Q307 | Des algorithmes pour instruire, mais qui pour éduquer?

25 novembre 2025
6 mins de lecture

Cet article a initialement été publié dans la newsletter Corograf.

Il y a deux verbes pour dire l’acte de transmettre : instruire et éduquer. Instruire, du latin instruere, c’est « munir, outiller ». Éduquer, du latin educere, c’est “faire sortir”, “élever”. Le premier remplit, le second émancipe.

Pendant des siècles, l’école a tenté de marier les deux. Aujourd’hui, l’avènement de l’intelligence artificielle menace de les divorcer. Car derrière la promesse d’une instruction sur-mesure et infiniment efficace, se dresse le “mur de silicium”, une nouvelle frontière qui pourrait bien nous laisser avec des élèves parfaitement instruits, mais sous-éduqués. Explications.

 

2045 : le mur ou le pont ? Une fable pédagogique

Ce choc entre instruction et éducation dessine deux futurs radicalement opposés. Le premier est celui du mur, où la technologie sépare et isole. Le second, plus désirable, est celui du pont, où elle relie et augmente. Ce futur pourrait ressembler à cela…

Cité du Savoir, 2045. Anya, 14 ans, est en session de “Réflexion Critique Avancée”. Son Tuteur IA, “Écho”, analyse en temps réel ses schémas de pensée. “Anya,” dit une voix synthétique mais chaleureuse, “je détecte que tu simplifies l’analyse des données climatiques. Quelles questions ne te poses-tu pas encore ?”

Plus tard, elle rejoint son groupe de projet. Leur “Architecte de l’Apprentissage”, Madame Dubois, les accueille. Libérée de la correction des devoirs par l’IA, elle se concentre sur l’essentiel. “Écho m’a signalé des difficultés sur la nuance éthique de l’IA dans l’art,” dit-elle. “Qui veut partager une expérience où l’IA a défié sa perception de la créativité ?” Le débat s’anime, riche en émotions. Madame Dubois, augmentée par les données d’Écho sur les besoins de chacun, ne dispense pas de faits. Elle inspire, connecte, cultive la sagesse.

Dans cette vision, le mur n’a pas été érigé. L’IA est devenue l’échafaudage qui a permis de construire des ponts plus solides entre les esprits.

Anatomie d’une nouvelle frontière pédagogique

Pour atteindre la synergie vécue par Anya, il faut d’abord regarder avec lucidité les fondations du mur qui se construit aujourd’hui. Et ce mur se bâtit sur une logique implacable, qui se déploie en vagues successives.

La première vague est une ruée vers l’or algorithmique. Le marché mondial des tuteurs IA, véritable tsunami financier, devrait quintupler d’ici 2030 pour frôler les 8 milliards de dollars.

Cette manne économique alimente la deuxième vague, déjà bien visible : celle des preuves d’efficacité à grande échelle. 

En Chine, le géant Squirrel AI est le vaisseau amiral de cette tendance, optimisant les parcours de 24 millions d’élèves avec des résultats probants. À ses côtés, des systèmes comme Khanmigo ou Brainly sont devenus les nouveaux piliers du soutien scolaire personnalisé.

Source : brainly.ph/

Mais une troisième vague, plus discrète et plus vertigineuse encore, se profile à l’horizon de la recherche : celle du “jumeau numérique” de l’élève.

Au sein de laboratoires de pointe comme le MIT Media Lab, il ne s’agit plus seulement d’adapter un parcours, mais de créer une réplique prédictive de chaque apprenant, modélisant jusqu’à ses états émotionnels. Le but ? Permettre à l’IA de tester des milliers de stratégies sur cette simulation avant de les appliquer à l’étudiant.

C’est le Saint-Graal de la personnalisation… et le risque d’une déconnexion totale, où (potentiellement) l’éducateur humain n’a plus accès à la complexité d’un élève devenu totalement intégré au système algorithmique.

Ces trois vagues convergentes nous précipitent tout droit dans une nouvelle fracture numérique : celle de la nature même de l’expérience d’apprentissage. Pour le dire crûment, “les riches auront accès à la technologie et à des humains pour les guider, tandis que les moins aisés n’auront accès qu’à la technologie.”

 

 

les riches auront accès à la technologie et à des humains pour les guider, tandis que les moins aisés n’auront accès qu’à la technologie.

 

 

La machine à instruire et ses angles morts

Il faut le reconnaître : l’IA est une formidable machine à instruire. Un test mené par l’université d’Harvard sur une classe de physique, a montré que le tutorat par IA pouvait faire progresser significativement les résultats, et doubler l’engagement des étudiants.

Comparaison des performances moyennes après le test entre les étudiants ayant suivi un cours magistral actif et ceux ayant suivi un cours avec un tuteur IA.
La ligne pointillée représente les connaissances moyennes de base des étudiants avant le cours (c'est-à-dire les scores obtenus par les deux groupes avant le test).
Source : « AI Tutoring Outperforms Active Learning », Gregory Kestin, Kelly Miller, Anna Klales, Timothy Milbourne, Gregorio Ponti

L’IA excelle à décomposer les problèmes, à identifier les lacunes, à adapter le rythme. Elle est la réalisation parfaite de ce que le philosophe Paulo Freire critiquait sous le nom de “pédagogie bancaire“ (idée selon laquelle «  l’éducateur est le sujet agissant du processus, les élèves en sont de simples objets  »).

Mais c’est précisément là qu’est le problème.

Cette efficacité s’applique aux tâches standardisées. Or, les compétences les plus cruciales pour demain seront très certainement la pensée critique et la créativité comme l’a analysé le World Economic Forum dans son rapport dédié au futur des métiers.

En optimisant pour la performance mesurable, nous risquons de former des esprits brillants dans l’exécution de tâches que les machines feront mieux que nous, tout en négligeant les compétences proprement humaines qui feront toute la différence.

Éduquer, ou l’art de la relation

L’apprentissage est une aventure humaine. Or, la capacité d’une IA à lire nos émotions stagne, bien loin de la finesse humaine. Un enseignant n’est pas qu’un transmetteur de savoir. Dans la lignée de Platon, il est celui qui aide l’élève à sortir de la caverne des opinions toutes faites. Il est celui qui, par sa présence, éduque.

Pire encore, la machine peut se faire le vecteur des pires biais de notre société.

Ce “redlining algorithmique“ pourrait enfermer les élèves les plus défavorisés dans des parcours à faible potentiel, sous couvert d’une objectivité technologique qui n’est qu’un leurre si elle n’est pas pensée “by design”, dès sa conception.

Centre d’apprentissage développé par Squirrel AI
Source : squirrelai.com

Bâtir le pont de silicium, non le mur

Le mur de silicium n’est donc pas une fatalité technologique, mais le résultat de nos choix pédagogiques.

La vision d’Anya et de Madame Dubois n’est pas une utopie, mais une direction. Cette orientation est d’ailleurs au cœur des recherches les plus avancées, comme celles menées à Stanford par la Graduate School of Education et son institut HAI (Human-Centered AI).

Conscient des risques, leur travail actuel vise à dépasser les tuteurs généralistes pour créer des IA expertes, capables d’offrir un “étayage” personnalisé. L’objectif n’est plus de donner la réponse, mais de poser la “question socratique parfaite” qui aidera un élève en difficulté, en tenant compte de son bagage culturel et linguistique.

C’est la preuve qu’une autre voie est possible : utiliser délibérément l’IA non pas pour constater la fracture éducative, mais pour la réduire.

 

L’objectif n’est plus de donner la réponse, mais de poser la “question socratique parfaite”

 

Cela exige d’investir massivement dans le personnel enseignant pour en faire des “architectes de l’apprentissage”, augmentés et non remplacés.

Cela exige également d’adopter des cadres éthiques stricts pour que l’IA serve l’humain. La question n’est donc plus de savoir comment intégrer l’IA, mais pourquoi. C’est le sens de la réflexion de la professeure adjointe Ying Xu, qui étudie l’impact de l’intelligence artificielle sur l’écosystème d’apprentissage des étudiants à Harvard. Elle nous invite à renverser la perspective :

« C’est pourquoi nous devons changer de discours : au lieu de nous demander comment intégrer l’IA dans l’éducation, nous devons commencer par définir l’objectif final : quels résultats d’apprentissage voulons-nous atteindre, et l’IA peut-elle y contribuer de manière significative ? »

Cette interrogation nous force à choisir : voulons-nous des machines qui remplissent des têtes, ou des outils qui nous aident à élever des esprits ? De notre réponse dépendra non seulement le futur de l’école, mais aussi, très certainement, de notre société.

 

voulons-nous des machines qui remplissent des têtes, ou des outils qui nous aident à élever des esprits ?

 

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4 Comments Laisser un commentaire

    • Bonjour Quentin,

      merci pour votre commentaire !

      Il faudrait un ouvrage entier pour aborder toutes les ramifications et incidences induites : infrastructures (la salle de classe fait-elle encore sens), rôle des parents (comme vous le soulignez justement), respect de la vie privée (vs caractère personnel et intime de l’éducation), conséquences sur l’entrée sur le marché de l’emploi (les algorithmes vous positionneront-ils dans votre futur job en fonction des données de votre parcours), biais algorithmiques…

      Difficile de tout évoquer dans un article (je garde cela pour mes prestations) mais si la communauté de L’Atelier des Futurs souhaite produire un ouvrage collectif dans ce sens… pourquoi pas !

      • Merci de la réponse !

        Nul doute que le sujet soit complexe et compliqué !

        Cela me surprend tout de même de constater que le rôle des parents se voit désormais défini en rapport à une technologie et relégué à une « ramification ou incidence induite » en parlant d’instruction et d’éducation… mais je suis de la vieille école, sans aucun doute !

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