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#56 Rodolphe Durand | Réinventer la stratégie d’entreprise

3 juillet 2025
25 mins de lecture

Rodolphe Durand est professeur de stratégie et de politique d’entreprise à HEC Paris et fondateur en 2009 de l’institut « Society and Organizations ».

En tant que conseiller et membre non-exécutif de conseils d’administration, il a aidé de nombreuses organisations à développer et à mettre en œuvre de nouvelles stratégies.

Chercheur internationalement reconnu, il a récemment co-écrit dans une prestigieuse revue scientifique américaine un article au titre on ne peut plus clair : « la stratégie ne peut plus ignorer les limites planétaires ».

Dès lors, l’inviter pour conclure cette nouvelle saison de no(s) limit(es) était une évidence.

Entretien enregistré le 10 septembre 2024
Remerciements : agence Logarythm

Entretien enregistré le 30 avril 2025
Remerciements : agence Logarythm

Transcript de l’entretien

(Réalisé automatiquement par Ausha, adapté et amélioré avec amour par un humain)

Thomas Gauthier

Bonjour Rodolphe.

Rodolphe Durand

Bonjour.

Thomas Gauthier

Alors ça y est, tu es face à l’oracle, tu peux lui poser. Une question, quelle est-elle ?

Rodolphe Durand

Je lui pose la question de savoir quand est-ce que les hommes n’auront plus besoin de ses services.

Thomas Gauthier

Et là, forcément, comme ta question est un peu cryptique et mystérieuse, je vais te demander de développer, s’il te plaît. Qu’est-ce que tu entends par là ?

Rodolphe Durand

J’entends que la référence à l’oracle pose la question de l’humain face à l’incertitude. Et donc, ce que j’aimerais, c’est que l’humain ait les outils et la discipline. et la profondeur pour s’orienter lui-même, sans avoir besoin de se référer à l’oracle.

Thomas Gauthier

Alors tu parles d’incertitude, on est dans un moment qui est décrit par certains comme étant sidérant, comme étant brutal. On parle de crise, de polycrise, de permacrise, de métacrise, de x-crise.

Qu’est-ce qui nous manque selon toi pour disposer individuellement et collectivement d’une faculté de discernement ? qui nous ferait sortir de cet état de sidération ? Ou est-ce que ça coince, en fait, d’après toi ?

Rodolphe Durand

Alors, j’ai une réponse, une hypothèse plus qu’une réponse. Moi, ce que je crois, c’est que pour analyser ces grands bouleversements, on utilise des concepts qui sont larges, profonds, denses, et donc peu mobiles. peu malléable, et donc on se sent écrasé par ces notions et par ces concepts.

Le concept de crise que tu viens de citer, le concept de, par exemple, classe, si on parle en sociologie, de classe sociale, le concept de domination, le concept de marché, le concept d’État, etc. Même le concept d’individu que tu pourrais prendre, parce que… tu es obligé de le chosifier, de le réifier, de le définir en énormément de principes, de caractéristiques et de fonctions.

Et moi, ce que je crois, c’est qu’il nous manque des concepts qui sont un peu plus malléables, mais malgré tout bien définis. Et ces concepts-là, je les oriente autour de la notion d’organisation.

Entre ces grandes masses, l’État, le marché, les classes, etc., si tu prends les concepts d’organisation, une organisation c’est un ensemble de ressources avec des potentialités qui sont structurées autour d’un système de gouvernance, déjà, les crises, ce n’est pas toutes les crises qui touchent cette organisation. Les solutions, elles ne sont pas seulement individuelles, c’est-à-dire pas seulement moi, face à la monstruosité, à l’opacité, à l’encombrement du monde auquel je fais face, mais c’est quelque chose qui me permet de me coordonner, qui me permet de, pour le coup, m’organiser, qui me permet d’utiliser les potentialités des ressources que cette organisation possède. pour trouver un chemin, pour être robuste, pour offrir une réponse aux problèmes auxquels on fait face.

Donc quand tu prends l’ensemble des problèmes dans leur globalité, c’est insoluble. Quand tu les prends au niveau individuel, c’est anxiogène.

Quand tu commences à penser une organisation du monde à partir effectivement des multiples organisations qui permettent de se coordonner et de collaborer, peut-être on peut trouver des voies de solution.

Thomas Gauthier

Tu es enseignant-chercheur, est-ce que tu peux nous partager finalement de façon intouissante tout petit peu intime, à quoi ça ressemble le travail que tu conduis, seul et à plusieurs, pour forger ces nouvelles notions ? Comment ça se passe ?

Est-ce que tu peux nous ouvrir un instant la porte de ton laboratoire, de ton lieu de création intellectuelle ? Raconte-nous un tout petit peu comment les enseignants-chercheurs se saisissent de ces enjeux de manque de concept ou d’inadéquation peut-être de concept pour saisir le monde.

Rodolphe Durand

Alors, il y a une première réponse qui est une réponse très pratique, quasi hygiénique ou hygiéniste, c’est-à-dire la recherche internationale c’est un sport en fait. Et donc il faut avoir des lieux, des temporalités dans lesquelles on peut se retrouver pour rentrer dans le flot. comme les musiciens ou d’autres types de créateurs.

Donc moi j’ai des routines qui sont immuables depuis que j’ai commencé. Donc c’est certains jours de la semaine, c’est certaines heures, c’est certains lieux où je rentre dans le flow et j’écris évidemment.

Et alors avec l’expérience, avant je devais reprendre mon texte 6 fois, 10 fois, 12 fois avant que j’en sois satisfait. aujourd’hui je peux avoir le geste et donc je… En deux fois, j’arrive au texte que je veux.

Donc ça, c’est un aspect très pratico-pratique. Mais ces principes-là, je les transmets à mes doctorants, à mes collègues, quand ils me le demandent, ou à toi aujourd’hui.

Donc voilà, ça, il y a un aspect comment ? C’est ça, c’est un aspect très pratique.

Après, évidemment, je pense que ta question, ça allait bien au-delà. Dans le domaine des sciences de l’organisation, des sciences du management, Il y a un peu deux écoles pour se poser des questions et essayer de trouver des réponses.

La première, c’est une tradition qui s’ancre dans les champs tels qu’ils se sont constitués. Et donc, partir de ces champs-là, poser des questions.

On utilise souvent l’expression « trouver un gap » , c’est-à-dire un écart entre ce que ces théories, ces travaux précédents nous montrent et ce qu’on pourrait expliquer de plus et mieux. Et beaucoup de ces chercheurs-là, dans cette tendance, dans cette tradition, pour aller chercher des données, pour essayer de tester leurs hypothèses, et en assez peu de contact avec, on va dire d’une certaine façon, le monde réel.

C’est assez anecdotique, donc il m’arrive souvent de parler à des chercheurs qui proposent des travaux sur les corporate law firms, ou peu importe quel est le secteur, mais sans jamais avoir parlé à un avocat. Bon, et puis après il y a une autre tradition qui est l’immersion. quasi, je caricature évidemment, mais c’est juste pour donner un sens à ce que je vais dire juste après, l’immersion totale dans le champ, retirer toutes les lunettes, les différentes interprétations pour aller trouver le vrai auprès de l’action, c’est-à-dire qu’on est à la fois dans la performativité du discours, dans la création, la poétique de l’action, et donc il faut être au plus près du manager, du directeur, du collaborateur, de l’ouvrier, de qui on veut étudier dans le contexte organisationnel.

Pour le comprendre. Moi, j’aurais tendance à dire que pour arriver à poser les questions que je pose, et peut-être pour t’avoir donné la réponse que je t’ai donnée précédemment, il faut un peu des deux, en fait.

C’est-à-dire que… Et j’ai eu la chance, en fait, de débuter par la première tradition, mais assez rapidement, de basculer au contact des acteurs, qui, eux-mêmes, n’ont pas les clés, quand bien même ils sont directeurs généraux d’entreprises cotées…

Président d’association, simple membre justement de ces dites associations, ils n’ont pas les clés. Comme j’ai travaillé pendant dix ans et plus en fait dans la première tradition, j’ai un bagage justement théorique avec des gaps que je peux discerner, que je peux déduire ou inférer. et en même temps, le fait d’avoir rencontré ces personnes-là me fait voir que les types de questions que je peux poser à partir de ce bagage… doivent être informés par la réalité vécue et les problèmes que les acteurs ont du mal à nommer.

Et donc on utilise ces gros concepts qu’on entend qui sont rebattus, qui en fait connotent la réalité, mais ne la problématisent pas. Toute la difficulté et tout le sel, c’est de justement parvenir à coupler une vision que moi je suis nourri en fait par les différentes traditions, théories du management depuis ses origines, avec le couplage avec ces réalités concrètes vécues par les gens.

Et donc de plus en plus au cours des années récentes, c’est telle entreprise… qui pose la question de savoir si le label ESG crée de la valeur pour l’entreprise. C’est telle autre personne qui me pose une question, est-ce que l’activisme des hedge funds détruit ou crée de la valeur ?

C’est encore une autre personne qui va chercher à comprendre comment un leadership qu’on peut appeler responsable, ou aligné avec des valeurs qui ne sont pas seulement économiques, peut… produire des effets et en fait donner un avantage concurrentiel à l’entreprise ou pas et donc voilà, c’est ces actes-là qui me nourrissent aussi de certaines questions et moi j’essaie de avec tous les chercheurs qui m’accompagnent, mes co-auteurs mes étudiants et puis plein d’autres de se frayer un chemin et d’essayer de proposer des objets ou des concepts qui sont justement des concepts intermédiaires Merci. permettre d’une certaine façon de rassurer, de lutter contre cette anxiété et de décomposer la crise en ses sous-composants.

Thomas Gauthier

J’ai l’impression en t’écoutant que tu travailles au contact de nombreuses dirigeantes, de nombreux dirigeants, que ton travail de recherche, il a une vocation performative. Tu conçois des nouvelles notions, tu construis des jeux de données de recherche, tu observes, tu enquêtes, tu interviews.

Dans cette intention de performativité, j’ai une question très naïve à te poser. Des dirigeants, des dirigeantes aujourd’hui sont pour beaucoup quelque part malmenés, disposent de très peu de temps disponible pour plonger en profondeur dans les sujets qui leur échouent.

Comment est-il possible de réconcilier le temps nécessaire pour s’imprégner des nouvelles notions que la recherche peut proposer ? Et ces urgences du quotidien, ces injonctions contradictoires, comment est-ce que l’on crée une forme de sanctuaire pour le dirigeant ou la dirigeante afin que celui-ci, celle-ci puisse se laisser pénétrer par ce que la recherche a à lui proposer ?

Rodolphe Durand

Alors je pense que les dirigeants les plus alertes trouvent les moyens de s’exposer. Non seulement à la recherche, mais aussi à des acteurs du terrain.

Je pense à plusieurs personnes, en même temps que je parle, qui vont s’échapper pendant des après-midi, des week-ends, au contact, effectivement, de porteurs de parole, de porteurs d’action. des entrepreneurs, des activistes, financiers ou sociaux, des chercheurs, et créent les conditions pour avoir accès à ces éléments et en faire leur propre miel. Donc ça, c’est un premier degré de réponse.

Le deuxième, c’est… Je pense qu’il y a un rôle de la part des chercheurs de créer ces interfaces, ces objets frontières qui permettent de trouver en un temps… mesurer la possibilité de créer la possibilité à ces praticiens, à ces dirigeants, d’accéder à ces éléments de connaissance.

Par exemple, nous, avec le centre Purpose, donc Raison d’être à HEC, on crée le Purpose Day, journée de la raison d’être, avec Oxford, et on a un format qui, je pense, trouve aujourd’hui son assiette, et permet, en une après-midi, vraiment d’avoir des capsules de connaissances et d’informations nécessaires pour se faire une idée précise de l’état de la recherche à un moment donné du temps. Et aller un peu à l’encontre des idées reçues du genre avoir une raison d’être nécessairement entraîne l’engagement puisque tout le monde veut évidemment faire plutôt le bien que ne pas le faire. et donc en fait on peut d’une certaine façon déshabiller le mythe puisque la réalité c’est pas comme ça que ça se passe une raison d’être créer des problèmes associés à cette raison d’être.

C’est la définition de certains objectifs, le renoncement à certaines opportunités, la moralisation ou le côté un peu normatif de certaines prises de décision qui pour une… Bonne fraction des collaborateurs vient comme un cheveu sur la soupe et ne leur parle pas, etc.

Donc il y a ces moments-là où on peut avoir, en quelques minutes en fait, des idées forces, au-delà des idées rebattues qu’on peut trouver dans plein d’endroits, la presse, les presse spécialisées, les consultants. Je pense que ça donne un petit coup de couleur un peu plus vive. et plus informés aux dirigeants.

Bon, ce sont quelques exemples, mais les podcasts, des formats effectivement plus courts, je crois que ça incombe au travail des chercheurs, et donc de faire descendre… un peu de leur tour, les chercheurs du premier courant auquel j’ai appartenu, les faire un peu descendre de leur tour pour dire « Oui, mais quand tu as fait un travail de recherche, ton travail n’est pas fini. » C’est-à-dire que tu dois être capable de l’exprimer en 90 secondes, dans un langage clair, à un dirigeant. Ou à un dirigeant d’ailleurs, à quiconque.

Thomas Gauthier

On va passer sans transition à la deuxième partie de la discussion. Tu t’es présenté face à l’oracle il y a quelques minutes.

Te voilà désormais archiviste. Selon toi, quel événement clé, peut-être méconnu, peut-être même inconnu, a marqué l’histoire et se fait encore sentir aujourd’hui ?

Qu’est-ce qu’il est intéressant de se remémorer ?

Rodolphe Durand

Pour moi, je pense qu’il y a un événement qui est la révocation de l’édit de Nantes, qui a des répercussions encore aujourd’hui. Et effectivement…

Si Petite Souris m’avait été donné de pouvoir interrompre le cours de l’histoire ou le modifier, je pense que j’aurais suspendu la plume en 1685 pour éviter ce que je pense être une erreur historique. Les acteurs économiques, les acteurs politiques qui sont nos alliés, est-ce que l’Europe va être capable de mutualiser certaines dépenses ? ou pas, donc lever de la dette commune plus qu’elle ne l’a fait, etc.

Donc voilà, le pli a été pris. Je crois pas par ailleurs que les grandes tendances anti-climatiques par exemple resteront, elles.

C’est-à-dire que je pense que la réalité du marché va rattraper ces prises de position qui sont idéologiques. Alors peut-être qu’effectivement les prises de position idéologiques de l’autre côté, et qui est prévalait avant, le balancier était peut-être allé trop loin d’un côté, ce qui est certain que là, le balancier va trop loin de l’autre.

Et donc je pense qu’on va retrouver une sorte de position d’équilibre assez rapidement. Ça se compte, je pense, en quelques années à peine. Peut-être que ça se compte en mois ou en quelques années. et que les acteurs économiques vont de toute façon reprendre à leur charge ce qui représente des risques opérationnels, des risques assuranciels, des risques de bilan, bilanciels, etc.

Il n’y a pas de planète B, les limites planétaires sont là, les flux et les échanges vont être conditionnés par l’accès. aux matières, l’accès aux opérations, enfin, au côté opérationnel, les ports, les aéroports et les autres… Voilà.

Donc, ça, je crois que ça va revenir. Mais par contre, le choc géopolitique, l’idée d’envahir le Groenland, la rupture avec le Canada, les messages très forts envoyés à l’Europe, ça, je pense que c’est un réveil qui a sonné et que ça va être difficile de revenir en arrière.

Thomas Gauthier

Tu as évoqué il y a quelques instants ce mouvement de balancier, des positions qui étaient peut-être très abouties, très affirmées par rapport au climat. Aujourd’hui, un balancier qui va dans l’autre sens.

Il y a à peu près un an, tu as publié avec quelques co-auteurs un article avec un titre intéressant, je pense, pour le monde des sciences de management. La stratégie ne peut plus ignorer les limites planétaires.

Comme tu viens de parler de limites planétaires, tu peux nous raconter un tout petit peu ce qu’il y a dans cet article ? Quelle est la pensée que vous avez voulu avec tes co-auteurs déployer ?

Rodolphe Durand

Oui, alors ça renvoie aussi à ce qu’on disait peut-être tout au début, avec ces idées de concepts ou de notions qu’on doit penser de façon intermédiaire, en lien avec les concepts plus macro. Je pense que ça va être plus clair dans quelques secondes.

L’idée de cet article, c’est qu’il fait un jeu de mots sur « ecological fallacy » , donc d’une certaine façon… qu’on pourrait traduire par l’effet d’optique ou l’erreur écologique, consiste à souligner deux choses. D’une part, on a longtemps cru, et probablement que ça fonctionnait, que la maximisation du profit au niveau de l’entreprise, compte tenu du fonctionnement des marchés, était optimale, au sens où elle était pareto optimale, c’est-à-dire qu’une entreprise qui maximise ses profits… pour ces actionnaires, par la main invisible du marché, en fait, allouent le plus efficacement qu’ils soient, sans dénaturer ou sans prélever de la richesse sur d’autres acteurs.

Donc il y a un équilibre ici qui s’installe et qui est un équilibre efficient. Et donc ça, probablement que bon, peut-être pendant…

C’est un peu l’idée Friedmannienne, donc peut-être pendant 50 ans, ça a pu fonctionner. que moi peuvent le dire. Ce qui est certain, c’est que depuis 10 ans, 20 ans, il est assez évident que les conséquences négatives non incluses dans la comptabilité… de ce qui est un profit, sont manifestes.

C’est-à-dire la pollution de l’eau, l’épiphas, le plastique, l’air contaminé dans certaines régions du monde, le changement climatique ou l’anthropocène. Également, on voit tout à fait qu’il y a eu des conséquences qui n’ont pas été intégrées.

Et donc nous, ce qu’on dit, c’est que cet axiome, ce principe de base, n’est probablement pas respecté. Donc maximiser la valeur au niveau de la firme, ce qui est ce que demande la stratégie, c’est développer un avantage concurrentiel pour en fait… permettre au marché, donc aux clients, d’avoir les meilleurs produits au meilleur prix, donc de ne pas avoir à sur-payer pour un service donné, et bien cette action probablement ne tient plus.

Et donc il ne tient plus pourquoi pour des réalités géophysiques ? Si on n’inclut pas, ou d’une certaine façon, d’une façon ou d’une autre, dans la fonction de production et la fonction de profit des acteurs économiques, l’idée qu’il y a des limites planétaires et qu’à un certain moment, les conséquences négatives de certaines exploitations sont supérieures aux bénéfices attendus de cette même exploitation, on a un problème.

Donc nous, en tant que stratège, ou personnes qui travaillons en stratégie, c’est, je pense, notre rôle d’éclairer les acteurs. sur le fait que ces limites planétaires, il faut les intégrer probablement dans la fonction de production. Ça peut se faire de plusieurs façons, soit en définissant la performance comme étant la performance économique et aussi d’autres dimensions de la performance, ce que certains acteurs font en essayant d’ajouter des indicateurs non financiers à ce qui est leur performance. Mais évidemment, ces indicateurs non financiers sont toujours par les marchés remonétisés. monétiser pour essayer d’avoir une seule métrique, qui est la métrique évidemment monétaire, de dollars, l’euro, ce que vous voulez, pour dire, bon d’accord, mais si tu ajoutes ces facteurs-là, est-ce que finalement ça ajoute de la valeur aujourd’hui ou demain à l’action, au cours de l’action, si on prend des entreprises de son côté ?

Donc, nous ce qu’on dit, c’est qu’il faut, nous, en tant que chercheurs, intégrer ces dimensions planétaires, soit dans la définition de la performance, soit dans les fonctions de coût, des entreprises. Donc ça, c’est cet effet d’optique, en fait, un peu écologique.

Et puis, il y a un deuxième terme, évidemment, c’est un jeu de mots, parce que « ecological fallacy » , ça renvoie à un problème en statistique et en économétrie, consiste à dire que ce que l’on observe en effet moyen sur une population n’est peut-être pas vrai pour les sous-groupes qui constituent cette population. Donc, je prends un exemple.

On peut dire que, par exemple, plus les industries investissent en R&D, plus elles sont. profitable, donc j’ai intérêt moi en tant qu’investisseur à investir dans les industries où il y a plus en fait de R&D, on peut regarder les chiffres et en fait si tu le décomposes par catégorie d’acteurs, il se pourrait que dans des sous-groupes, cette relation-là, bien qu’elle soit vraie en effet moyen, entre industries, ne soit pas vraie par industrie. et il pourrait y avoir des entreprises qui investissent moins en R&D et qui sont plus profitables, par exemple les suiveurs on laisse les innovateurs partir devant mais les suiveurs le font pas et donc c’est un effet statistique qu’on appelle l’effet de Simpson ou l’écological fallacy qui est souligné ici et donc ça renvoie évidemment à l’article en disant On a peut-être été victime de cet effet d’optique économétrique en disant que d’une part en maximisant la valeur au niveau de la firme, on ne la maximise probablement pas au niveau de l’industrie ou au niveau de l’économie en général ou au niveau du monde. Le facteur le plus flagrant de cette ecological fallacie, c’est le fait qu’on a omis l’aspect écologique, donc cette fois entendu au sens environnemental, dans nos équations et qu’il faudrait le réintégrer. Ça pose plein de problèmes scientifiques intéressants. pour une décision stratégique, si tu commences à vouloir examiner plusieurs effets, tu ne peux pas utiliser les régressions classiques, puisqu’une régression classique cherche à minimiser une distance par rapport à un effet moyen sur une variable.

Alors, la marge brute, la profitabilité, ce qu’on veut, c’est surtout ça qu’on regarde, mais ça peut être autre chose. Tu commences à dire qu’en fait, tu voudrais avoir des modèles qui prennent en compte des effets enchassés les uns dans les autres, donc au niveau de la firme, effectivement peut-être la profiter. débilité ou l’efficacité opérationnelle, mais après peut-être au niveau de l’industrie, le respect de la préservation d’un certain nombre de ressources pour que l’industrie puisse continuer à se préserver, enfin préserver son activité, ou tu peux imaginer d’autres encore décomposants géophysiques, les émissions de méthane, ou enfin selon les secteurs, ou de CO2 ou d’autres types de gaz.

Voilà, donc ça compliquait effectivement aussi la recherche.

Thomas Gauthier

Et peut-être pour compléter ce que tu viens de dire, j’ai une question qui me vient à l’esprit. Est-ce que cet article, donc publié l’année dernière, avec peut-être d’autres articles à venir, annoncerait la nécessité au sens kounien du terme d’une révolution stratégique ? au sens où tu pointes du doigt des fallacies.

Kuhn aurait peut-être parlé d’anomalies. Est-ce que c’est de ça dont il s’agit ?

Ou alors est-ce que tu… portent plutôt un message qui serait la recherche peut, de façon incrémentale, hisser la stratégie, ses principaux concepts, à la hauteur des enjeux liés au franchissement des limites planétaires.

Rodolphe Durand

Non, alors l’équipe des co-auteurs pencherait plutôt pour la première. C’est-à-dire que je crois qu’on n’est pas loin de pouvoir repenser à une sorte de vision paradigmatique, pour prendre le terme. de repenser ce que peut être la stratégie des organisations, centré sur des fondations qui sont complémentaires de ce qu’on a vu précédemment.

Le champ de la stratégie a à peu près 60-70 ans, tel qu’il est constitué aujourd’hui. Il s’est structuré entre un modèle structurel, où c’est la structure de l’industrie qui va déterminer le comportement optimal d’une firme, et puis après on a eu un autre modèle qui consiste à dire que ce sont les propriétaires… des ressources que détient l’entreprise qui va déterminer son positionnement optimal, donc la décomposition des chaînes de valeur, la diversification reliée plutôt que conglomérale, et donc d’autres conséquences que ça a eu pour la conduite des affaires, mais toujours au niveau de la firme et entre industrie, firme et ressources.

Là, je pense que ce qu’on essaie, nous, de dessiner, c’est que il y a probablement des façons de penser la stratégie qui sont héritières de ce qui était précédemment, mais qui vont introduire des dimensions multiniveaux, intégrer par exemple les limites géophysiques de la planète sur les échanges, qui consisterait à dire que peut-être un choix qui financièrement serait bon à court terme, le serait moins à long terme, parce qu’il amoindrirait la capacité des acteurs à continuer à délivrer leurs services, par exemple. La deuxième chose qu’on dit, c’est la multitemporalité.

Je crois qu’on a une des limites de l’espèce humaine, en tant que somme d’individus et en tant que groupe, c’est cette distorsion de la temporalité. Évidemment, on est là pour 75 ans en moyenne sur Terre et donc on a un prisme de ce qu’on apprend et de ce qu’on envisage pour le futur qui est très limité.

Comme je disais tout à l’heure, quand on s’organise un peu collectivement et qu’on essaie d’introduire des éléments de forecast, donc de prévision, de scénario possible, systémique, des effets conjoints que peuvent avoir certains types d’actions, ça change notre perspective sur la temporalité. Et je dis qu’aujourd’hui ça…Dire cela il y a dix ans, c’était un peu de la science-fiction.

Dire cela aujourd’hui avec les exemples qu’on a des climatologues qui créent effectivement des systèmes de modelling où ces interdépendances sont prises en compte ou sur aujourd’hui les modèles concurrents qu’on voit sur le climat qui en fait reposent sur l’intelligence artificielle et des données qui sont beaucoup plus locales. C’est-à-dire que plutôt que de modéliser l’ensemble du système, de prendre plutôt des données qui sont plus contemporaines et plus locales mais pour avoir des degrés de prédiction qui sont aussi bons. que les gros systèmes.

Donc, les technologies qu’on a à notre disposition sont meilleures. Donc, ces aspects multitemporels et un peu plus multiniveaux, il y a dix ans, c’était franchement un peu de la science-fiction.

Aujourd’hui, je vois beaucoup moins les limites qu’on pourrait opposer à ce type de vision. Et l’aspect paradigmatique, c’est aussi de s’accorder.

Alors, nos confrères… On a deux exemples.

On a les sociologues qui n’arrivent pas à se mettre d’accord. C’est quand même assez surprenant.

Moi, ça me surprend toujours. Mais puis 160 ans, ou même plus, 170 ans, sur quelles sont les hypothèses minimales autour desquelles on peut s’accorder. Ça ne veut pas dire que tout le monde a besoin de les mobiliser à chaque fois.

On peut s’en écarter. Mais si on veut avoir un modèle de comportement humain en société, quels sont les quelques principes de base sur lesquels on peut s’accorder ?

La sociologie a du mal. dans un sens inverse, avec effectivement des modélisations de décisions sous contraintes, de systèmes d’équilibre. Aujourd’hui, elles s’en émancipent en faisant de la behavioral economics, en complexifiant certaines des hypothèses.

Je pense que pour la stratégie ou les sciences de gestion, on aurait à notre portée, quand je discute avec des gens en organizational behavior, donc en comportement organisationnel, dans d’autres disciplines également. pour s’accorder sur ce que pourraient être ces hypothèses un peu minimales, sur la rationalité limitée, le partage d’informations coordonnées au sein d’un groupe humain, tel qu’une entreprise avec des systèmes de gouvernance d’un certain type ou d’un autre type. Tout seul, évidemment, c’est assez difficile d’y arriver, mais à quelques-uns, je pense qu’on pourrait jeter les bases de ce que sont ces hypothèses minimales pour… je dirais, faire fonctionner 80% ou plus de nos connaissances.

Donc si je dis ça, c’est pourquoi ? C’est parce qu’une fois qu’on a ces bases-là, sur lesquelles à peu près la plupart des chercheurs s’accorderaient, et qu’on met les outils qu’on a maintenant aujourd’hui à notre disposition et les données qu’on a aujourd’hui à notre disposition, qui n’existaient même pas encore il y a cinq ans, je pense qu’on pourrait franchir ce pas. paradigmatiques qu’on décrit, qu’on dessine dans l’article.

Et moi, c’est ce que j’appelle de mes voeux. Mais ce n’est pas le cas de nécessairement tous les chercheurs.

On a donc dans ce journal aussi des chercheurs qui répondent en fait à notre article et qui disent que le projet est voué à… à l’échec, qu’on n’a probablement pas besoin de l’ensemble de ces outils pour les uns et pour les autres, disent que le fonctionnement des marchés et l’optimisation sous contrainte au niveau des décideurs est suffisante et que penser l’entreprise et ses actions en forme multiniveau et multitemporalité, si je puis dire ça, ne sert pas à grand chose, n’apporterait pas un gain suffisant.

Thomas Gauthier

On arrive à la troisième et dernière partie de l’entretien. Tu viens d’être archiviste, te voilà maintenant acupuncteur.

Selon toi, quelle pourrait être une décision, une action, une intervention qui pourrait contribuer significativement aujourd’hui à la fabrique d’un monde ? plus habitable, je te laisse librement interpréter le sens de cet adjectif.

Rodolphe Durand

Alors évidemment, venant d’où je viens, et de ce que je viens juste de dire, je pense qu’un choix fondamental est… un point d’acupuncture qui pourrait changer beaucoup de choses, c’est de changer les taux d’actualisation dans les modèles économiques. Aujourd’hui, on sait, et c’est une des limites de l’espèce, et la façon dont nos sociétés occidentales, et donc le fonctionnement des marchés, ont été créés, c’est qu’un euro aujourd’hui vaut plus qu’un euro demain.

Donc quand on évalue des business models, on applique un… taux d’actualisation sur le fait que la valeur d’un argent potentiel futur vaut moins que l’argent potentiel de demain, enfin, plus près de temporellement. Et quand on réfléchit aux limites planétaires, quand on réfléchit au système organisé, quand on réfléchit au système assurantiel sur lequel reposent nos économies, un exercice de pensée, donc ce point d’acupuncture serait de se dire peut-être qu’on arrive au moment de bascule où L’euro de demain vaut plus que l’euro d’aujourd’hui, c’est-à-dire appliquer des taux d’actualisation qui seraient positifs pour le futur.

Voilà, donc si j’avais un point d’acupuncture, je dirais, ben voilà, je sais pas moi, les acteurs économiques, les banquiers centraux, donc les modèles en fait de valorisation économique des entreprises devraient en fait œuvrer à valoriser plus le futur qu’elles ne le font aujourd’hui.

Thomas Gauthier

Et si on se livrait ensemble à une expérience de pensée, ça y est, ces taux d’actualisation sont positifs. Qu’est-ce que tu vois autour de toi, peut-être dans les programmes de formation des écoles que l’on connaît ?

Qu’est-ce qui change ? Qu’est-ce qui heurte ?

Qu’est-ce qui coince ? Quelles sont les conséquences en cascade possibles de cette acupuncture réussie finalement ?

Rodolphe Durand

Les conséquences, je pense, seraient très importantes. Par exemple, on a beaucoup d’innovation.

On est passé du constat des problèmes aujourd’hui, dans nos écoles, effectivement, ou ailleurs, où on dit qu’on connaît les limites planétaires. Maintenant, l’anthropocène, c’est difficile de…

Alors qu’on ne veuille utiliser le mot ou pas, certaines personnes ne veulent pas utiliser le mot, mais les conséquences des systèmes de production humain sur le dérèglement climatique, sur… l’appauvrissement des sols, sur l’acidification des océans, la plastification des eaux, elle est avérée. Donc on est en train de passer du constat des problèmes maintenant au constat des solutions.

Que ce soit dans tellement de pays dans le monde, on voit des entrepreneurs, des ingénieurs, chercher à développer des solutions. Le système économique tel qu’il est, le système régulé tel qu’il est, le système normatif tel qu’il est, ralentit la mise sur le marché de ces solutions.

Pourquoi ? Parce qu’il faut s’assurer, à cause du principe de précaution par exemple, que tout un ensemble de conditions sont respectées.

La comparaison se fait avec ce qui existe aujourd’hui, pas ce qui existera demain. Les investisseurs.

Bon, pour avoir un effet de retour, veulent être sûrs, donc le proof of concept, donc les prototypes, les premières versions sont effectivement fonctionnées, etc. Et tout ça, et les régulateurs ne veulent pas prendre le risque, parce que quand vous avez des dizaines de milliers d’emplois qui sont associés à un secteur économique, est-ce qu’il faut vraiment favoriser, ou à quel rythme il faut favoriser l’entrée des substituts qui apportent ?

Si on change les taux d’actualisation, on change la valorisation… valent les solutions en présence et de ce que vaudront les substitutions que peuvent apporter certaines innovations. Donc je crois que ça change beaucoup la façon dont on pourrait répondre à beaucoup de nos enjeux. Ça réduirait, si tu veux, la taille des bilans de certains géants d’aujourd’hui et permettrait de valoriser certaines solutions qui sont aujourd’hui débutantes, balbutiantes.

Donc ça réallouerait… C’est une réponse assez…

Je dirais effectivement économique, capitalistique, bien que moi je ne sois pas, c’est qu’une partie de ce que je pense, au sens où je ne suis pas technosolutionniste non plus. Je pense que c’est une partie de la réponse, qu’après il y a d’autres facteurs plus sociaux, comportementaux qu’il faut ajouter à ça.

Mais tu m’as posé la question, un point d’acupuncture, je pense que si on commençait par celui-là, ça aurait des changements, ça introduirait des changements très très importants.

Thomas Gauthier

Alors écoute, avec toi, pendant un petit peu moins d’une heure, on a évoqué tout un tas de sujets. On a démarré ensemble par reconnaître avec tes propos qu’on était peut-être limités dans la quantité et la qualité des notions qu’on a à notre disposition pour comprendre le monde, pour se rapporter au monde.

On est parti ensuite loin dans l’histoire pour se rappeler de la révocation de l’édit de Nantes et les conséquences que ce moment historique a eu. disons, a encore aujourd’hui sur notre monde. Et puis, tu nous as injecté dans la discussion, là où on ne s’y attendait peut-être pas forcément, la notion de limite planétaire qui atterrit dans le champ de préoccupation de certains chercheurs en sciences de gestion, pas toutes et tous encore.

Merci beaucoup, Rodolphe.

Rodolphe Durand

C’était un grand plaisir.

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