comme ça, qu’on soit scientifique naturel, scientifique social, on n’est pas des robots objectifs.
On est toujours motivé par nos passions, nos sensibilités, nos curiosités.
C’est ça qui nous fait développer des questions de recherche.
Moi, si je me pose une question de recherche sur la décroissance et pas sur la reproduction des grenouilles aux îles Galapagos, c’est lié à mes intérêts personnels, ma curiosité, les relations que j’ai eues dans ma vie, c’est normal.
Donc ça, c’est quelque chose de très humain.
Mais par contre, à partir du moment où j’identifie une question de recherche…
Là, je rentre dans un laboratoire.
Quand on fait des sciences sociales, c’est un laboratoire imagé.
Ce n’est pas un véritable laboratoire, mais on doit le traiter comme tel.
C’est-à-dire que le laboratoire doit être pur d’une certaine manière.
On ne doit pas y faire rentrer de valeurs, d’idéologies, ou le moins possible.
C’est ça le but.
On doit avoir un protocole, comme dans les laboratoires, où on se lave les cheveux, on se lave, on met des trucs en plastique, on met des gants, pour ne pas faire rentrer des particules qui pourraient polluer.
le laboratoire, de la même manière, quand je vais répondre à une question de recherche du genre Est-ce que la croissance fait baisser les inégalités ?
Peu importe que je sois pour ou contre la croissance, que je sois riche ou pauvre, il faut que j’ai un protocole qui fasse en sorte d’évacuer un petit peu mes valeurs et mon idéologie pour que je puisse répondre à cette question de la manière la plus objective possible.
C’est impossible que ce soit 100% objectif, mais la plus objective possible pour que d’autres personnes après, quand ces personnes vérifient mon résultat, puissent retracer chacune de mes étapes.
et pouvoir le refaire, l’invalider et le refaire différemment pour l’améliorer.
Et puis, il y a quelques premières questions au sujet du futur.
Je te propose de regarder en arrière et je te propose pendant quelques instants d’être désormais archiviste.
Selon toi, quel événement clé, quelle dynamique, méconnue voire même inconnue a marqué l’histoire et se fait encore sentir aujourd’hui ?
Je suis tenté, je parle à haute voix vraiment.
Il y a eu un moment charnière à la fin des années 60 et au début des années 70 où on a eu en fait notre première proposition de bifurcation écologique.
C’est-à-dire que c’est l’un des premiers moments dans l’histoire où il y a eu un moment environnemental où les voix qui étudiaient un petit peu, les lanceurs d’alerte, se sont fait entendre assez fort pour que ça devienne un débat public.
Là, je parle notamment du rapport limite à la croissance des Midos de 1972, où là, on a eu une option sur la table de se dire, Waouh, ok, là, potentiellement, il va y avoir un problème.
Est-ce qu’on continue ou est-ce qu’on continue pas ?
et donc moi j’apprécie beaucoup le travail des historiens des sociologues qui étudient cette période pour regarder pourquoi est-ce qu’on a fait ce qu’on a fait et pourquoi est-ce qu’on a pas fait ce qu’on a pas fait parce que ce tournant historique ça nous permet d’ouvrir une situation intéressante de se dire dans quel monde est-ce qu’on vivrait aujourd’hui si en 1972 quand le rapport Meadows a été publié On avait vraiment écouté ça, mais comme un pompier qui t’explique que ta maison est en feu.
Vraiment, genre, on arrête tout, on fait tout ce qu’il faut, on remet aux normes, tout de suite.
Vraiment priorité.
Dans quelle économie est-ce qu’on vivrait aujourd’hui ?
Et est-ce que ça nous paraît être…
être une alternative désirable.
Parce que si oui, moi je pense quand même que ça serait pas mal si on avait fait tous les efforts dans les années 70.
En plus, j’étais pas né, donc autant dire que j’ai un biais indirect à que tous les efforts de la transition soient étalés au fil des années 70 et 80 avant ma douce naissance en 1989.
Eh bien, je pense qu’aujourd’hui, on vivrait dans une économie où il fait meilleur vivre que les choix qu’on a faits.
Et je vais même retracer à un document historique encore plus précis, une seule lettre.
Alors, C’est la lettre de Siko Mansholt.
Siko Mansholt, c’était le vice-président de la Commission européenne au début des années 70, qui a donc reçu une version préliminaire du rapport Meadows un an avant sa sortie publique.
Siko Mansholt, il reçoit ça, il s’évanouit.
Vraiment, il se dit Waouh !
Là, il y a un problème, il faut qu’on change tout.
Donc, il écrit une lettre.
C’est ça qu’on appelle la lettre Mansholt.
Il écrit une lettre au président de la Commission européenne, donc son supérieur direct.
Pour lui dire, pour résumer un petit peu, c’est une lettre de 9 pages, pour résumer les résultats du rapport et lui dire il faut tout changer.
Il faut abandonner la recherche de la croissance du produit intérieur brut, il faut changer d’indicateur, il faut changer de logiciel, il faut commencer à avoir une planification écologique à l’échelle européenne et il faut en fait qu’on soit pionnier pour inspirer les autres grandes puissances mondiales à faire de même.
Et donc une lettre brillante, visionnaire et là encore…
Même si Sikoman Schott est devenu, quelques mois après, lui-même président de la Commission européenne, on n’a pas eu la bifurcation.
On n’a pas eu cette bifurcation et même aujourd’hui, on se souvient du Green Deal européen de 2019, qui est encore une stratégie de croissance, donc la Commission européenne qui est quand même assez bien ancrée dans l’idéologie moderne de la croissance verte.
Pourquoi est-ce qu’on a raté ce moment de bifurcation ?
Quels étaient en fait les conflits d’intérêts, les chaînes de pouvoir, les hiérarchies à l’époque qui ont fait…
que quand on présentait des courbes de dérèglement climatique à des PDG d’entreprises pétrolières, à des ministres de l’économie, à des présidents.
Ces gens, ils regardaient et ils disaient Ouais, ça va, ça va Et ils mettaient ça de côté.
Et qu’est-ce qui se serait passé s’ils n’avaient pas mis ça de côté ?
Si on arrive à comprendre, et je pense qu’un bon archiviste, s’il pouvait nous ramener sur ces scènes pour qu’on puisse observer, en tant que scientifique du social, ça nous intéresse pour comprendre les…
les mécanismes qui font que parfois une société arrive à se transformer et d’autres fois en fait elle n’arrive pas et elle reste sur sa lancée.
Qu’est-ce qui fait qu’une économie en fait arrive à tourner ?
Nous c’est ça une grande question qui explique.
D’ailleurs c’est la naissance des sciences sociales.
On va dire que tout le pan marxiste de l’économie se centre autour de cette question qu’est-ce qui fait qu’une économie arrive à radicalement se transformer, passer d’une chenille au papillon.
Et ça après des centaines…
Des quelques siècles de développement de sciences sociales, il faut quand même dire qu’on n’a pas beaucoup avancé sur notre compréhension des dynamiques des révolutions humaines.
À côté des chercheurs du MIT que tu as évoqué, à côté de Sikho Manchalt qui s’est saisi très tôt des…
travaux de ces mêmes chercheurs du MIT, ça serait qui les peut-être 3, 4, 5 autres protagonistes de ce tournant des années 60-70 que tu aimerais mettre en scène dans une pièce de théâtre, en fait, que l’on pourrait imaginer pour recréer les circonstances de 72 ou d’une autre année de cette époque et comprendre, en fait, l’acte manqué, la non-bifurcation.
Qui est-ce qu’on mettrait aussi en scène à côté des protagonistes que tu as déjà évoqués ?
Bon, alors moi, je vais donner une réponse, mais bien sûr, on va comprendre d’où je viens.
Donc, ça va être principalement des économistes.
Donc, je ne veux pas dire en cela que vraiment le débat dans les années 70, c’était un débat d’économistes.
Mais moi, c’est vrai que c’est ma filiation professionnelle.
Donc, j’ai un petit peu tendance à fabuler sur comment les économistes comprennent le monde.
Donc, voilà, ça, c’est la limite, malheureusement, de mon point de vue maintenant.
Mais il y a un autre économiste qui s’appelle Herman Daly.
C’est un économiste américain.
qui est l’un des pères fondateurs de ce qu’on appelle aujourd’hui l’économie écologique.
Et qui a aussi une histoire intéressante parce que c’était un économiste assez institutionnalisé, qui a travaillé à la Banque mondiale, donc qui n’était pas comme un économiste renégat, vraiment qui se cachait dans un département d’histoire économique pour écrire des pamphlets sur son blog.
C’était quand même quelqu’un avec un point institutionnel.
Et dans les années 70, Herman Daly a développé cette idée d’une économie stationnaire, basée sur une critique de ce qu’il appelait la croissance anti-économique.
Et Herman Daly, qui avait suivi beaucoup de cours en microéconomie, comme nous tous à l’université, avait juste appliqué cette règle microéconomique de ne pas produire une unité supplémentaire si les coûts sont supérieurs aux bénéfices.
S’il y a des gens qui ont une entreprise qui nous écoute, ils vont me dire que c’est la base.
Tu ne vas pas produire un truc si ça te coûte plus que ce que ça va te rapporter.
C’est la définition même, je pense, de la production.
Sinon, c’est de la philanthropie.
Et Armand Daly, il s’est dit, c’est marrant, mais pourquoi est-ce qu’on n’applique pas cette règle à l’économie dans son ensemble ?
Donc, un espèce de bouton, quand est-ce qu’on s’arrête macroéconomique ?
Se dire macroéconomiquement, au bout d’un moment, dans un pays riche, où on a beaucoup bénéficié des gains de la croissance, mais on a réussi à rédéquer la pauvreté, mais on a déjà réussi à construire une grande partie de notre infrastructure, mais la croissance devient telle, l’économie est tellement grosse que…
La faire grossir un petit peu plus va générer tellement de coûts écologiques et très peu de bénéfices financiers, et surtout très peu de bénéfices sociaux à travers l’existence de ces bénéfices financiers.
Et bien il se dit, là en fait, ça veut dire qu’on n’a aucun intérêt à croître.
Ça veut dire que l’économie, elle est déjà arrivée à maturité.
Et si on continue à s’obséder dans cette croissance anti-économique, moi j’aime bien appeler ça de l’ex-croissance, parce que ça nous fait penser aux analogies anatomiques.
Donc pour revenir au sweet spot…
Ou coût égale bénéfice, ça veut dire qu’il faut passer par une certaine phase de décroissance.
Alors à l’époque, Herman Daly, lui, il ne parlait pas de décroissance.
Mais c’est là où j’ai introduit un deuxième personnage, qui était d’ailleurs le directeur de thèse de Herman Daly, un mathématicien roumain qui s’appelait Nicolas Georgescu-Rogen.
Et Nicolas Georgescu-Rogen, c’est aussi un économiste assez particulier, parce qu’il était mathématicien.
Donc lui, quand il est arrivé dans les sciences économiques, il était chez lui, il était en vacances.
Parce qu’à l’époque, l’économie…
Elles se formalisaient, donc elles s’étaient mathématisées, mais ce n’étaient pas des mathématiques très poussées.
Donc, Georges Skourogène, qui avait non seulement un background en mathématiques impressionnant, mais aussi un esprit critique affûté, il est arrivé, il a commencé à faire de la microéconomie, et au fil de l’eau, il s’est rendu compte aussi un petit peu de la même idée que Herman Daly.
Il s’est dit, c’est marrant que l’économie, elle soit construite sur des hypothèses qui aillent à l’encontre des lois de la physique.
Parce que le monde du vivant…
et rythmées par des lois physiques, comme par exemple les lois de la thermodynamique.
Ces lois de la thermodynamique, ce sont des réalités physiques, et donc bien sûr, elles s’appliquent aussi au monde biologique.
non seulement aux pierres, mais aussi aux animaux, qui sont composés de matériaux d’une certaine manière, qui sont animés par de l’énergie, et donc aussi aux humains.
Et donc il s’est dit, comment est-ce qu’on peut avoir cette hypothèse de croissance infinie dans des systèmes humains qui sont eux-mêmes des animaux utilisant de l’énergie et des matériaux dans un système qui est gouverné par les lois de la thermodynamique et notamment la loi de l’entropie, c’est-à-dire la dégradation irréversible de l’énergie sur le long terme dans un système fermé.
Donc c’est pour ça qu’il a appelé son livre de 1971, qui a été vraiment la pierre théorique qui a lancé l’économie écologique et aussi la décroissance, La loi de l’entropie et le processus économique C’était ça son titre d’un très très long livre.
Donc là, c’est un moment donné dans les années 70 où on a une bifurcation théorique potentielle dans l’économie, où Nicolas Georgesco-Horgen, ce qu’il propose, c’est est-ce qu’on ne pourrait pas réencastrer les lois économiques ?
telles qu’on les design en tant que chercheurs et bien sûr telles qu’elles s’appliquent avec des institutions dans la réalité, les réencastrer dans les lois de la biologie et les lois des physiques.
Et c’est vrai que le projet, épistémologiquement parlant, il est quand même assez attrayant de se dire, c’est faire.
On va remettre l’écologie à sa place comme un sous-domaine de la sociologie en général, de l’étude des sociétés humaines, et on va faire en sorte, bien sûr, qu’il y ait une compatibilité théorique entre les lois sociales, qui ne devraient jamais aller à l’encontre des lois…
biologiques qui ne devraient jamais aller à l’encontre des lois physiques.
Et donc ça, c’est un tournant qui n’a pas été choisi par les sciences économiques générales.
Donc ça fait deux personnages déjà.
Un troisième qui m’a beaucoup marqué, c’est l’économiste encore une économiste néo-zélandaise, Marilyn Waring.
Non seulement parce que bon, la Nouvelle-Zélande, moi j’adore parce que c’est tout de suite beaucoup plus exotique de partir d’un pays qui n’était pas à l’époque un grand centre impérial, capitaliste ou quoi.
Et Marilyn Waring, elle développe l’une des premières critiques de la comptabilité nationale.
Là, on voit que Nicolas Georges Gorghegan et Herman Daly, eux, ils s’attaquent véritablement au sous-basement théorique de la science économique.
Marilyn Waring, elle a une approche beaucoup plus pragmatique, c’est de se dire en fait la manière dont on a instauré la comptabilité nationale.
Et la comptabilité nationale, c’est ce que j’ai dit tout à l’heure, c’est les choix en fait de frontières de production, de comment est-ce qu’on mesure la valeur.
Donc ça va prédéterminer toutes les données qu’on va ensuite collecter et absorber.
les lunettes qui nous permettent de voir la réalité économique.
Sans comptabilité nationale, en fait, on ne voit rien.
On n’arrive pas à faire la différence entre une entreprise et une autre entreprise, un pays et un autre pays, un ménage et un autre ménage.
La comptabilité nationale et la comptabilité tout court, elle vient définir, en fait, les choses que l’on peut ensuite voir.
Et Marilyn Waring, en fait, elle nous dit, ouais, mais la comptabilité nationale, elle est claquée au sol.
C’est-à-dire qu’elle a été construite par des hommes, à une époque où on prenait comme hypothèse…
que tout ce que faisait la nature, c’était gratuit.
C’était gratuit et c’était absorbé comme ça par l’économie, pas de souci.
La nature est là juste pour satisfaire les besoins de production.
Et Marilynne Wandering, elle ajoute, c’est pas seulement de l’exploitation écologique, c’est aussi une exploitation sociale, parce que le travail non monétaire, le travail qui n’est pas payé, et principalement le travail des femmes, et aussi présupposée comme étant gratuite, disponible, infinie, pour nourrir justement cette croissance.
Et donc Marilyn Warren, elle vient détricoter la comptabilité nationale, pièce par pièce, et ça c’est quand même assez génial, parce que si aujourd’hui, en 2025, donc on est quoi ?
On est plus d’un demi-siècle après ces premières critiques, on n’a toujours pas…
internaliser la critique de Marilyn Warren, qui est en gros de se dire on ne peut pas maximiser la croissance d’un truc qui est basé sur quelque chose d’autre.
Ça serait comme, en fait, essayer de maximiser la vitesse d’une voiture sans prendre en compte la taille du réservoir et combien d’essence il y a dedans.
Et aussi sans maximiser, on va dire, le taux de fatigue du conducteur, de dire non.
Hypothèse.
Le conducteur peut conduire pendant 1000 heures sans être fatigué.
Et hypothèse écologique aussi, il y aura toujours de l’essence dans le réservoir, il n’y a pas de souci.
Donc nous, on ne regarde que la vitesse de la voiture et on maximise.
100, 200, 300, 400, 500, 600, 700.
On ne regarde pas la qualité des routes.
Très mauvaise analogie parce qu’on parle de voiture.
Elle est parfaitement naïve, celle-ci.
Tu as employé un petit peu plus tôt l’expression bifurcation théorique qui n’a pas eu lieu.
Tu nous rappelles quatre ou cinq personnages clés de ce tournant des années 60, années 70.
On est aujourd’hui en 2024.
Est-ce que dans le domaine public, est-ce qu’il y a des personnalités qui peuvent être des élus, qui peuvent être des dirigeants ou dirigeantes d’entreprises, des personnes qui ont une capacité d’agir ?
Sur leur environnement, peut-être un environnement régional, national, international, est-ce qu’il y a des…
des personnalités dotées d’un pouvoir d’agir significatif qui, selon toi, sont en lien intellectuel au moins avec ces propositions théoriques du début des années 70 ou alors est-ce que ces propositions théoriques, en règle très générale, elles sont quelque part au fond de tiroirs, elles sont en train de prendre la poussière et aucune personnalité capable d’agir sur le monde aujourd’hui s’en est saisie.
Malheureusement, c’est des idées qui sont méconnues, qui sont assez poussiéreuses, qui sont enfermées dans des bibliothèques universitaires.
Et c’est vrai que je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de personnes qui s’en soient inspirées dans la vie de tous les jours.
Alors, ceci dit, je pense qu’il y en a de plus en plus, des personnes qui connaissent ces choses-là.
Mais il y a plusieurs étapes.
La première étape, déjà, il faut connaître.
Ces trucs-là, ce n’est pas facilement accessible.
Moi, je me souviens de la première fois que j’ai lu The Entropy Law and the Economic Process de Nicolas Georges Kouroguen.
Je pense que mon cerveau s’est liquifié instantanément, tellement c’est difficile à lire.
Donc, c’est quelque chose qui demande des années de déchiffrage.
Donc ça, c’est déjà difficile.
Il faut déjà faire ça.
Ensuite, deuxième étape, une fois qu’on a la connaissance théorique, il faut quand même avoir une certaine créativité pour se dire comment est-ce que ça va venir informer des choses pratiques dans la gestion de ma ville, si je gère une ville, dans la gestion de mon entreprise, de mon pays, de mon association, de mon ménage.
Ça aussi, ça demande une certaine créativité de passer du théorique aux pratiques.
Et non seulement une créativité, mais ça demande une certaine expérience, une capacité à expérimenter.
Troisième étape, même si on a la théorie et même si on a la créativité pratique.
Ensuite, il faut qu’on ait une possibilité institutionnelle.
C’est-à-dire que si on a un N plus 1 ou je ne sais quoi, qui dès qu’on commence à parler, Ah bah tiens, moi j’ai une idée fantastique, est-ce qu’on pourrait pas démarchandiser certaines choses ?
T’as l’air de quelqu’un vous dire Wow, wow, wow !
C’est non.
Donc je pense qu’il y a beaucoup de personnes aujourd’hui, moi j’en rencontre, qui ont cette connaissance théorique, qui ont cette créativité pratique, mais qui se retrouvent les mains dans le dos parce qu’ils sont responsables RSE d’une boîte énorme, parce qu’ils sont responsables…
environnement d’une ville énorme parce qu’ils sont responsables au calcul d’indices environnementaux dans un grand institut de statistiques et en fait ils sont très bas dans la chaîne du pouvoir et donc ils n’arrivent pas en fait à se créer un espace de créativité pour essayer des trucs et malheureusement et c’est là où je reconnecte avec le premier tunnel de ce podcast et je m’en excuse de se dire Aujourd’hui, on a un petit peu tendance, dans un système qui va penser son futur comme une reproduction du présent, parce que l’idéologie de la croissance, d’une certaine manière, c’est ça.
Le futur, c’est aujourd’hui, mais en plus gros.
On a tendance à venir réprimer les exubérances créatives de personnes qui vont vous dire qu’on peut bifurquer et faire des choses radicalement de manière différente.
On a un petit peu tendance à leur dire, non, ça c’est un danger.
Et le meilleur exemple, moi, c’est…
Donc, moi, je travaille sur…
J’ai beaucoup travaillé sur la décroissance.
La décroissance comme stratégie de transition écologique.
Des stratégies de transition écologique, il y en a plein.
Autour de l’économie circulaire, de l’économie verte, du capitalisme vert.
Il y a plein de stratégies différentes.
Et on pourrait penser de se dire, le plus de stratégies on a, le mieux c’est, quoi.
Parce que, bon, comme ça, au moins, on peut…
On a plein d’options et on peut voir s’il y en a deux, trois qui marchent pas, au moins, il nous en reste, quoi.
On ne met pas tous les oeufs dans le même panier.
Mais à partir du moment où on parle, même scientifiquement, de se dire, ah bah tiens, je calculerais bien un scénario de décroissance pour la France, juste pour voir, en fait, ce qui se passerait.
Et là, les gens te disent, non, non, il ne faut pas le faire.
Vraiment, genre, il ne faut même pas le calculer.
Donc là, on voit le caractère un petit peu quasi-religieux du maintien de l’ordre existant, de se dire, on ne veut même pas savoir ce qui se passerait si on faisait ça.
Et là, cette répression un petit peu des exubérances créatives, Elle nous enferme dans ce que certains sociologues appellent un présent perpétuel, où en fait, malheureusement, on a une chaîne de pouvoir avec beaucoup d’efforts qui se concentre sur la répression des nouvelles idées.
Et je vais donner un exemple concret en parlant des activistes.
Alors donc moi, mon métier, c’est chercheur.
Je ne me considère pas comme un activiste.
Non pas que je n’ai pas de respect pour ce qu’ils font, mais justement, je pense que ce serait insulter leur travail parce que les activistes, c’est vraiment une activité à part entière.
qui créent énormément de valeur, on va le voir.
Donc, les activistes, on les considère comme une nuisance.
Alors que moi, je dis toujours, les activistes, en fait, ils devraient même recevoir un revenu garanti et les considérer comme le département recherche et développement d’une société en transition.
Parce que les activistes, c’est des gens, en fait, qui vont essayer d’activer des transformations sociétales.
Et ça, bien sûr, parfois ça peut être plus ou moins utile, parfois ça peut être contre-productif, mais on a quand même intérêt à préserver une capacité d’auto-transformation sociétale.
Donc c’est très bien d’avoir des activistes.
Imagine une société où tu as zéro activiste.
C’est horrible.
Là, on serait coincé dans cette stagnation.
Vraiment, c’est une société sans activistes, c’est une société sans progrès.
Et donc, de la même manière, on vient réprimer les chercheurs en sciences.
Ceux qui travaillent sur la décroissance, sur le post-capitalisme, sur l’éco-socialisme, sur le démantèlement, sur tous ces concepts un petit peu radicaux, même sur l’économie sociale et solidaire.
On les réprime et on réprime les activistes et les entrepreneurs aussi et les gens qui lancent des actions qui essayent de faire advenir ces idées dans le réel, qui passent de la théorie à la pratique.
Et ça c’est un véritable problème.
Je pense qu’aujourd’hui on est en train de saper notre capacité, notre puissance de transformation.
Ce qui peut paraître ne pas être un problème, sauf dans l’abstrait, mais c’est pas grave.
On pourrait décider d’être dans une société sans progrès, il n’y a pas de souci, qui serait enfermée dans un présent perpétuel.
C’est un choix de société.
Le problème, c’est que quand ton présent perpétuel, c’est d’être enfermé dans ta voiture avec le pot d’échappement vers l’intérieur, en fait, tu n’as pas du tout intérêt à vouloir être dans un présent perpétuel, parce que le présent perpétuel, il veut dire périr au bout d’un certain moment, dans la situation écologique.
Donc c’est pour ça qu’aujourd’hui, on devrait faire tout le contraire.
En fait, déclarer que la foire aux idées est ouverte.
Et dès qu’il y a quelqu’un, même si c’est vraiment le stagiaire au fin fond du département RSE, la personne avec le moins de pouvoir qui nous dit Eh les gars, je pense que j’ai une idée là.
C’est un peu farfelu, mais je pense que j’ai une idée qui pourrait vraiment faire…
Et là, vraiment, tout le monde s’arrête.
Là, tout le monde s’arrête et on écoute cette personne.
Parce que ce qui nous manque aujourd’hui, justement, c’est des idées.
C’est des idées sur comment faire les choses différemment.
Donc là, on a besoin d’une inversion.
Et là, je vais dire quelque chose qui va peut-être déranger beaucoup de personnes.
Ça va peut-être faire un petit peu arrogant.
Mais aujourd’hui, les personnes, moi souvent je débat avec des chefs d’entreprise ou des responsables du MEDEF ou des porte-parole du gouvernement qui me regardent un petit peu de haut et qui me disent Oh, vous les activistes ou quoi ?
Moi, vous savez, ça fait 30 ans que je travaille dans le pétrole.
Ben justement, ça fait 30 ans que vous avez développé la compétence de détruire le monde.
C’est simple.
Et donc, malheureusement, vous avez été socialisé dans un certain système qui fait que vous ne pouvez pas avoir cette exubérance créative qui va nous permettre de bifurquer.
Ce n’est pas possible.
Vous êtes trop profondément ancré dans l’imaginaire du système.
Et c’est normal.
Moi aussi, dans 30 ans, quand j’aurai passé 30 ans à étudier l’économie d’aujourd’hui, malheureusement, je laisserai enfermer ma créativité par le présent perpétuel.
Mais les gens qui viennent d’arriver, les jeunes, les gens qui ont conservé un petit peu leur capacité à penser de manière radicale, C’est ça, d’une certaine manière, qui a de la valeur.
Et donc, leur manque d’expérience est une force.
Le fait de venir d’arriver et de pouvoir avoir une idée radicale, c’est justement la source même de l’innovation et du progrès.
Quelque chose, d’ailleurs, on lui attribue de la valeur quand on parle de jeunes développeurs, de génies qui sortent d’école et qui vont travailler dans les entreprises et les entreprises se battent pour les recruter.
Mais on ne voit pas que les activistes, les jeunes activistes qui développent de nouvelles manières d’activer des transformations sociétales, ça a exactement la même valeur.
Si ce n’est plus, parce que quand tu es développeur et que tu vas nous développer une application pour augmenter l’efficience d’une application de livraison de repas, en termes sociétal, ça a beaucoup moins de valeur qu’une personne qui va inventer une manière de préserver l’humanité d’un changement climatique catastrophique.
La transition est toute trouvée avec la troisième et dernière partie de cet entretien.
Te voilà désormais acupuncteur.
Selon toi, quelle pourrait être une décision, quelle pourrait être une action, quelle pourrait être une intervention qui aujourd’hui pourrait contribuer significativement à fabriquer, appelons ça un monde plus désirable, même si on pourrait débattre longtemps sur les critères de désirabilité.
Qu’est-ce qui pourrait nous permettre d’infléchir, de sortir de la trajectoire mortifère que tu as décrite et de ne pas nous envoyer en direct vers le panneau périr ?
Qu’est-ce que ça veut dire ?
Aujourd’hui…
Dans le capitalisme contemporain, une grande partie, partie majoritaire de la production est organisée dans des entreprises privées à but lucratif.
Ce n’est pas une vue d’esprit, ce n’est pas une opinion politique, c’est un statut légal.
Une entreprise à but lucratif, c’est une entreprise déjà qui peut distribuer ses profits à des individus.
Donc ça veut dire que moi, si je suis actionnaire de Total, une partie des bénéfices de Total viennent sur mon compte en banque personnel, en tant que Timothée Parry.
Et ça veut dire aussi que l’entreprise totale, vu que c’est une entreprise à but lucratif, légalement a une obligation de préserver le bien-être de ses actionnaires, c’est-à-dire maximiser leur retour sur investissement, c’est-à-dire les profits.
Et donc, l’entreprise à but lucratif, c’est un moteur de croissance.
Parce que les entreprises à but lucratif, elles vont se faire compétition sur leur capacité à dégager un profit.
Et on voit que ça crée un moteur de croissance macroéconomique qui est indésirable, par exemple, quand tu as des…
compagnies pétrolières qui, en fait, depuis les années 70 d’ailleurs, en toute connaissance de cause, continuent à maximiser l’extraction et la vente d’énergie fossile alors qu’ils savent très bien que pour le bien-être collectif et pour éviter un dérèglement climatique catastrophique, on devrait faire exactement le contraire.
Pourquoi ?
Parce que c’est dans leur ADN institutionnel.
Parce qu’encore une fois, légalement, ils ont…
l’obligation de maximiser leurs profits.
Mais si d’un coup on se disait, ah bah tiens, aujourd’hui, on lance un grand décret, on se dit, on est en transition écologique, et donc tous les secteurs, on va dire secteur énergétique, Tous les secteurs un petit peu clés.
Agriculture, on ne peut plus approprier les profits de manière individuelle.
Donc qu’est-ce que ça veut dire ?
Ça ne veut plus dire que les profits disparaissent, parce que bien sûr, des processus de production vont générer un surplus.
Mais ça veut dire que ce surplus, il est socialisé.
J’explique un petit peu.
Socialiser, ça ne veut pas dire qu’il revient directement à l’État qui en fait ce qu’on veut.
Tu peux le socialiser de plein de manières.
Patagonia socialise son profit.
Comment ?
Son profit, il n’est pas reversé à des actionnaires privés.
Il est donné à une fondation indépendante qui décide de comment le dépenser.
Ça, c’est une socialisation du surplus.
Mais ça, ça évite quoi ?
En fait, ça évite l’effet vache à lait.
De se dire que moi, en tant qu’individu, je suis actionnaire chez Total.
Et oui, d’un coup, j’ai envie de limiter le changement climatique.
Mais en même temps…
Bon, j’ai quand même investi mon argent, donc j’ai un conflit d’intérêts.
Pareil si tu es actionnaire d’une entreprise pharmaceutique, pareil si tu as fait de l’investissement locatif, pareil si ça a derrière, en fait, il y a juste des intérêts d’une minorité possédante.
Il n’y a pas grand monde.
En France, c’est 1% des ménages qui reçoivent 96% des dividendes.
Donc, c’est quand même assez concentré.
Mais cette classe possédante a tellement de pouvoir sur la gestion des entreprises qu’elle peut se permettre de dire, je comprends.
qu’on pourrait décider aujourd’hui de fermer tous nos puits.
Je comprends qu’on pourrait décider d’arrêter de faire de la pub pour de la malbouffe, des choses comme ça.
Mais ça rapporte tellement que quand même, on va continuer à le faire.
Donc là, si légalement, en fait, les entreprises deviennent des entreprises à lucrativité limitée ou à but non lucratif, comme c’est déjà le cas dans l’économie sociale et solidaire, certaines scopes et les cycles, les sociétés coopératives d’intérêt collectif, c’est un modèle d’entreprise, il y en a aujourd’hui en France plusieurs milliers, qui sont des entreprises à lucrativité limitée.
But non lucratif.
Donc c’est complètement possible, n’importe quelle entreprise aujourd’hui pourrait dire, moi je deviens une SIC.
Et si on faisait cela, là ça demande un petit peu d’imagination macroéconomique.
Parce qu’on se dirait, quel serait l’intérêt pour une entreprise de faire de l’obsolescence programmée, de faire de la publicité, de faire comme les banques le font, des pratiques prédatrices pour en fait imposer des frais exubérants aux populations les plus pauvres qui sont en précarité financière.
Quel serait…
Pourquoi est-ce que l’entreprise pharmaceutique chercherait à asseoir un certain monofole pour gonfler artificiellement le prix de ses produits ?
Si au final, derrière, il n’y a personne qui peut s’enrichir.
Si le salaire du PDG, comme c’est le cas dans l’ESS française, est limité à 7 fois le SMIC.
Là, d’un coup, on perd toutes ces incitations financières qui font tourner les rouages du capitalisme.
Et d’un coup, on passe d’une économie où les gens se font compétition pour…
approprier individuellement le surplus, ce qui est une dynamique inégalitaire et autoroproductive parce qu’une fois qu’on a accumulé un gros surplus, une fois qu’on a touché plusieurs millions de salaires, on les réinvestit.
Et donc, on devient encore plus actionnaire et donc le conflit d’intérêts grossit.
Plus il y a d’inégalités, plus une société se sclérose et perd son potentiel de transformation.
Ça, c’est particulièrement vrai pour la transition écologique.
Et bien là, une fois qu’on a fait ce changement, on se débarrasse en fait de ce qu’on appelle un impératif de croissance, cette espèce de moteur perpétuel qui a tendance à se dire Ah bah tiens, un peu plus d’options de réponse programmée Un peu plus de fast fashion, un peu plus de lobbying pour être certain qu’on ne mentionne pas la viande dans les accords sur le climat, un peu plus de lobbying pour être certain qu’on ne vienne pas déconstruire un projet d’autoroute.
C’est ça la lutte aujourd’hui sur la 69 que certains chercheurs appellent un grand projet inutile.
C’est exactement ça, c’est un projet qui n’existe.
essentiellement pour créer un nouveau cycle d’accumulation du capital pour qu’une minorité possédante puisse s’enrichir à travers une rente, donc les sociétés d’autoroutes privées délivrent une certaine rente, sur quelque chose qui écologiquement n’a aucun sens.
Donc là, c’est de la croissance anti-économique, dirait Herman Daly, une véritable excroissance qui non seulement écologiquement n’a aucun sens, mais aussi est socialement inutile, dans le sens où ça ne vient pas satisfaire un besoin concret, et c’est des besoins qui non seulement ne sont pas concrets, mais ça vient juste…
satisfaire le besoin d’une minorité de la population qui est déjà riche, donc qui n’est pas la minorité de la population pour laquelle on devrait sacrifier nos maigres budgets biophysiques pour améliorer leur qualité de vie.
Donc là, ce petit changement, je pense qu’il peut être potentiellement révolutionnaire.
Tu interviens régulièrement dans des universités, dans des écoles de commerce.
Je suis moi-même enseignant-chercheur dans une école de commerce.
Qu’est-ce que l’on devrait transformer selon toi dans les programmes de formation ?
Partons sur les programmes de formation initiales des élèves qui ont une vingtaine d’années.
Qu’est-ce qu’on leur enseigne ?
Quelles sont les situations pratiques auxquelles on fait en sorte de les confronter afin qu’à la sortie de l’école, ils puissent avoir une plus grande liberté peut-être de choix, ils puissent avoir une capacité aussi à discerner des univers professionnels qui peuvent être plus ou moins faits pour eux.
Peut-être que nos diplômés à l’avenir vont vouloir plus majoritairement aller vers des organisations qui sont en capacité de basculer vers un modèle de lucrativité limitée.
Comment est-ce que nous les outillons ?
intellectuellement, comment est-ce que nous réintellectualisons les formations en management ?
Alors la question est très vaste, on part sur ce qui t’intéresse le plus.
Et moi, je suis au département d’économie de l’université de Lausanne, mais c’est un département qui est au sein d’HEC Lausanne, la faculté d’autres études commerciales, qui a fusionné avec l’université.
Et donc, je le dis de l’intérieur du monstre.
Donc, je sais bien, j’interviens dans beaucoup d’écoles de commerce, donc pas autant que toi, vu que toi, tu es vraiment…
Tu es à l’intérieur d’une école de commerce indépendante.
Mais quand on se pose la question…
Enfin, moi, j’ai un petit peu tendance, à chaque fois que je fais ce petit jeu, à chaque fois que je détecte une excroissance économique, donc pas un phénomène…
En général, mais une innovation spécifique, un nouveau produit, une nouvelle campagne de pub, un nouveau truc négatif, on arrive toujours à tracer ça d’une personne qui sort d’une école de commerce.
Pourquoi ?
Parce que les écoles de commerce aujourd’hui, je ne vais pas généraliser, mais basé sur ce que j’ai vu, basé sur les études de cursus qui sont disponibles, juste en regardant un petit peu la proportion des cours qu’on donne en école de commerce, est basé sur ce qu’en disent les étudiants, et surtout les étudiants qui se plaignent du contenu de Secursus, et je reviendrai un petit peu après sur cette critique en détail, mais les écoles de commerce aujourd’hui sont devenues en fait cette élite ultra-capitaliste.
Qu’est-ce que ça veut dire en fait d’inculquer la culture capitaliste ?
C’est quelque chose, avant on pensait que c’était positif.
La culture capitaliste, c’est des personnes qui arrivent à penser capital.
Penser capital, moi j’aime bien les sociologues qui nous disent qu’ils arrivent à penser profit.
C’est-à-dire qu’ils regardent le monde, et ils arrivent à dénicher de manière innovante des nouvelles opportunités de profit.
Alors ça, dans une société de croissance, c’est vachement bien.
C’est vachement bien, parce que ça arrive à optimiser certaines ressources, et donc on va avoir des entrepreneurs qui vont dire Tiens, regarde, là, les gens, ils ont Couchsurfing, ils ont un système de réciprocité, ils sont contents, ils échangent leurs trucs, mais ils ne payent pas d’argent, il n’y a personne qui s’enrichit.
Moi, je vais faire la même chose, mais je vais leur demander de se payer et je vais prendre une grosse marge.
Poum, invention d’Airbnb.
Donc ça, c’est de la commercialisation, dans le sens où c’est la marchandisation de quelque chose qui n’était pas marchandisé.
De la même manière où, aux Etats-Unis, il y a des étudiants d’école de commerce, les gens donnent leur sang gratuitement, les bolosses.
C’est quoi ce système pourri ?
Alors qu’ils pourraient le vendre.
Pareil pour les agences immobilières, de se dire, bon, un système d’échange simple où on irait, on se parlerait entre voisins, moi je vends ça et toi on se mettrait d’accord sur un prix.
Mais non, on peut créer tout un intermédiaire qui va en fait bénéficier d’une rente.
De se dire, bah oui, moi, je connecte, je te donne le numéro d’un vendeur, le numéro d’un acheteur, et je prends X% du prix de vente.
Ou pareil, comme c’est en train de se passer en ce moment, on pourra avoir des agences immobilières de la pensée, donc des plateformes qui vont connecter des entreprises avec des conférenciers et qui vont dire Ah bah tiens, vous voulez inviter un conférencier ?
Très bien, voici son numéro, je le contacte pour vous.
Et bam, je prends 50%, je prends 2000 euros par conférence.
Donc là, on voit les écoles de commerce, en fait, elles équipent leurs étudiants pour aller penser profit et trouver des opportunités, ce qui est très bien dans une société de croissance, ce qui est absolument désastreux.
dans une société d’ex-croissance, où on essaie de faire exactement le contraire.
C’est-à-dire qu’aujourd’hui, l’un des défis de la transition écologique, c’est de démarchandiser des systèmes, en fait, où malheureusement le pensée-profit domine.
Et pour ça, en fait, les étudiants d’école de commerce, ils ne sont pas entraînés, parce que les contenus qu’on a en école de commerce, et là, bien sûr, tu seras libre d’être en désaccord, mais franchement, au niveau sciences sociales, c’est très léger.
En fait, c’est des études qui sont un petit peu plus pragmatiques que ce qu’on aurait dans un département même de cours d’économie, qui sont véritablement visées aux études commerciales.
Et on l’a vu, si le commerce et même les échanges monétaires, c’est une toute petite partie de l’économie, c’est des gens qui se spécialisent là-dessus.
Mais si le futur de l’économie, il se passe beaucoup plus au-delà de la sphère commerciale, c’est des gens qui ne sont pas entraînés, ils ne voient pas.
Les gens qui sortent d’école de commerce, ils arrivent à penser profit, ils voient les profits et les potentiels de profit, mais ils sont aveugles pour tout le reste.
Et donc, c’est des gens qui sont en situation de handicap cognitif.
Et ça, ça va être très problématique pour la transformation.
Donc, moi, je pense que ça serait assez symbolique de se dire, on ferme les écoles de commerce.
Ça ne veut pas dire qu’on les ferme dans le sens où on met la clé sous la porte et on fait sauter le M.
Lyon.
Non, ça veut dire que symboliquement, nous absectionnons le fait que nous ne soyons plus une école de commerce.
Déjà, on va changer le nom.
On est une école de je ne sais pas.
C’est quoi véritablement la raison d’être d’une école de commerce ?
Ça ne peut plus être de faire du commerce.
Enfin, c’est débile.
Même le nom.
Je pense que la plupart des gens en école de commerce, si on leur dit vous êtes expert en commerce, ils vont dire non, non, moi, je fais plus que ça.
Je fais de l’entrepreneuriat.
Les gens qui font de l’entrepreneuriat social, je fais de l’innovation.
Je fais vraiment de l’intelligence collective.
Je ne fais pas du commerce.
Je ne suis pas…
On n’est pas dans Age of Empires.
Ce n’est pas Cologne-Catan.
Donc là aussi, il y a une révolution sémantique pour se débarrasser de ce mot commerce et aussi avoir une réflexion sur la raison d’être, de se dire en fait, quelle va être la valeur dans cette société post-capitaliste ?
Et comment on s’équipe intellectuellement pour comprendre des mécanismes socio-écologiques de création de valeur qui se font en parallèle, sous, sur, derrière la dynamique des euros ?
Et les étudiants, et je termine avec ça, d’école de commerce, moi, qui m’invite…
parce que souvent, ce n’est pas les écoles de commerce qui m’invitent pour intervenir auprès de leurs étudiants, c’est les étudiants qui m’invitent pour justement complémenter leur cursus.
Ils me disent, nous, on n’a pas assez, par exemple, d’économie écologique.
Donc, on n’est pas assez équipé pour penser le monde du commerce, le monde de l’entreprise encastré dans le monde du vivant.
Et ça, ça paraît quand même être la base.
On l’a vu, Nicolas-Jean-Zizkou Rogaine, une entreprise, c’est une entité constituée d’énergie, de matériaux, de bâtiments, d’humains, de machines.
Et donc, c’est une entité biologique et physique.
Et donc, quand on crée et quand on détruit des entreprises, d’ailleurs, je mets les deux activités sur un pied d’égal.
Aussi, je ne comprends pas qu’en école de commerce, on ait cette espèce d’entreprenariat où on compte le nombre d’entreprises que les gens créent.
Mais on ne se dit pas, par exemple, les activistes, c’est des désentrepreneurs.
Eux, ils font le contraire, ils veulent détruire des entreprises.
Mais en termes de créativité entrepreneuriale, c’est parfois beaucoup plus créatif et utile de détruire une entreprise qui génère énormément d’excroissance et de coûts écologiques et sociaux que de créer une entreprise qui va avoir des bullshit jobs à la grébeur, qui va enrichir une minorité possédante en marchandisant quelque chose pour rendre l’accès plus difficile.
On va imaginer, par exemple, une entreprise…
d’investissement locatif.
Tous ceux qui travaillent dans l’entrepreneuriat publicitaire et d’investissement locatif, en fait, ils créent ce qu’on appelle de la dis-valeur.
Alors que tous les activistes qui font du désentrepreneuriat pour essayer de démanteler des entreprises fossiles ou de publicité ou d’investissement locatif, eux, justement, ils sont des créateurs de valeur.
Mais ça, dans notre logiciel collectif, c’est vachement difficile à comprendre pourquoi.
On l’a vu, et là, on revient au premier point que j’avais développé, parce qu’on a une définition de la valeur, je pense, qui est obsolète.
l’avenir nous le dira, ont un potentiel de transformation.
Ce n’est pas sûr, en fait, c’est un pari.
Au même titre que, malheureusement, selon moi, on a fait, à l’échelle de l’humanité en 1987, un pari, celui du développement durable, alors que, tu l’as rappelé, en 72, d’autres chercheurs nous proposaient de faire un autre pari, celui peut-être de la précaution, celui de l’humilité, qui consiste à aligner, à rendre compatible organiquement le fonctionnement de nos sociétés humaines avec le système Terre.
Il y a beaucoup de paris sur la table et je crois que tu nous as aussi alerté sur la dimension tactique de ces différents chemins de transformation, de ces chemins de bifurcation.
J’ai quasiment entendu dans tes propos, je te laisserai peut-être réagir pour conclure notre entretien sur ce point, que nous manquions peut-être les uns et les autres de véritables heuristiques opérationnelles.
On a des idées, des objectifs que l’on souhaite peut-être atteindre en 2050.
On a des idées aussi de schémas théoriques.
qui s’avèrent mortifères aujourd’hui, qui ont peut-être été tout à fait utiles il y a quelques décennies, mais qui devraient peut-être être fondamentalement mis de côté aujourd’hui, mais au plan tactique, au plan de comment se préserver soi-même dans un chemin de bifurcation que l’on cherche à mettre en mouvement, comment faire ?
Peut-être que ce sont d’ailleurs les activistes parmi les différentes catégories que tu as évoquées qui auraient des pistes à nous partager pour justement tactiquement sur le terrain.
quelque part mener la guérilla tout en prenant soin de soi-même ?
Moi, c’est vrai qu’en tant que théoricien de l’économie, on en finit toujours sur cette question de comment faire.
Et surtout, je reçois des mails tous les jours maintenant de personnes qui sont engluées dans des situations d’entreprise, dans des cursus universitaires mal adaptés, qui me demandent comment est-ce que je fais en fait pour me désengluer.
Et c’est une question difficile.
Là, je vais peut-être prendre deux, trois exemples pour montrer des choses qui se passent dans la réalité.
La première chose qui me vient à l’esprit, c’est une histoire que j’aime beaucoup, d’une personne, d’un activiste espagnol qu’on appelait le Robin des bois des banques.
Donc, il faut imaginer un ingénieur typique d’entreprise qui, d’un coup, découvre un petit peu l’urgence du changement climatique et de la crise sociale et de la précarité montante de la société espagnole en pleine crise économique.
Et donc il décide, je ne me souviens plus combien on avait, mais d’aller voir différentes banques et il prend 42 prêts.
Des petits prêts ici et là, ni vu ni connu.
Et il prend 42 prêts.
Donc, pour ceux qui connaissent…
Le système monétaire, quand vous contractez un prêt auprès d’une banque, l’argent, elle ne vient pas du compte de quelqu’un d’autre.
La banque vient créer cet argent à partir de rien.
Donc, des banques privées, c’est un petit peu comme en France, si vous allez dans des banques, c’est des entreprises privées à but lucratif d’ailleurs, qui lui ont donné cet argent et lui, il a tout de suite fait un don philanthropique à des associations.
Et ensuite, il a écrit des lettres aux banques pour dire voilà.
Je ne vous rembourserai pas, j’ai fait ce que vous auriez dû faire depuis longtemps, c’est-à-dire financer la transition écologique et la transition sociale, bien sûr.
Il a fait en sorte d’aller prendre des prêts dans les banques, j’imagine, les plus polluantes et les plus prédatrices.
Et là, qu’est-ce que ça nous dit ?
Alors bien sûr, instinctivement, on a envie de dire Oui, c’est illégal parce que c’est contre la loi, c’est un bandit, c’est un criminel.
D’ailleurs, cette personne est encore recherchée par les autorités espagnoles.
Mais d’un côté, c’est un peu ce qu’on appelle de la préfiguration.
Cette personne s’est dit, là en fait, ce qu’il nous faudrait, ce qui nous bloque dans la transition, c’est que les banques ne financent pas les activités de transition écologique.
Pourquoi ?
Parce que les banques sont des entreprises à but lucratif et en tant qu’entreprise à but lucratif, elles maximisent leurs profits et donc elles vont avoir tendance à favoriser les prêts vers des activités lucratives, notamment l’extraction des énergies fossiles.
L’investissement locatif, la publicité.
Toutes ces choses-là, elles ont tendance à prêter à foison, alors que le reste, bien sûr, si on veut ouvrir une petite association, si on veut ouvrir une ressourcerie, si on veut ouvrir un tiers-lieu, si on veut se financer pour passer au bio dans une petite structure d’agriculture, les banques vont faire ça ne m’intéresse pas, il n’y a pas d’argent à se faire Donc là, cette personne a cheaté un petit peu le système.
Et donc, je pense que ça nous aide à penser le sabotage d’une manière beaucoup plus créative.
Le sabotage, ce n’est pas juste.
Jeter une clé à molette dans les rouages et faire brûler le capitalisme.
Le sabotage, c’est de se dire, dans la position où je suis, comment est-ce que je peux utiliser…
l’infrastructure disponible, dont mon infrastructure personnelle, ma position de pouvoir, qu’elle soit haute, qu’elle soit basse, qu’elle soit moyenne, pour justement créer des possibilités de bifurcation pour moi et les autres.
Donc, ce n’est pas quelque chose de purement individuel.
Il y en a beaucoup qui le font déjà et j’imagine beaucoup de tes étudiants qui ensuite sortent d’école et vont faire ce qu’on appelle de l’entrepreneuriat social, même si je n’ai pas beaucoup le terme, mais qui vont se dire, moi, je ne suis pas là pour créer des entreprises prédatrices à but lucratif.
Justement, j’ai envie de résoudre des véridictions véritables problèmes, même si la résolution de ces véritables problèmes ne vont pas m’enrichir énormément.
Il y en a beaucoup des gens qui font ça.
Mais c’est vrai qu’ils nagent un petit peu à contre-courant.
Donc, comment est-ce que je fais, dans ma situation, pour créer des possibilités de bifurcation pour les autres, pour que ça facilite ?
Pour que, au final, si on fait tout cela à travers des heuristiques vraiment très pragmatiques de qu’est-ce que je peux faire actuellement, ça crée des possibilités.
Après, je dis ça…
Il ne faut pas tomber dans un discours de transformation sociétale individuelle.
Moi, s’il y a une chose que j’ai appris à travers l’étude de la macroéconomie, c’est qu’il y a des points de blocage qui sont indépassables.
C’est-à-dire qu’aujourd’hui, par exemple, les inégalités de patrimoine sont telles, même dans un pays comme la France, qu’en fait, il va y avoir un blocage.
Ce n’est pas nager contre le courant.
Là, c’est plus un saumon qui essaye de remonter les chutes du Niagara.
Là, c’est juste, physiquement, ce n’est pas possible.
Donc, il va falloir réduire la taille de la chute et son angle, d’une certaine manière.
Donc, il va falloir agir structurellement sur les inégalités de patrimoine.
Un autre exemple, ça peut être notre façon de prendre des décisions.
Donc, s’il y a une entreprise à gouvernance très hiérarchique, très actionnariale, où les parties prenantes, les travailleurs…
les usagers de l’entreprise n’ont aucun mot à dire, ça va être vachement dur de prendre des décisions.
Donc là aussi, on a besoin d’acteurs puissants.
D’acteurs puissants, ça peut être les pouvoirs publics, mais ça peut être aussi les pouvoirs privés.
qui donne en fait des grandes possibilités.
L’une des responsabilités des pouvoirs publics par exemple, ça aurait été de dire, nous allons financer, quoi qu’il en coûte, la transition écologique.
C’est possible, on a financé plein de trucs, quoi qu’il en coûte.
On a financé à travers des politiques d’assouplissement quantitatif à l’échelle européenne depuis 2010, avec des effets très mitigés, enfin avec des effets négatifs d’ailleurs sur notre empreinte écologique et mitigés sur le reste.
Pourquoi est-ce qu’on ne pourrait pas dire, bah tiens, nous, nous allons justement financer quoi qu’il en coûte la transition écologique.
Et ça, en fait, c’est un point de déblocage.
On imagine si on avait un véritable financement public des activités.
non lucrative mais qui génère de la valeur sociale et écologique, ben là d’un coup imagine, n’importe quelle personne qui sort de l’Aimnion qui se dit ben moi j’ai une super idée, là franchement j’ai trouvé un moyen de venir satisfaire des besoins concrets, de venir baisser l’empreinte écologique.
Et là au lieu de dire, ah oui ben si t’as pas un business angel ou si t’as pas une famille ultra riche pour te permettre de le faire…
oublie.
Peut-être va bosser dans une grande boîte, fais-toi quelques millions et après tu pourras le faire.
Mais non, là s’il y a un banquier public, ou ça peut être une coopérative bancaire à bon tenu créatif, qui va faire nous, ça, on essaye.
Peut-être ça n’a pas marché, mais dans tous les cas, on essaye.
Imagine un petit peu comment on peut déchaîner, alors je ne sais pas, peut-être pas déchaîner, mais plus si, déchaîner justement une force créative.
D’innovation post-capitaliste, alors on pourrait dire post-commercial aussi dans le sens où c’est une force d’innovation.
L’innovation, et je termine avec ça, l’innovation c’est notre capacité collective à résoudre des problèmes.
Et j’en ai marre que les gens me disent que la transition écologique ou même la décroissance, c’est quelque chose qui va venir étouffer l’innovation.
Alors que c’est le contraire.
Parce que l’innovation c’est notre capacité collective à résoudre des problèmes.
Aujourd’hui on gâche nos neurones pour résoudre des problèmes qu’on ne devrait jamais résoudre.
Je me demande combien d’ingénieurs sont en train de plancher sur comment est-ce qu’on arrive à construire des plus gros chalutiers pour venir racler les fonds marins.
Ou combien de neuroscientifiques gâchent leurs heures et leurs scanners pour se demander comment est-ce qu’on arrive à construire des pubs plus convaincantes pour vendre des trucs inutiles.
Ça, c’est pas de l’innovation.
Ça, c’est du gâchis neuronal.
Alors que justement, si on arrivait à libérer ces personnes et leur dire, va travailler sur d’autres problèmes qui peut-être ne vont pas être lucratifs, donc ce n’est pas de l’innovation capitaliste et commerciale, mais ça va être une innovation qui va nous permettre de résoudre des problèmes réels.
Par exemple, éviter un réchauffement climatique catastrophique en faisant de la communication pour faire monter les sensibilités environnementales.
Ça, si d’un coup on arrive à faire ça, c’est générateur d’énormément de valeur.
Merci infiniment pour le temps que tu as consacré à ce podcast.
À bientôt.