Xavier Pavie est philosophe, Professeur à l’ESSEC Business School.
Auteur d’une thèse sur la réception des exercices spirituels dans la philosophie contemporaine, il continue de publier régulièrement sur ce thème.
Spécialiste de la question de l’innovation responsable, c’est un philosophe en action qui accorde une importance particulière au “prendre soin”.
Dans l’échange à suivre, il commence par interroger avec précision et pertinence les questions que je lui pose et propose plusieurs allers-retours féconds entre l’histoire de la pensée occidentale et les enjeux existentiels auxquels l’humanité est aujourd’hui confrontée.
Site personnel: xavierpavie.com
Entretien enregistré le 20 septembre 2022
Entretien enregistré le 20 septembre 2022
Transcript de l’entretien
(Réalisé automatiquement par Ausha, adapté et amélioré avec amour par un humain)
Thomas Gauthier
Bonjour Xavier.
Xavier Pavie
Bonjour Thomas.
Thomas Gauthier
Alors ça y est, vous y voilà, vous êtes face à l’oracle, et vous allez pouvoir poser à cet oracle trois questions sur l’avenir. Par quelles questions souhaitez-vous commencer ?
Xavier Pavie
Merci Thomas de votre invitation. Je vois la question un peu compliquée.
Je vous avoue que je ne sais pas si j’irais devant l’oracle. Il y a quelque chose de complexe avec l’oracle.
Je m’y suis rendu d’une certaine manière, évidemment, dans notre époque contemporaine, quand j’y suis allé à Delphes. et effectivement Adelphes, lorsque l’on va sur place, on s’aperçoit que pour aller jusque devant les oracles, en fait c’est un temps long de pèlerinage. On part d’Athènes… pour la majorité des pèlerins, et donc ils vont marcher tout un tas de jours pour se retrouver devant l’oracle, devant l’apithie, et dire finalement, en tout cas mon interprétation, lorsque je lis votre, et je comprends votre question, parce qu’évidemment en tant que philosophe, elle est pour moi ancrée dans la philosophie grecque, et donc l’oracle, l’apithie, se retrouve effectivement à Delphes.
Cette dimension-là donc est intéressante, elle prend énormément de jours pour aller jusque sur place, et Il y a à cet endroit-là quelque chose d’intéressant sur la, une sorte de, peut-être la plus grande incompréhension historique de la philosophie, parce que la question était « connais-toi toi-même » . Et le « connais-toi toi-même » sur le temple, le temple juste avant l’entrée, en fait, on s’est dit, mais en fait c’est la plus grande question de la philosophie, Socrate va la reprendre, etc.
Et les études, les recherches ont montré que… que cette question du connais-toi-toi-même, je vais revenir à votre question, évidemment, mais je me permets juste cette mise en abîme, cette mise en perspective. On s’est aperçu que finalement, le connais-toi-toi-même n’était pas la phrase la plus importante de la philosophie antique et que le connais-toi-toi-même auprès de la pitié, c’était tu as fait énormément de kilomètres, tu as pris énormément de temps pour venir jusque-là, connais-toi-toi-même pour savoir exactement la question que tu vas poser aux oracles, parce que tu n’auras pas beaucoup d’autres choix, tu n’as pas le choix d’en poser deux ou trois ou de rester très longtemps, donc tu as pris ton temps, mais tu n’es pas le seul pèlerin, il y a énormément de monde derrière toi, donc connais-toi toi-même, quelle est la véritable question que tu souhaites poser ?
C’est ce qu’on appelle le gnosis et auto en grec. En grec, on a un autre terme très important qui est probablement le terme le plus important qui est le prendre soin de soi.
Et le prendre soin de soi est probablement l’élément fondamental de la philosophie. plus que le connais-toi toi-même. Toute l’Antiquité est traversée par l’épilémiel à laïe et au tout, c’est-à-dire par la capacité de prendre soin de soi et ensuite de pouvoir prendre soin des autres.
C’est valable pour vous-même, c’est valable pour autrui, c’est valable pour la cité, et cet élément-là, il est un pilier majeur. Et pour revenir à votre question, si j’avais à me retrouver devant l’Apéthie, devant l’oracle, alors effectivement, je pense que je n’irais pas, parce qu’il y a… plusieurs raisons sur lesquelles je vais aborder, mais si jamais je devais être forcé à aller rencontrer les oracles, je pense que j’irais pour une discussion.
Pour une discussion, pourquoi est-ce que les gens viennent vous voir ? Quel est selon vous l’intérêt de venir aller chercher quelqu’un qui peut nous prédire un avenir, qui peut nous dire comment peut-on imaginer le futur ?
Mais je n’irais pas pour une recherche personnelle, pour la simple raison, c’est que… La question qui nous est posée tous les jours, c’est qu’est-ce que je vais faire, moi, pour construire le monde que j’ai envie d’avoir devant moi, que j’ai envie d’habiter.
Je vous l’avais dit dans la présentation, mais je suis directeur du centre Imagination que j’ai créé il y a plus de dix ans à l’ESSEC. Et dans ce centre Imagination, j’oblige justement les étudiants à réfléchir, à penser le futur.
L’imagination est un élément clé dans… dans mes recherches, dans mes travaux, notamment en pédagogie. Et je pousse les étudiants, justement, dans des séminaires assez intensifs, à réfléchir à l’imagination en 2050, l’imagination en 2030, l’imagination à très long terme. À très long terme parce qu’il est impossible de trouver les réponses sur Internet, sur Internet ou n’importe où dans les livres, il est très compliqué.
Donc, ça demande un effort d’imagination qui doit venir de soi. Et cet élément-là, il est… très important, il est fondamental dans l’exercice, l’exercice de penser comment effectivement je me projette, je projette un futur en 2050.
Mais c’est très important parce que je leur demande d’imaginer ce 2050, pas de demander à quelqu’un d’autre comment sera 2050. Et ça, c’est pour moi fondamental parce que, je reviens sur mon premier terme avec la notion de prendre soin de soi ou du connais-toi-toi-même, ce qui m’importe n’est pas tellement le connais-toi-toi-même. auprès d’un étudiant, ce qui m’importe, c’est qu’ils prennent soin d’eux-mêmes, soin de leurs écosystèmes, soin des villes, soin des cités, soin d’éducation, soin des autres, soin de tous ces éléments-là.
Et il est très clair pour moi que cette dimension de futur, cette dimension de destin, il est entre les mains de ceux qui vont le mettre en œuvre. Et donc, à l’oracle, j’aurais plutôt une discussion, je pense, si je pouvais avoir, ce serait une discussion, pas trois questions. sur le futur et dire justement comment peut-on emmener ensemble les hommes à réfléchir, à construire eux-mêmes leur propre futur.
Nous avons, avec cette dimension du prendre soin de soi, par rapport au connaître soi-même, mais plus généralement dans la philosophie, quelque chose d’important qui est la dépendance à l’autre. Et on essaie évidemment de la réduire le plus possible.
Mon travail initial en philosophie concerne les stoïciens, les épicuriens et les cyniques. Et les trois écoles sont dotées d’une importante concentration sur l’autosuffisance ou la capacité de ne pas dépendre des autres.
Évidemment, il y a la phrase très célèbre des stoïciens, il y a des choses qui dépendent de vous, des choses qui ne dépendent pas de vous, bien sûr. Et donc ça, de manière très claire, il y a la possibilité de faire ce que vous souhaitez faire.
Il y a également chez les cyniques la notion d’autosuffisance, et l’autosuffisance est importante parce que c’est la capacité de développer sa propre éducation, développer son propre potager, développer son propre logement, développer ses propres vêtements. Et je n’attends pas de quelqu’un, non pas qu’il me dise comment ce sera, c’est une chose, mais non plus celui qui va me donner quelque chose, autrement dit une forme d’assistance à cela.
Les épicuriens, les cyniques, les… les stoïciens ont une démarche extrêmement importante sur comment est-ce qu’on va se développer par nous-mêmes. Alors, on va retrouver ça bien plus tard, je vais m’arrêter pour votre question si vous avez à rebondir dessus, mais on retrouvera ça beaucoup plus tard au XIXe siècle avec des philosophes comme Emerson par exemple, Henri David Thoreau, des philosophes qui vont être très importants sur la question de l’individualisme et le transcendantalisme, qui vont être des individus qui vont vouloir porter l’individu.
Avant tout, avant les questions de destin, avant les questions de l’avenir, c’est qu’est-ce que l’on fait pour l’ici et maintenant. Donc voilà pour répondre sans répondre directement aux oracles à votre premier point, mais peut-être que vous pouvez passer dessus.
Thomas Gauthier
Alors je vais tâcher de peut-être arrimer ce que vous venez de dire déjà Xavier avec une forme d’actualité. On a entendu ces dernières semaines, peut-être même ces derniers mois, le terme de planification retrouver une sorte de présence. médiatique, comme s’il redevenait important après peut-être une période de plusieurs décennies de chercher à construire de manière délibérée un futur.
Et la question que j’aimerais vous poser, qui n’était pas prévue du tout au programme, c’est finalement pourquoi est-ce que dans les circonstances actuelles, ce terme de planification refait surface ? Pourquoi il semblerait que nous souhaitions ou que certains souhaitent renouveler un rapport au futur que nous avions en tout cas en France connu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec bien entendu l’établissement du commissariat au plan, avec le travail de théorisation de Gaston Berger et de quelques autres autour de la prospective ?
Pourquoi la planification aujourd’hui retrouve une place dans le champ médiatique et politique ?
Xavier Pavie
Oui, c’est un excellent point. Et vous avez aussi, dans cette excellente question, mentionné pourquoi en France particulièrement.
Parce que ce n’est pas vrai à plusieurs endroits dans le monde. Notamment, vous pouvez aussi rappeler, mais j’ai vécu plusieurs années en Asie et dans ces pays, l’Asie du Sud-Est, en Chine notamment, la planification est fondamentale.
Dans quelques jours, quelques semaines, il y aura le 14e plan de 5 ans de la Chine. Les éléments sont extrêmement clairs pour eux.
C’est-à-dire que nous ne pouvons pas gouverner sans plan, sans planification. Singapour, que je connais un petit peu mieux, c’est exactement la même chose.
Il y a une planification extrêmement claire. Et vous avez raison de dire que la France était un pays dans lequel le commissariat au plan, cette dimension-là, était fondamentale.
Pourquoi est-ce qu’on l’a oublié ? C’est une question importante.
Je pense que je n’ai pas la réponse et je n’aventurerai pas à imaginer des réponses possibles. Ce qui est important de voir, c’est qu’on est tombé dans une forme de pression de l’instant présent et de répondre à l’urgence en permanence, ce qui ne fonctionne pas.
Lorsque l’on avait que c’est fonctionné ou pas, mais les grands travaux, la question des grands travaux, la question des grands engagements, ça nécessite nécessairement des années, des années de recherche, des années d’investissement également. Votre point est très lié avec la question, par exemple, de l’intensité. des investissements en recherche et développement qui ont eu lieu à la fois en France et partout dans le monde.
La France n’a cessé de diminuer. Alors on peut dire non parce qu’elle a investi beaucoup dans les R&D européennes, mais concrètement nous avons investi moins en R&D, en recherche et développement ces, je dirais, trente dernières années que nous n’avions fait pendant les siècles précédents ou pendant les dizaines d’années précédentes, je pense évidemment à partir de la fin du 19e siècle jusque l’avant guerre par exemple. où là, la dimension était très claire, et même un peu après la guerre, dans les années 70, c’était encore extrêmement important.
Je ne voudrais pas être dans la caricature, mais lorsque nous avions à la tête des gouvernements, par exemple, des scientifiques, et encore une fois, je ne glorifie pas, par exemple, les polytechniciens, mais en tout cas, nous avions des scientifiques qui savaient, qui connaissaient la notion du temps long. Et le temps long est fondamental pour la recherche.
Quand vous regardez qui dans le monde… a investi fortement en R&D ces 20 dernières années, contrairement à nous qui avons baissé en R&D, eh bien, c’est la Chine. La Chine a investi de manière considérable en R&D en disant, si nous voulons de l’indépendance, si nous voulons aborder des éléments d’innovation dites disruptives, par exemple, ou paradigmatiques qui vont changer la face du monde, nous n’avons pas le choix.
Nous avons besoin d’investir massivement en R&D avec une notion qui est extrêmement liée, mais dont les gens ont peur. C’est-à-dire qu’il y a de l’incertitude.
C’est-à-dire que vous pouvez investir des milliards de dollars ou des milliards d’euros dans une recherche sans jamais avoir quelque chose. Mais si vous ne le faites pas, c’est encore pire, parce que vous êtes convaincu que vous n’aurez rien.
Donc, c’est cette capacité des dirigeants à dire « je prends le risque d’investir beaucoup d’argent en R&D, en recherche et développement, parce que c’est la moins mauvaise solution pour assurer un futur en termes de recherche et de développement. » Et donc pour ça, ça nécessite de la planification. À qui on s’adresse ? Comment on s’adresse ?
Où on met l’argent ? Pourquoi on met l’argent ?
Est-ce que j’investis dans les centres de recherche ? Est-ce que j’investis auprès des jeunes ingénieurs par exemple ?
Ce sont des questions fondamentales, mais qui nécessitent évidemment du temps. On s’aperçoit qu’on a probablement fait des erreurs en termes de stratégie de planification en France. Ça s’explique, ça pour le coup, assez…
Assez facilement, c’est-à-dire que nous avons par pays décidé qu’il y aurait des centres de recherche européens et les pays ont investi massivement dans les recherches centres européens. Certains pays ont donc finalement transvasé leur R&D en termes de coûts, en termes d’investissement dans des centres européens, en délaissant leurs propres investissements locaux, nationaux.
Tous ne l’ont pas fait. C’est pas vrai pour l’Allemagne, par exemple, qui a continué. d’investir dans son propre pays, tout en investissant dans la R&D européenne, parce que c’était ce qui est prévu dans les accords européens.
Et donc c’est important de voir dans quelle mesure on garde ou qu’on cherche à garder notre indépendance et par quoi on veut le faire. De manière très concrète dans l’actualité, Thomas, on peut prendre la question du vaccin, dans lequel effectivement tout le monde s’est rué en disant « on est en Japon, c’est le pays du vaccin, on va forcément trouver quelque chose » .
Pasteur se lance dessus, évidemment. Mais pourquoi nous ne l’avons pas eu ?
Nous ne l’avons pas eu, non pas parce que nous n’avons pas les compétences. D’ailleurs, l’ARN messager est d’abord français.
D’ailleurs, chez Moderna, les personnes sont des personnes qui sont passées par la France. Donc, ce n’est pas une question de cerveau, c’est une question, à un moment donné, d’argent et de temps investi pour cela.
Et effectivement, c’est une démonstration que la France est en retard sur ces sujets-là, comme elle est en retard sur un grand nombre de sujets en termes d’absence d’investissement R&D pour le futur. Et la planification, si elle revient, c’est justement pour pouvoir faire ça.
Mais encore une fois, c’est quelque chose qui n’est pas très populaire parce que ça nécessite des investissements qu’on ne connaît pas puisqu’il y a d’incertains, est-ce que quelque chose va en sortir ou pas. Donc il y a une sorte de syndrome de la peur de l’échec. derrière la notion de planification et d’investissement.
Pour finir, et je vais vous laisser évidemment rebondir, mais pour finir, vous voyez bien par rapport à l’oracle dans quelle mesure toute cette dimension-là nous ramène à la responsabilité que nous avons. Nous avons une responsabilité qui n’est pas dépendante de qui va nous dire le futur, mais on a une responsabilité vis-à-vis de ce qui se passe autour de nous.
Il suffit simplement de regarder les investissements qui, colossaux, en R&D, notamment en Asie, par rapport aux États-Unis, par rapport à l’Europe. Et c’est très clair.
La Chine est devenue le numéro un mondial, et l’Asie, grâce à la Chine, numéro un mondial des investissements R&D depuis 2005. Quand vous investissez fortement en R&D, vous allez avoir des innovations disruptives forcément à cet endroit-là.
Et donc, on pourrait, pour conclure sur cette dimension-là, considérer que le passé du passé Je fais justement un jeu de mots volontaires. Le passé du futur était européen.
Le passé du futur a été américain, c’est probablement ces 40 dernières années. Mais le futur du futur, il est en Asie, parce que tout simplement, on voit les investissements R&D qui sont faits avec une planification forte sur laquelle ils se tiennent.
Xavier Pavie
Alors, on va rester encore un petit moment sur la question des futurs, j’aime d’ailleurs à utiliser sans cesse ce mot au pluriel, puisque je pense comme vous, je ne sais pas de quoi il sera fait, mais il sera là alors qu’il deviendra présent. Un pas de côté peut-être par rapport aux propos que vous avez tenus sur l’innovation, l’intensité de recherche et développement.
Un pas de côté qui nous ramène d’ailleurs à différentes temporalités qui, selon moi, sont en train de s’entrechoquer et finissent par nous désorienter. J’aime à me raconter qu’en tant qu’homo sapiens, et même au-delà de m’aimer à me le raconter, je lis simplement les travaux en sociobiologie sur le sujet, on a un organe qui nous permet de réfléchir, qui est le fruit de dizaines de milliers d’années d’évolution.
Ensuite, on est en tant qu’habitant de cette planète en 2022, à peu près deux siècles après la découverte des combustibles fossiles. On est donc habitant, citoyen. peut-être père de famille, mère de famille, travailleur, en plein milieu de la parenthèse carbone de notre espèce, puisque selon les géologues et les autres experts en la matière, les stocks d’énergie fossile sont limités.
Ils sont utilisés à très grande vitesse, peut-être d’autant plus d’ailleurs que l’intensité technologique croît, or celle-ci semble croître dans un certain nombre de régions du monde. Et enfin, dernière temporalité que je voulais mettre dans la discussion, celle dont nous parlent les scientifiques du GIEC, qui dans leur dernière publication du mois d’avril dernier, nous annonce une fenêtre de correction, si je puis dire, de la trajectoire de l’espèce, de quelques années, voire quelques décennies tout au plus, pour conserver ce qu’ils appellent désormais la perspective d’un futur vivable.
Alors, cette question n’était pas au programme de l’entretien, je vais tâcher du coup de la formuler aussi proprement que possible. Comment intégrer ces différentes temporalités qui finalement nous mettent en tension, nous mettent en situation de penser et d’agir aujourd’hui, dans notre rapport à cette intensité technique, dans ce rapport à l’innovation ?
Y a-t-il d’ores et déjà nécessité d’ouvrir des espaces de régime d’innovation, d’ouvrir des espaces de recherche et développement qui ne sont pas faits ? exclusivement d’une forme d’intensification de ce que l’on a connu en matière de R&D, notamment depuis le milieu du siècle passé. Est-ce qu’il y a des nouveaux régimes d’innovation, des nouveaux régimes de recherche que l’on peut voir apparaître d’ores et déjà, et qui peut-être d’ailleurs pourraient être des moteurs, avec d’autres certainement, de nouveaux régimes civilisationnels, si on veut employer un grand mot.
Quelle pourrait être la place de ces régimes d’innovation et de R&D ? Dans une possible civilisation, peut-être appelons-la post-thermo-industrielle, si tant est que cela soit quelque chose de tangible.
Xavier Pavie
Il faudrait être d’une nature très optimiste pour le voir, parce que nous avons en effet des initiatives à droite et à gauche travers lesquelles vous pouvez regarder de nouvelles formes d’innovation. Je travaille depuis longtemps sur l’innovation responsable et j’essaye de regarder les modèles d’innovation responsable, mais aujourd’hui nous avons une dimension, plus exactement une complexité qui nous amène à réfléchir. de différentes manières.
La première, et vous avez raison, sur la question des matériaux, des matériaux rares qui s’épuisent, mais désormais même les matériaux les plus, ceux que l’on ne qualifiait pas de rares, s’épuisent également de manière importante. Nous avons l’émission de carbone qui est importante et derrière ça, il y a la question du vivant.
La question du vivant et surtout la question du vivant de nous en tant qu’espèce humaine. Avant cela, il faut mettre en perspective Devons-nous véritablement protéger notre espèce humaine ?
Est-ce que nous valons cela ? Est-ce que notre espèce humaine est si importante, si brillante, si exceptionnelle que ça, que nous devons à ce point la protéger ?
Cette question mérite d’être posée. On sait tous qu’on ne veille pas à sauver la planète, puisque la planète survivra à l’espèce humaine.
D’une manière ou d’une autre, elle survivra à l’espèce humaine. Donc la question est, est-ce que nous on veut survivre ?
Il y a quelque chose de très anthropocentré à travers cette dimension-là, puisqu’on veut sauver qui l’on est. On se considère au-dessus, on se considère mieux, et donc faisons en sorte de protéger notre espèce humaine.
Mais est-ce que ça vaut vraiment le coup ? On ne se pose pas forcément la question.
Est-ce que c’est vraiment si important ou si intéressant que ça ? Et puis vous avez tout un tas de programmes dans lesquels, d’un point de vue écologiste, on pourrait remettre en cause en disant mais on sait très bien que l’humanité est une fin.
Nous le savons, alors elle est à très long terme, mais elle pourrait être à, non pas très très long terme, mais juste à très long terme ou à long terme. Je reformule, on pourrait dire que l’ensemble des programmes écologistes que l’on nous propose, la réduction d’émissions de carbone à effet de serre, etc., va avoir des conséquences qui vont, de quelques décennies, allez, siècles peut-être, repousser effectivement la persistance de l’espèce humaine.
La question c’est, comment voulons-nous vivre ? dans ce laps de temps qui, de toute façon, ne nous fera reculer que de quelques décennies, que quelques siècles, l’espèce humaine, si tant est que tout soit égal par ailleurs. Pas de guerre, pas de guerre nucléaire, pas d’autres éléments qui peuvent être des catastrophes naturelles qui disent finalement « tout s’arrête, il y a une énorme météorite qu’on n’avait pas vu venir et puis qui arrive sur notre planète » .
Donc, on est en train de se poser la question, ou en tout cas, il faudrait qu’on se pose la question, quelles sont les contraintes ? que nous sommes en train de vivre et que nous devons nous poser, pour quelle fin ? La fin, ça veut dire quoi ?
Est-ce que c’est l’espèce humaine ? Et c’est l’espèce humaine, comment ?
Comment voulons-nous vivre pour cela ? Et donc, il y a une sorte de discours qui empêche de penser ça, qui est toujours en disant, comment est-ce que l’on peut imaginer de vivre mieux en émettant moins de carbone grâce à l’innovation ?
Comment est-ce que l’on pourrait faire en sorte de consommer moins ? Il faut viser une sobriété, il faut viser…
Oui, mais pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’il nous faut ça ?
Est-ce que c’est parce que l’espèce humaine est si importante ? Encore une fois, je me répète, mais est-ce que parce qu’elle est si importante, est-ce que c’est parce qu’il faut prolonger l’espèce humaine de quelques siècles, et tout étant égal par ailleurs ?
Ce n’est pas une évidence. Donc il y a quelque chose qui est une sorte de contradiction qu’il faudrait poser sur la table pour pouvoir y réfléchir.
Pourquoi est-ce qu’il faudrait y réfléchir ? parce que nous sommes dans une situation où… De manière concrète, nous n’agissons pas correctement.
Alors évidemment, si vous regardez la France, on fait globalement les choses pas trop mal en termes de respect de la planète, on essaie de respecter les gaz à effet de serre, on essaie de faire en sorte que notre pays ne consomme pas trop. C’est un peu facile parce que nous déléguons nos difficultés à d’autres, notamment en Chine, notamment au Bangladesh, notamment en Inde, au Pakistan, des endroits où ils vont construire finalement pour nous. de l’émission de carbone que nous nous utilisons.
Mais plus compliqué encore. Lorsque nous avons parlé de l’Asie tout à l’heure, allez expliquer aujourd’hui à un milliard de Chinois qu’ils n’auront pas de réfrigérateur.
Allez leur expliquer qu’ils n’auront pas de téléphone portable. Pourquoi ?
On sait, et ce n’est pas de la prospective, c’est une réalité, les classes moyennes vont doubler. D’ici 2030, nous ne sommes qu’en 2022, et d’ici 2030, les classes moyennes vont doubler.
Pourquoi ? Parce que dans des pays tels que l’Asie notamment, les pauvres, les personnes pauvres ont des enfants.
Mais ils ont des enfants dans un système économique en forte croissance. Donc quand vous avez des enfants pauvres dans un système économique en forte croissance, vos enfants vont passer une classe sociale.
Et ne vont plus être des enfants pauvres, mais vont être des enfants de classe moyenne. Avec des besoins de classe moyenne.
Et un besoin de classe moyenne, ça va être… Je fais vite.
La télévision, le téléphone, la voiture, le climatiseur, le réfrigérateur, tout ce que nous avons en France. Et donc quand vous doublez ça, on parle de 5 milliards, on parle de 5 milliards, donc on passe de 2 milliards à 5 milliards, on va globalement avoir 3 milliards de plus de personnes qui vont avoir ces besoins.
Allez leur expliquer aujourd’hui qu’ils ne l’auront pas. Évidemment, on ne pourra pas le faire.
Et évidemment, vous comprenez pourquoi. Est-ce que Xi Jinping va dire, attendez, moi, je ne peux pas tout respecter, je ne peux pas respecter de cette manière-là, parce que j’ai des personnes qui sont en train de changer de classe sociale, qui vont avoir des besoins de classe sociale, et leur dire, non, vous n’avez pas le droit, alors que toute la côte, Hong Kong, Shanghai, Pékin, etc., les ont, eux, c’est évidemment impossible à imaginer.
Personne ne serait capable, évidemment, de l’imaginer. Ce qui signifie que, un, on peut se poser la question, c’est quoi notre finalité ?
Deux, il y a une dimension quasi impossible à résoudre de gaz à effet de serre qui va être émis, d’émissions de CO2 qui va être émis suite à l’augmentation du nombre de personnes avec la demande. Et donc, la troisième dimension, c’est qu’est-ce que l’on fait ?
Qu’est-ce que l’on fait est une question que l’on doit se poser en disant comment est-ce que l’on veut vivre ? Si l’on se dit, on souhaite, et c’est entendu par tous, on souhaite préserver notre espèce humaine on souhaite vivre le moins mal possible à cause des inondations qui peuvent arriver.
Vous voyez les catastrophes aujourd’hui qui ont lieu au Pakistan à cause du réchauffement climatique, et absolument dramatique pour ces populations-là. Ce qui veut dire que nous avons une troisième dimension à discuter.
Cette troisième dimension, c’est par rapport au point 1, la finalité de l’espèce humaine. Par rapport au point 2, on va avoir un nombre constant d’individus avec de fortes demandes.
Alors, qu’est-ce que l’on fait ? Cette dimension-là, elle n’est donc pas pour les générations futures, elle est pour les générations actuelles.
Qu’est-ce que l’on fait pour réduire ça ? Qu’est-ce que l’on fait pour éviter cela ?
Alors, vous pouvez, pour revenir à votre question, imaginer des formes d’innovation différentes. Notamment de dire, c’est une chose tout bête, mais quand on parle d’économie circulaire, ça a énormément de sens.
C’est-à-dire faire en sorte que plus aucun, je dis un peu en caricaturant pour l’un peu vite, que les Chinois ne possèdent pas leur réfrigérateur, que nous non plus, nous ne les possédions plus, mais que ce soit terminé et que ce soit totalement interdit, que plus personne ne possède une voiture, que plus personne ne possède un téléphone portable, que ce soit naturel d’avoir quelque chose qui soit en permanence remis dans le système. Et ça, c’est une démarche innovante extrêmement simple, sauf que, Thomas, elle n’existe pas.
Concrètement, elle n’existe pas. Si vous avez un téléphone portable avec vous, 80% de chance, ou de malchance, voire même 90% qui finissent sur une plage du Ghana qui est payée pour recevoir les déchets technologiques globalement d’une grande partie de la planète.
Parce que c’est un pays très pauvre, ils disent finalement je peux récupérer de l’argent ou je peux être payé pour avoir les déchets électroniques des uns et des autres et je vais le faire. Aujourd’hui, c’est exactement ce qui se passe.
Nous ne récupérons pas les téléphones portables, les ordinateurs, les téléphones, etc., les tablettes Et nous… globalement, accumulons un certain nombre de déchets. Ce qui est dramatique parce que l’on parle, pour vous donner un ordre d’idée, on parle de 6 milliards chaque année d’éléments construits électroniques.
D’accord ? Téléphone, ordinateur, tablette, etc.
On parle de 6 milliards. On est 7 milliards sur Terre et aujourd’hui, il y en a 3 milliards qui n’ont rien du tout.
Ce qui veut dire que les autres milliards en ont beaucoup, 1, 2 ou 3, etc. Et puis, avec le point 2 que j’ai développé sur l’augmentation des personnes qui vont vouloir ça, ça va nécessairement exploser.
Donc… Pour conclure sur ce point-là, nous avons à considérer ces deux questions qui sont très complexes.
Comment voulons-nous vivre en tant qu’espèce humaine ? Qui voulons-nous protéger en tant qu’espèce humaine ?
Comment, et pour maintenant, parce que ce n’est pas forcément pour les générations futures, mais c’est pour maintenant. Et la deuxième chose, c’est nous avons besoin d’innover pour ça.
Et pour innover, j’ai pris l’exemple de l’économie circulaire. Je peux prendre de nombreux autres exemples.
Vous avez les processus d’innovation responsables, fortement présent, une entreprise qui refait l’actualité, mais qui a toujours fait l’actualité sur ce sujet qui est Patagonia, dans laquelle le coton organique qui est utilisé a toujours été au moins à 50% organique. Les premiers à avoir utilisé des bouteilles recyclables pour faire des pulls, ce sont les premiers à avoir signé les codes of conduct pour pouvoir avoir correctement des personnes qui sont correctement traitées.
Ce sont les premiers à avoir fait des… des vêtements réparables, réutilisables possibles. Bref, ce sont des entreprises qui, effectivement, celles-ci, comme les glaces Ben & Jerry, par exemple, les glaces Ben & Jerry, ça a été tout de suite comment j’utilise nos déchets pour faire une sorte de compost géant pour nos usines.
C’est pleinement de l’innovation, et de l’innovation responsable. Les réfrigérateurs développés par eux en R&D sont plus puissants que les autres et consomment moins que les autres.
C’est exactement la même chose. Et puis vous avez l’entreprise qui est peu connue en France, très connue aux Etats-Unis, qui est une des meilleures au monde en termes d’innovation et de responsabilité, c’est Interface, qui fait en fait les tapis, souvent dans les bureaux, c’est-à-dire les grands tapis que l’on peut avoir dans les couloirs des bureaux, des institutions, également les dalles en plastique que l’on peut avoir.
L’entreprise qui est maintenant à plusieurs dizaines d’années, qui est une entreprise profitable, est à zéro émission. est à zéro émission. Et c’était une entreprise très compliquée.
La question d’usage de la colle, par exemple, la question d’usage de la fabrication des tapis, la question du recyclage, extrêmement complexe. Et ils ont accompli quelque chose d’absolument formidable.
Nous avons donc des exemples d’entreprises qui, effectivement, sont déjà dans une démarche d’innovation responsable, y compris des grandes entreprises. Des entreprises comme L’Oréal, par exemple, est parmi les meilleures sur ce sujet-là. est parmi les meilleurs dans une situation qui reste de la consommation.
Et donc qui reste une consommation de est-ce que nous voulons continuer à vivre de cette manière-là ou pas.
Thomas Gauthier
On a balayé ensemble plusieurs futurs, on s’est posé beaucoup de questions, vos éclairages, je suis sûr, nourrissent déjà la réflexion des auditeurs et des auditrices. Je vous propose maintenant que nous nous tournions vers le passé, que nous regardions dans le rétroviseur.
Pouvez-vous, Xavier, s’il vous plaît, ramener un, deux… trois événements qui ont marqué l’histoire selon vous et qui peuvent servir de leçon pour le présent et pour l’avenir dans une époque, et vous l’avez très bien dit jusque-là, dans laquelle nous sommes peut-être désorientés et en tout cas à la recherche de repères. Alors qu’est-ce que l’histoire peut nous amener aujourd’hui face à cette désorientation individuelle et collective ?
Xavier Pavie
J’espère ne pas vous décevoir, mais tout comme pour les oracles, je trouve la question très pertinente. mais elle me trouble beaucoup et en fait, je ne peux pas répondre véritablement à la question parce que la question de l’histoire n’est pas forcément ce que nous connaissons. Ce n’est pas ce que moi je connais qui est intéressant ou qui est un élément marquant, mais pas non plus vous, mais pas non plus l’ensemble de l’histoire, je m’explique.
Est-ce qu’il est plus important dans l’histoire d’avoir eu cette… soupe chaude primitive dans lesquelles les premières bactéries ont apparu, qui ont fait que nous sommes ce que nous sommes aujourd’hui ? Est-ce que c’est l’homme de Néandertal ?
Est-ce que c’est les premiers instants de l’homme qui a marché sur la Lune ? Est-ce que c’est le Big Bang ?
Est-ce que c’est la vaccination ? En fait, nous sommes dans une situation où nous ne pouvons pas avoir d’effet marquant.
Et je pense qu’avoir d’effet marquant est quelque chose de trompeur. et qui surtout nous donne une sorte de complexe par rapport à ce que nous faisons ou nous ne faisons pas. Il y a en fait une évolution globale de l’humanité, il y a une évolution globale que l’on peut avoir, dans laquelle les événements arrivent de nulle part, il n’y a en fait que des imbrications. à travers tout ça.
Pourquoi, en fait, on s’interroge, vous me posez la question sur ce sujet-là, et pourquoi est-ce que c’est souvent une question récurrente sur la question des grands bouleversements que l’on peut avoir ? Et aujourd’hui, n’importe quel média, n’importe quel journal ou interview, vous allez voir des gens qui disent toujours avec une grande phrase, toujours avec quelque chose de très important, très grave.
Nous sommes dans une époque de bouleversement, de grands changements comme jamais nous n’avons eu. Ce n’est pas vrai, ce n’est tout simplement pas vrai.
Nous en avons eu des millions, des milliers et nous en avons encore. Sauf qu’on a toujours cette dimension très anthropocentrée encore une fois, qui va être « ah mais non, ma période est quand même très différente que les autres, il y a des grands changements » .
Mais évidemment que non, lorsque vous avez le vaccin contre la rage qui arrive, lorsque vous avez la pénicilline qui arrive. lorsque vous avez la voiture qui arrive, lorsque vous avez même quelque chose de plus banal, le cinéma qui arrive, etc. C’est un des événements majeurs.
Il faut voir qu’entre 1890 et 1910 en France, vous avez les Frères Lumière, vous avez Pasteur, vous avez Curie, vous avez Louis Renaud, vous avez André Citroën, vous avez Eiffel en 20 ans. En 20 ans, vous imaginez, les bouleversements sont gigantesques.
Donc, on a à la fois une croyance et à la fois une sorte d’égo-centrisme en disant « mais regardez ma période, l’intelligence artificielle, l’Internet, etc. » Oui, mais oui, il y en a, il y en a toujours eu. Et simplement, ce sont des imbrications.
L’ARN messager qu’on a utilisé pour le vaccin était présent dans les années 60. La découverte ou le séquençage de l’ADN, c’est pareil, c’est ces mêmes époques.
Aujourd’hui, on séquence l’ADN de manière plus simple. Oui, elle est plus accessible parce qu’on a réussi à le faire dans les années 50.
Mais aujourd’hui, il n’y a pas plus de bouleversements qu’auparavant. Si maintenant je regarde votre question avec un angle philosophique, avec un angle de philosophe, en effet, on peut voir dans certaines disciplines des éléments majeurs.
On peut regarder en médecine, par exemple, les éléments marquants. On peut regarder dans le secteur… de l’industrie par exemple en philosophie, il est clair que nous avons à un moment donné le siècle de ce qu’on appelle le siècle de Périclès, c’est le miracle grec.
Et ça, c’est un élément marquant pour les philosophes parce qu’on ne comprend pas bien pourquoi les cinq siècles avant Jésus-Christ, vous avez le développement du droit, vous avez des éléments comme la monnaie, le théâtre, la philosophie, vous avez la science qui arrive, vous avez l’ensemble de ces éléments des mots. qui est la démocratie, qui vont se mettre en œuvre. Et donc, ça pour un philosophe, c’est un élément marquant, le miracle grec.
Mais cet élément marquant-là, il est propre à la philosophie, qui va avoir des conséquences sur le reste de la société. Donc c’est pour ça qu’il y a des imbrications ailleurs.
Un autre événement marquant pour les philosophes, ça pourrait être la reprise de la philosophie dans le christianisme. C’est-à-dire que, alors je parle avec un point de vue très européen ici, mais c’est un élément qui est… qui est majeure, c’est-à-dire que les pères de l’Église vont reprendre les éléments de la philosophie comme manière de vivre, la philosophie qui était plutôt en dehors de ces questions-là, il va y avoir cette imbrication, donc on est plutôt dans l’Antiquité dite tardive ici, et puis on a un dernier moment qui est important avec l’humanisme.
L’humanisme, alors je pense à Erasme, puis après je pense à Montaigne, et puis beaucoup plus tard… des personnes comme Emerson, comme Thoreau, etc., vont être finalement des philosophes qui vont remettre l’homme, l’individu, en face de ces problématiques philosophiques. Autrement dit, pour balayer ce point-là, un, il n’y a pas d’histoire majeure, il n’y a pas d’événement majeur, il n’y a qu’une succession d’éléments et d’événements, et nous avons à être humbles vis-à-vis de ce que nous voyons. qui sont finalement des produits du passé, rien n’arrive comme ça, du jour au lendemain ou par hasard.
Ce génie créatif ou ce génie historique n’existe pas. Toutefois, on peut effectivement faire ce travail disciplinaire qui est de dire, ou de discipline ou pas discipline, qui est de dire comment est-ce que l’on peut regarder les évolutions possibles.
Bon, ça ne m’apprend pas grand-chose de savoir qu’il y a le secte de Périclès, qu’il y a la reprise du christianisme et qu’il y a l’humanisme. Ça ne m’apprend pas grand-chose pour aujourd’hui, parce qu’aujourd’hui je dois construire mon futur. Et construire mon futur, ça rejoint le premier point.
Le premier point, c’est de dire comment est-ce que j’ai la responsabilité de construire le futur qui m’est donné parce que personne ne le fera à ma place. Ou plus exactement, si je ne construis pas ce futur…
Alors quelqu’un d’autre le fera à ma place.
Thomas Gauthier
À travers les quelques réflexions que vous venez de partager, mais aussi à travers les quelques repères historiques que vous avez partagés, ce que je comprends, c’est que nous sommes chacune et chacun, en tout cas dotés d’une mémoire, que bien sûr, cette mémoire est sélective. On est peut-être, en tout cas, en ce qui me concerne, je suis sûrement plus attentif à certains grands mouvements de l’histoire, à certaines grandes périodes, et probablement que ces souvenirs… me reviennent lorsqu’il s’agit pour moi de prendre une décision, lorsqu’il s’agit pour moi d’agir, peut-être même que parfois ces souvenirs façonnent les émotions dans lesquelles je me retrouve face à telle ou telle circonstance.
Et puis nous avons un devoir de mémoire qui est entretenu notamment à travers un certain nombre de cérémonies tout au long de l’année, en France par exemple, on pense évidemment aux cérémonies liées aux conflits mondiaux. Un sujet qui est abordé en… prospective à la fois par les chercheurs et les praticiens, ou en tout cas une construction hypothétique qui est abordée, c’est celle de mémoire des futurs.
C’est-à-dire dans une situation inédite, dans une situation où finalement des repères historiques ne nous sont pas d’un grand soutien pour percevoir et faire sens de la situation dans laquelle nous nous retrouvons, certains prospectivistes imaginent que l’on pourrait à travers un travail rigoureux à travers une forme d’exercice, et je sais que vous avez beaucoup travaillé sur la notion d’exercice spirituel, se doter d’une mémoire des futurs qui pourrait nous permettre finalement d’être plus bienveillant déjà face à l’inédit, face à la surprise, plus agile peut-être, plus capable d’improviser, plus capable, si je devais prendre une métaphore musicale, de ne plus être un orchestre symphonique mais un ensemble de jazz. Est-ce que vous pouvez, cette question à nouveau n’était pas au programme, commentez librement avec votre regard de philosophe, peut-être aussi avec votre travail et votre réflexion autour des exercices spirituels, commentez cette hypothèse de mémoire des futurs.
Peut-elle exister ? Existe-t-elle déjà ?
Qu’avons-nous à dire à son propos ?
Xavier Pavie
J’aime beaucoup cette expression que je ne connaissais pas, que vous m’apprenez, et je la trouve absolument pertinente sur la question des exercices spirituels. Je ne l’aurais pas utilisée telle qu’elle.
Mais par contre, effectivement, il y a des accointances, on parle en grec de parasque, parasque, c’est la notion de préparation et l’anticipation du futur. Et donc, la préparation et l’anticipation du futur est absolument capitale, parce que si vous le faites, alors vous serez en effet, vous l’avez dit Thomas, vous serez alors préparé à les accueillir et à mieux les accueillir.
Alors, dans les exercices spirituels, c’est fait de manière très individuelle et très propre à vos… propres difficultés. Je vous donne quelques exemples.
Marc Aurel cite, je le cite de mémoire, mais il dit « Dès l’aube, dis-toi à l’avance que tu rencontreras un fourbe, un agra, un insolent, un traître, etc. » Il est dans cette démarche. En faisant ça, en travaillant sur cette dimension de préparation de qui il va rencontrer, dès lors que ça va arriver dans la journée, Marc Aurel était un empereur et un philosophe à la fois, il se dit en tant qu’empereur, il est évident que je vais en rencontrer aujourd’hui.
Et donc je me prépare à cette hypothèse pour être mieux. Les stoïciens, eux, vont, Marc Aurel en était un, mais vont s’interroger sur la question de la préparation à la mort, par exemple.
Et donc ils vont se dire, lorsque tu embrasses quelqu’un, lorsque tu salues quelqu’un, lorsque tu vois quelqu’un, dis-toi qu’il peut mourir demain. et que tu ne vas peut-être jamais le revoir. Et donc, c’est une préparation qui fait que quand tu l’apprendras, tu seras moins triste.
Tu seras mieux à même d’avoir réalisé cette démarche-là. Il y a une expression que j’aime beaucoup qui est travaillée par Michel Foucault. À travers la compréhension de l’Antiquité, il va parler d’athlète de l’événement.
J’aime beaucoup aussi cette expression-là, l’athlète de l’événement. Alors, l’athlète de l’événement, c’est celui qui va se préparer justement à tout ça.
Et donc, puisque… La vie est compliquée.
Qu’on a des obstacles, qu’on a des mots M-A-U-X en permanence, qu’on a cette complexité à gérer face à nous, il faut que nous, nous soyons prêts. Et donc, cette mémoire future, elle est un élément important de l’athlète de l’événement.
Si j’ai cette mémoire du futur, alors je serai prêt à les accueillir et évidemment à les anticiper correctement. Donc je ne peux…
Caler dans ce sens-là, que je ne connaissais pas avec votre approche, Thomas, avec une démarche philosophique qui est déjà présente 300 ans avant Jésus-Christ et qui a été reprise après dans l’Antiquité d’Inde.
Thomas Gauthier
On s’est parlé beaucoup de futur, on vient de se parler un tout petit peu de passé, on arrive Xavier à la troisième et dernière partie de cet entretien, on va essayer de se parler de présent, et pas n’importe quel présent, le vôtre, puisqu’il s’agit maintenant, si vous le voulez bien, de tenter une plongée intime dans votre vie, probablement surtout votre vie professionnelle, vous avez évoqué déjà le travail que vous avez construit depuis dix ans autour du centre Imagination, est-ce que vous pouvez nous faire vivre un instant les façons dont vous… pensez votre vie et dont vous vivez votre pensée, ça ressemble à quoi la vie professionnelle de Xavier Pavie ?
Xavier Pavie
Alors, je… Décidément, vous allez m’en vouloir, parce que je contredis ou je contrarie vos questions, mais je pense pas qu’il y ait une séparation entre vie privée et vie professionnelle.
Et c’est une erreur, probablement, qui a été faite. Alors, passez toute dernière… passés tous les derniers mois, je vais revenir dans un instant, mais ces toutes dernières années, où vous aviez ce que l’on a plu, mais dans les médias, partout, vous aviez séparation, vie privée, vie professionnelle, il faut absolument le faire, ça a totalement disparu. Ça arrange bien tout le monde, parce que finalement, avec la notion de, pardonnez l’expression anglaise, mais de work from home, le fait de travailler à la maison, finalement, la question a complètement explosé.
Tout le monde ne pensait, ne jurait, ne parlait que de ça, séparer la vie privée et la vie professionnelle, désormais, tout le monde veut travailler chez soi. Tout le monde veut aller travailler dans sa maison de campagne.
Les entreprises disent, je ne prends plus de bureau et vous allez travailler chez vous. Alors là, toutes les convictions que nous pouvions avoir ont complètement explosé.
La porosité, elle est désormais entre la chambre à coucher et la salle de bain pour aller entre-temps penser à une réunion sur Zoom. Cette dimension-là est assez impressionnante, mais globalement, je reviens sur mon point qui est de dire, je ne crois pas en tout cas qu’il y ait une vie privée ou une vie professionnelle.
Alcibiade se retrouve face à Socrate, et Alcibiade dit à Socrate, « Moi, ce que je veux, c’est un gouvernant, et je veux gouverner la cité. » Et Socrate a cette réponse cinglante, il dit, « Mais tu n’es même pas capable de te gouverner toi-même. Si tu n’es pas capable de te gouverner toi-même, tu ne peux pas gouverner la cité. » Et donc, il est complètement dans cette injonction de dire, « Mais ta vie privée, ta vie professionnelle doit être la même. » Alors…
Comment est-ce que l’on essaye de mettre en accord ces pensées ? C’est évidemment pas forcément quelque chose que l’on réussit.
J’ai beaucoup travaillé sur les exercices spirituels, je travaille toujours sur les exercices spirituels puisque je les enseigne. J’ai été rassuré par Pierre Hadot, qui est le premier à avoir mis l’accent sur la notion des exercices spirituels.
Dans un de ses entretiens, il parle de ses complexités. Quand il se retrouvait, il avait des problèmes de cœur, Pierre Hadot.
Et quand ils se retrouvaient avec des examens médicaux, des opérations, etc., ils disaient qu’ils ne se sentaient pas à la hauteur des écrits et des maîtres qu’ils disaient et qu’ils lisaient. Donc c’est très rassurant pour nous parce que ça baisse un peu la pression de dire, bon, ça va, on n’est pas parfait. À la lecture, j’ai commencé à travailler sur ce sujet-là il y a probablement plus de 20 ans, à la lecture des Sénèques, des Épictètes, des Picures, évidemment, on pourrait se dire, Merci.
Moi, je n’arrive pas à atteindre ça, je n’arrive pas à atteindre cette sérénité d’une part et cette jonction entre vie privée et vie professionnelle et de mettre surtout en accord ce que l’on appelle en grec la théorie et la praxis. Est-ce qu’eux réussissaient vraiment ou est-ce qu’ils l’écrivaient pour faire en sorte que ce soit le cas ?
J’ai tendance à penser que ce soit ça. C’est-à-dire qu’en fait, ils l’écrivaient parce qu’ils cherchaient justement à travailler sur eux pour pouvoir le mettre en œuvre.
Mais le réussir complètement est quelque chose d’impossible. et ce qui est d’autre part… Tant plus rassurant, c’est que nous voulons être des sages, mais les philosophes savent qu’ils ne sont pas sages, ils sont sur la voie de la sagesse, ce qui est différent.
Dès lors que vous atteignez la sagesse, tant mieux, peut-être qu’à ce moment-là, vous avez une cohérence parfaite. Mais les philosophes savent au moins où est la sagesse, savent le chemin de la sagesse, cet amour de la sagesse, mais ne sont encore que sur le chemin.
Quand il s’agit de m’interroger, est-ce que je peux le faire ou pas, j’essaye. autant que possible. Ce qui me trouble le plus, c’est quand je suis évidemment face aux étudiants, quand je suis en train d’enseigner, puisque c’est à cet endroit-là où finalement je peux être le plus pris en défaut.
Parce qu’on peut dire, mais en fait, vous enseignez ça, mais qu’est-ce que vous faites ? Comment vous le faites ?
Donc j’ai à la fois réfléchi, regardé, quand je suis par exemple devenu végétarien il y a une quinzaine d’années, c’est notamment pour ces questions-là. pour la question de ma relation au vivant. Comment est-ce que je dois penser ma relation au vivant et à celui à qui je délègue finalement d’aller tuer quelqu’un ?
Je pense à mon boucher, je pense à mon poissonnier par exemple. Finalement, je suis en train de lui déléguer la mort. pour mon propre plaisir alors que je n’en ai pas besoin.
Et par ailleurs, au même plan, je suis en train de tuer un être vivant qui, effectivement, a toute sa place dans l’écosystème. Et donc, quand je l’ai fait il y a 15 ans, ce qui n’est toujours pas très courant, mais ce qui était encore moins courant, c’était une dimension que je cherchais à appliquer en me disant que c’est important pour moi de penser la nature, les écosystèmes, penser la notion du vivant. il n’est pas possible de continuer à manger des animaux.
Aujourd’hui, vous avez un nombre considérable d’individus qui vont continuer à manger des animaux, quand bien même ils vont condamner les écosystèmes, condamner le fait de dire qu’il ne faut pas faire mal aux animaux, etc. C’est parce qu’il manque, entre la façon avec laquelle ils disent les choses et ce qu’ils font face à un steak, il manque l’espace de la pensée.
Pourquoi est-ce qu’on fait ce que l’on fait ? Pourquoi est-ce qu’on fait ce que l’on fait ?
Je ne veux pas dire que ça justifie tout, mais lorsqu’au moins vous savez pourquoi vous faites les choses, au moins vous pouvez déjà être en accord avec vous-même sur la façon avec laquelle vos actes vont avoir une sorte de crédibilité vis-à-vis de vous, vis-à-vis des autres. Ce qui veut dire que vous pouvez expliquer pourquoi parfois vous déviez, pourquoi parfois vous n’êtes pas encore exactement comme vous le seriez.
Eh bien… Si on ne le fait pas, on est, Michel-Henri parle d’écrasement, on serait complètement écrasé par cela.
Et donc, la première étape que, en tout cas, je m’étais engagé, c’est la notion, effectivement, de prendre soin du vivant. Ensuite, je dirais qu’il y a deux axes majeurs qui sont importants pour moi dans mes travaux et mon quotidien.
Je l’ai dit, mais c’est l’enseignement. Et cette dimension est très importante et c’est pourtant pas simple.
Parce que, en tout cas, j’essaye d’avoir dans ma relation avec mes étudiants, dans mes cours, avoir quelque chose qui à la fois me plaît, à la fois possiblement leur plaît, mais qui surtout va provoquer chez eux quelque chose qui peut être intéressant. Alors j’échoue beaucoup.
J’échoue beaucoup parce que j’essaye plein de choses. J’ai la chance d’avoir des institutions dans lesquelles je peux exprimer cette créativité-là, parce que ces institutions-là, elles-mêmes, dans leur ADN, ont effectivement cette dimension-là.
L’ADN, une des valeurs de l’ESSEC depuis 1907, c’est cet esprit pionnier et d’essayer de faire des choses. Donc, j’ai essayé plein de choses.
Donc, ça s’est plein de fois très mal passé parce que j’ai tenté de nouvelles approches pédagogiques, parce que j’ai essayé de pousser les étudiants, parce que ça n’a pas plu. Et puis, il y a eu aussi quelques succès avec des choses qui ont plu, avec des étudiants qui, sur un même programme, vont adorer et d’autres qui ne vont pas aimer.
Mais je ne peux pas. Ne pas essayer.
Je ne peux pas ne pas tenter et de continuer ça. C’est comme ça que la question de l’imagination est apparue.
C’est une semaine de séminaire dans lequel on parle de tout sauf du business, des entreprises. On parle d’anthropologie, de philosophie, de science, de vin, de fromage, de chocolat, de sagesse encore, je ne sais quoi, mais tout sauf ça.
Et ça ne plaît pas à tout le monde. Ça ne plaît pas à tout le monde, il n’empêche que… une partie ça leur plaît et surtout mon propos est de dire ça n’est pas parce que ça ne vous plaît pas que ce n’est pas important alors c’est très difficile à défendre et c’est très difficile à vivre parce que lorsque vous portez des projets sur dans le centre imagination on a passé plus de 12 000 étudiants 12 000 étudiants lorsque vous portez des projets avec conviction forcément vous êtes attaqué et quand vous êtes attaqué avec quelque chose que vous avez créé ou porté vous êtes attaqué à titre personnel j’ai beaucoup beaucoup souffert je le dis de manière tout à fait libre, parce que vous m’en parlez et j’en parle avec cette notion de spiritualité, j’ai beaucoup souffert ou je souffre beaucoup lorsque je passe énormément de temps, d’énergie, d’investissement, c’est-à-dire que je donne une part de ma vie qui ne m’est pas demandée par mon institution, mais que je souhaite faire parce que je pense que c’est bon et que l’institution pense que c’est bon également, mais ce n’est pas obligé, eh bien forcément c’est difficile. Il est plus simple de venir avec… ses slides derrière son ordinateur en cours et faire son cours de manière traditionnelle.
Et je ne reproche pas ceux qui le font. Je dis simplement que ça n’est pas ma personnalité et que ma personnalité, elle est d’essayer de faire en sorte que les cours, la pédagogie que je développe, va provoquer un changement chez les autres.
Wittgenstein disait que ces cours, il fallait les considérer comme des publications. J’aime beaucoup ça parce que la publication, c’est effectivement aller porter un nouveau message.
Et j’essaie de porter un nouveau message. Il peut être contradictoire, il peut être dans le dialogue ou le débat, il peut être dans la transmission ou dans l’échange, mais il y a quelque chose qui se passe.
En tout cas, j’essaie de faire passer ça dans mes cours. L’autre partie qui est importante, c’est la partie recherche.
Et la partie recherche qui est donc la partie dont l’objectif va être la… la publication et la façon avec laquelle on va essayer de promouvoir ces idées. Ici, de la même façon, et ce qui n’est pas évident, c’est comment j’essaye d’articuler à la fois une recherche rigoureuse en philosophie, parce qu’à la fois mon doctorat était sous les exercices spirituels, mais en même temps, j’ai travaillé en entreprise pendant de nombreuses années, j’enseigne la notion… les notions d’innovation et d’innovation responsable à l’ESSEC, par exemple, et dans quelle mesure ça pourrait fonctionner.
Là encore, Thomas, ça ne fonctionne que difficilement, parce qu’il est beaucoup plus simple de rester dans le cluster de la philosophie en développant la question de l’exercice spirituel, parce que tout est organisé en fonction de la philosophie, dans une faculté de philosophie, par exemple, tout comme en management, la notion d’innovation à proprement parler a du sens dans l’organisation. à travers la publication, à travers les départements ou les facultés de management, par exemple. Le fait de se dire « je vais être sur une troisième voie » rend les choses compliquées et rend les choses pas évidentes dans la façon avec laquelle les individus vont vous voir.
Donc, qu’est-ce qui est important ? Est-ce qu’il est important de penser à la fois à sa carrière, comment les gens vont vous voir, ou est-ce que ce que vous avez envie de faire ?
Évidemment, on a envie des deux. Tout le monde a un égo. et tout le monde a besoin d’un égo à nourrir.
Et c’est naturel. Lorsque vous êtes enseignant, lorsque vous êtes professeur, lorsque vous publiez, vous avez votre égo à nourrir.
Sinon, vous ne seriez pas sur scène face aux étudiants à chaque fois. Et donc, cet égo-là, il peut être nourri aussi par la recherche.
C’est-à-dire, mon égo est quand je suis publié dans telle ou telle revue. Mais alors, quand vous n’avez pas ça, ou quand vous avez des difficultés à avoir ça, est-ce que vous faites ce que vous croyez être bon et ce qui vous plaît, ou est-ce que vous essayez ? de jouer sur les tableaux qui sont les tableaux de conventions que l’on peut avoir.
Dans cette dimension-là, je me suis en tout cas dit, mais je ne peux pas faire de choix. Je n’arrive pas à faire de choix entre est-ce que c’est la philosophie qui est importante des exercices spirituels et se contenter de cela, ou est-ce que c’est que l’innovation.
J’ai mis probablement dix ans à comprendre que l’innovateur, par exemple, il serait le meilleur s’il pratiquait des exercices spirituels. Et cette dimension-là, elle m’a pris dix ans parce que l’environnement fait en sorte que l’on soit séparé entre d’un côté le management, d’un côté la philosophie.
Et pourtant, si on veut dessiner un monde meilleur, ce que veulent les philosophes, alors il nous faut des personnes qui innovent, des personnes qui vont faire des choses, des personnes qui vont créer. Parce que, à la fois l’économie, mais les institutions, les ONG sont en plein cœur des innovations et des choses importantes pour la société.
Mais comment formons-nous ces individus-là ? Si on les forme sans les exercices spirituels, c’est-à-dire sans les questions portées par les épicuriens, les stoïciens ou les cyniques, qu’est-ce qu’il va se passer ?
On va les former avec des articulations économiques exclusives, des articulations commerciales, des injonctions libérales qui vont finalement ne pas les aider à comprendre comment dessiner un monde meilleur. C’est pour ça que cette approche-là est une démonstration. en tout cas je crois, de ce que j’essaye de mettre en place, qui n’est pas du tout dans l’air du temps, qui est de dire, je le répète plusieurs fois, que je ne souhaite pas la philosophie en entreprise.
Alors que, évidemment, c’est un peu à la mode, où tout le monde va le vouloir, et avec à la fois mon passé, qui est crédible, puisque j’ai travaillé pendant 15 ans en entreprise, et à la fois un HDR en philosophie, on a effectivement, naturellement, dit, en fait, on pourrait mêler les deux. Et je me refuse à ça.
Je refuse à dire qu’il faut de la philosophie en entreprise. Et j’insiste pour dire que… la philosophie ne doit pas servir l’entreprise, mais l’entreprise doit servir la philosophie.
Mais ça, Thomas, quand vous dites ça, vous avez l’ensemble des dix philosophes d’entreprise qui disent, mais pas du tout, on n’est pas du tout dans cette approche-là. Et puis, vous avez des entreprises qui disent, mais attendez, moi, je ne suis pas là pour ça.
Je suis là pour faire du profit ou je suis là pour développer d’autres choses. Or, mon point, il est de dire, comment est-ce que l’on peut voir une autre voie ?
Et cette autre voie-là, si on… On met en perspective vos questions précédentes, Thomas, on s’aperçoit de cette cohérence.
On s’aperçoit de cette cohérence en disant, moi je veux bien que l’ensemble des Chinois aient leur réfrigérateur, leur téléphone portable, etc. Mais il faut que l’entreprise puisse à la fois servir cela pour un bien commun possible.Alors, le bien commun, ça nous l’inventait.
Est-ce que ça s’appelle économie circulaire ? Est-ce que ça s’appelle travailler différemment ?
Est-ce que ça s’appelle avoir des matériaux différents ? Peu importe. Ça, c’est du bricolage, c’est de la plomberie.
La façon, c’est comment l’entreprise va servir le bien commun. Et pour ça, nous n’avons pas besoin de philosophie en entreprise, mais nous avons besoin de philosophes qui travaillent dans les organisations.
Thomas Gauthier
Et je me permets de compléter peut-être ce que vous venez de dire ou d’ouvrir une perspective nouvelle avant que nous refermions cet entretien à travers… la sophistication des propos que vous avez tenus et puis les différents sujets vers lesquels nous nous sommes embarqués ensemble, on comprend que vous le premier ne sous-traitez pas à autrui la complexité, vous l’acceptez, vous faites avec, vous naviguez dans celle-ci, vous avancez dans la complexité plutôt que vous cherchez à maîtriser pleinement la complexité. Et quelque part, les exercices spirituels, pour revenir sur ce pan important de vos travaux de recherche, sont des façons très pratiques. très pragmatique au quotidien, probablement d’abord seul, mais peut-être, pourquoi pas, à plusieurs, d’avoir une bienveillance vis-à-vis de cette complexité.
Vous parliez de Marc Aurel, il semblerait que les textes, finalement, qu’on retrouve dans les pensées pour moi-même sont des textes qu’il écrivait comme certaines de véritables exhortations à se comporter d’une certaine manière, à ne pas fuir face à une situation qui lui apparaîtrait autrement effrayante. Et ces textes… n’ont comme finalité que celle finalement de lui permettre de se souvenir sans cesse d’éléments d’attitude, d’éléments de comportement qui lui paraissaient nécessaires pour être un empereur à la hauteur de ce qu’il espérait être, pour être un homme à la hauteur de celui qu’il espérait être.
La philosophie dans cette pratique, cette manière de vivre dont parlait Pierre Hadot, nous ramène finalement aussi à une notion qu’on perd peut-être de vue, à savoir l’humilité. Or je pense qu’à travers les propos que vous avez tenus, À travers les questions que vous vous êtes posées aussi, notamment s’agissant de l’anthropocentrisme qui paraît indépassable, surgit la question de l’humilité, une valeur peut-être cardinale que l’on a petit à petit perdu de vue.
Je vous laisse, si vous le voulez bien, peut-être réagir sur ces propos et puis on pourra ensemble conclure cet échange.
Xavier Pavie
Vous avez raison, je mettrai l’humilité dans une… perspective avec celle de l’effort et du travail. Vous avez besoin d’effort et de travail à la fois pour être humble, mais à la fois pour faire tout ce que l’on a dit.
Vous avez raison, l’exemple que vous prenez de Marc Aurel est extrêmement pertinent. Il ne s’agissait pas de dire « je veux être empereur » ou « je veux être philosophe » , il faisait les deux.
Mais vous soulignez un point qui est fondamental, c’est-à-dire qu’il travaillait sur ses pensées pour lui-même. Ça veut dire que le soir, dans sa tente, il arrêtait le temps. Il prenait un crayon, un papier et il écrivait ses pensées pour lui-même.
C’est-à-dire qu’il y avait cet effort de réflexion dont j’ai parlé tout à l’heure en disant que la différence entre ce que je dis ou ce que je souhaiterais et ce que je fais réellement, il y a l’espace du travail. L’espace du travail, c’est la notion d’exercice spirituel.
Exercice, c’est exercice, c’est l’entraînement. Vous avez besoin de vous exercer.
Personne ne fait un marathon en commençant sans entraînement. Eh bien, l’exercice, c’est la permanence.
C’est en permanence se questionner, en permanence travailler, en permanence pratiquer quelque chose. Alors, qu’est-ce qu’on pratique ?
On n’a pas trouvé vraiment d’autres mots mieux que la notion de spiritualité, c’est-à-dire on va travailler son esprit. On va travailler son esprit.
L’exercice spirituel n’a rien à voir avec la religion. C’est une question du travail de soi, sur soi, pour soi, qu’on peut travailler avec d’autres, qu’on peut travailler aussi pour les autres, mais d’abord pour soi.
Et cet exercice-là, c’est une pratique de discours, de texte, que l’on va apprendre, que l’on va travailler, et ensuite qu’on va essayer de mettre en œuvre. À Epictète, on demandait combien Socrate avait-il réussi à convaincre de personnes sur l’agora. La réponse est terrible.
Pas même un sur mille. Pourquoi ?
Tout le monde pouvait être d’accord avec Socrate. Personne ne nous dit un jour, dans une salle de cours, me dire « mais moi, la sagesse, je m’en fiche.
Ah, mais moi, je ne veux pas être plus serein. » « Ah, mais moi, je ne veux pas, etc., etc. » Non. Par contre, effectivement, est-ce que vous allez véritablement vous mettre à méditer, à regarder votre diététique, à pratiquer votre corps, à travailler l’exercice spirituel du dialogue, à lire certains textes pour pouvoir aller mieux, à écrire, parce que ça va vous demander une forme de prise de distance vis-à-vis de vos écrits, par exemple, l’ensemble de ces six exercices spirituels que je viens de citer, par exemple. demande du temps, demande de l’effort.
Et il sera plus simple de se tourner vers la télé ou de se tourner vers un roman que de se tourner vers son propre travail. Et donc l’humilité, vous avez raison, mais évidemment le travail sur soi, les techniques de soi, le souci de soi, ou comme on l’a dit au tout début de notre entretien, de prendre soin de soi, demande du temps et de l’effort.
Thomas Gauthier
Prendre soin de soi, une expression que vous avez utilisée en ouverture de cet entretien, que vous utilisez en clôture. Merci beaucoup Xavier.
Xavier Pavie
Merci à vous.