L’intelligence artificielle est jugée pour son rôle dans la régression intellectuelle de l’humanité. La disparité des opinions révèle les paradoxes d’une technologie qui façonne notre quotidien.
Mon rédacteur en chef m’envoie couvrir le procès historique de l’IA à La Haye. L’intelligence artificielle comparaît pour crimes contre l’humanité. Elle est accusée d’avoir provoqué une atrophie cognitive massive. En clair, on la tient pour responsable de notre régression intellectuelle.
Je lui ai expliqué que j’étais un farouche détracteur des IA.
— Cela n’a aucune importance, répondit-il. Tu notes juste chaque jour quelques impressions. Et rien ne dit que tu ne vas pas changer d’avis.
J’ai souri en pensant qu’il n’y avait aucune chance que je retourne ma veste.
À mon arrivée, les rues sont envahies par les pros et anti-IA. Devant le Tribunal pénal international, la tension est forte.
— L’IA nous a volé notre humanité ! hurle une femme aux cheveux rouges.
— L’IA n’est qu’un outil, jugez les vrais coupables ! réplique un jeune homme en brandissant sa pancarte.
Quelques coups sont échangés. Je comprends que l’humanité va se déchirer sur son avenir.
Notes jour 1
Le procès s’ouvre sur une controverse fondamentale : l’IA doit-elle être présente à son propre procès ? Pour Maître Li Hyu, chef de file de l’accusation, cela s’impose.
— C’est une évidence juridique, dit-il. Puisque nous accusons l’IA d’avoir acquis une forme d’autonomie la rendant responsable de crimes contre l’humanité, elle doit répondre de ses actes. Comment juger une entité en son absence ?
Il réclame l’installation d’une interface permettant aux systèmes d’IA d’interagir en temps réel avec la cour. La défense s’y oppose farouchement.
— On ne peut pas faire comparaître un outil, objecte Maître Jardin. C’est comme si on demandait à un marteau de témoigner dans une affaire de meurtre. L’IA n’a pas de conscience, pas de libre arbitre. Sa présence serait une mascarade.
Un expert soulève une autre difficulté :
— Si nous autorisons l’IA à se défendre, qui choisit quel système représente l’IA ? GPT-15 ? Claude -666 ? DeepSeek-78 ? Des systèmes militaires autonomes ? Chaque IA aura une vision différente.
Après délibération, la Cour tranche : l’intelligence artificielle ne sera pas présente à son procès. Elle participera indirectement par le biais d’experts et de démonstrations contrôlées.

Notes jour 2
Le Professeur Zhang a lâché une révélation fracassante : le QI moyen a chuté de 23 points en vingt ans.
Je remarque que la moitié des journalistes consultent leurs IA pour savoir ce qu’est le QI. Je me surprends à faire de même par déformation professionnelle. À force de vérifier ses informations, on perd confiance dans la validité de ses connaissances.
Nomy Ka, enseignante à Singapour, témoigne :
— Mes élèves ont le vocabulaire d’un enfant de trois ans. Ils ne parlent qu’à des machines qui s’adaptent à la pauvreté de leur langage.
Je repense à mon fils, en crise de panique quand son assistant vocal est tombé en panne. Il avait du mal à m’expliquer qu’il ne savait pas lacer ses chaussures sans son assistant.
Notes jour 3
La professeur Michou projette des cartes de chaleur cérébrales. Les images sont éloquentes : en 20 ans, l’activité des zones liées à la réflexion profonde, à la créativité, à la résolution de problèmes, s’est effondrée.
— Nous sommes en train de perdre les capacités qui nous rendent humains, affirme-t-elle.
— Faux ! rugit le Dr James Chen, expert en intelligence augmentée. Nous développons de nouvelles zones cérébrales. La symbiose homme-IA crée des capacités inédites. Nous ne sommes pas plus bêtes, nous sommes différents !
Les hurlements qui accueillent sa déclaration donnent une saveur ironique à son propos sur la supériorité humaine.
Notes jour 5
La défense a pris la parole en premier.
— L’imprimerie aussi devait nous rendre idiots, rappelle Maître Van der Meer. On n’allait plus se souvenir. Comme la calculatrice. On ne saurait plus compter. Et le GPS devait nous achever. Tout le monde perdrait le Nord. À chaque fois, on fait porter le chapeau de notre crétinisme à la dernière technologie.
L’intervention m’interroge. L’avocat n’a pas tort. Depuis la nuit des temps, nous résistons aux changements technologiques en l’accusant de tous les maux.
— Oui, mais à cause de votre IA, ma fille ne sait même pas faire cuire un œuf ! s’indigne une femme dans le public.
— Et vous, savez-vous encore chasser le mammouth ? répond l’avocat.
Je me surprends à partager les rires du public.

Notes jour 7
La défense a invité Maria Suarez à la barre. Née dans un bidonville mexicain, elle est aujourd’hui neurochirurgienne.
— Sans l’IA, je trierais encore des déchets. L’intelligence m’a éduquée, guidée, inspirée. Comment osez-vous parler de régression quand des millions de personnes comme moi ont pu s’élever ?
Son témoignage me bouleverse. Je dois admettre que, comme tout outil, l’IA peut aussi être un levier d’émancipation.
Notes jour 9
Dans les toilettes du Tribunal, je surprends un avocat de l’accusation qui demande à son IA de rédiger sa plaidoirie. L’ironie me fait sourire. Mon IA me suggère d’en faire un tweet. Je refuse. Puis je cède. Il devient viral.
Ce déferlement numérique me fait douter : ce procès n’arrive-t-il pas trop tard ? Sommes-nous déjà trop diminués pour comprendre notre propre déclin ?
Une migraine commence à marteler mes tempes.
Notes jour 12
Mathilde Zoom a dressé le portrait d’une humanité en déshérence.
— L’homme est devenu obsolète. Il ne regarde plus, il délègue son regard à l’IA. Il n’écoute plus. Il est gavé de synthèses audio générées par la machine. Il n’écrit plus, il prompte. Notre corps est en voie d’extinction.
Elle a ensuite livré quelques statistiques glaçantes :
— 90 % des moins de 20 ans ne savent plus écrire à la main. 75 % préfèrent que leur IA goûte la nourriture pour eux. 60 % délèguent leur respiration à des algorithmes d’optimisation.
Mon stylo dort au fond de ma poche depuis trois jours. Il me semble bien lourd.
Notes jour 16
L’accusation a frappé fort en évoquant la Génération fantôme.
— À force de déléguer leurs perceptions à l’IA, les adolescents souffrent d’une dissociation corporelle, explique le Dr Elena Martinez. Ils ne savent plus où finit leur corps et où commence la machine.
Une vidéo montre une jeune fille de 15 ans face à une fleur.
— Je ne sais plus comment faire, sanglote-t-elle. D’habitude, c’est mon IA qui analyse les parfums pour moi.
— Le plus désolant est que nous ne percevons même plus notre incapacité à percevoir.
La défense contre-attaque avec Maria Suarez, une aveugle devenue peintre grâce à des yeux bioniques.
— J’étais dans le noir. L’IA m’a rendu le soleil. Si je ne vois pas comme vous, je vois comme moi. Ma vision intelligente est une force inégalable.
Je retiens mon envie de dénoncer cette manipulation de la défense. À chaque fois, elle contre les arguments de l’accusation avec un exemple choisi pour faire pleurer dans les chaumières.

Notes jour 17
L’accusation invite une entrepreneuse à témoigner :
— Pourquoi mémoriser des connaissances quand l’IA nous permet d’y avoir accès instantanément ? Mon IA pense pour moi. Elle pense bien puisque mon entreprise est florissante et que je suis heureuse ainsi.
Son intervention déclenche un tollé.
— Est-ce vraiment là le futur de l’humanité ? Des êtres satisfaits de leur servitude intellectuelle ? tonne un homme.
— Des êtres satisfaits et heureux, reprend la jeune femme.
La voix de Sophocle résonne dans mon crâne : « Il n’y a pas au monde de pire malheur que la servitude », disait le dramaturge grec. Les IA sont-elles en train de faire de nous des âmes damnées ?
Ma migraine s’intensifie.
Notes jour 21
Une avocate projette des images générées par IA en disant :
— Les visages se ressemblent tous, les compositions sont standardisées, les textes sont sortis du même moule. L’IA se nourrit de sa propre production. C’est une machine à photocopier défectueuse. Comme elle reproduit ses propres copies, chaque version est plus floue que la précédente.
Le rapport Baker qu’elle présente est accablant : 87 % des nouveaux romans sont générés par IA et servent à entraîner la génération suivante.
— C’est un cercle vicieux d’appauvrissement narratif. L’IA crée une culture du plus petit dénominateur commun.
La défense riposte avec David Zhang, prodige de la musique IA :
— Sans l’intelligence artificielle, je n’aurais jamais composé. Elle m’a appris, guidé, inspiré. Mes œuvres sont uniques, car elles fusionnent ma sensibilité humaine avec la puissance de l’IA, dit-il en ordonnant à une IA de composer une symphonie mêlant Mozart, jazz et rythmes africains.
— Est-ce de l’appauvrissement culturel ? demande Maître Van der Meer. Ou une nouvelle forme de créativité ?

Mon cerveau menace d’imploser sous le poids des contradictions. Je préviens mon rédacteur en chef que j’abandonne la couverture du procès. Dans un dernier réflexe, je demande à mon IA si elle se considère comme coupable du déclin cognitif humain. Elle me répond :
« Désolé, je ne peux pas trancher. L’IA est à la fois la béquille et le poison des humains. C’est votre meilleure amie et votre pire ennemie. Nous pouvons à la fois vous rendre plus intelligents et créatifs et vous réduire à l’état d’esclave.
Nous condamner, c’est comme accuser le feu d’avoir brûlé la forêt quand vous êtes en train de l’utiliser pour préparer votre repas. La vraie question est de savoir si vous êtes prêts à prendre en charge votre destin technologique en ne vous mentant plus sur ce que nous sommes. »
Quels moyens faut-il prendre pour la prévenir ?
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