Gisèle Ribeaupierre, une femme haute en couleur

Le printemps des ridés

19 septembre 2024
9 mins de lecture

Rédaction :
Anne-Caroline Paucot (Propulseurs)
Images :
Midjourney

1. Le monde vieillit

Entre 2015 et 2050, la proportion des 60 ans et plus dans la population mondiale va presque doubler, passant de 12 % à 22 %.

En 2020, le nombre de personnes âgées de 60 ans et plus a dépassé celui des enfants de moins de cinq ans.

En 2050, 80 % des personnes âgées vivront dans des pays à revenu faible ou intermédiaire.

Le vieillissement de la population est bien plus rapide que dans le passé.

Tous les pays doivent relever des défis majeurs pour préparer leurs systèmes sociaux et de santé à tirer le meilleur parti de cette mutation démographique.

2. Impacts économiques du vieillissement

Le vieillissement provoque un ralentissement de la croissance et une hausse des dépenses publiques.

La  population active diminue. Depuis dix ans, le Japon perd chaque année 1 % de ses actifs.

Il faut payer plus de retraites, plus de frais pour la santé et pour la prise en charge de la dépendance.

La Commission européenne estime que les pays devront dépenser 1,2 % de PIB supplémentaire par an en 2040.

3. Le badantisme

Le badantisme vient de badanti, ces auxiliaires de vie qui, en Italie,  accompagnent les aînés. Les badanti sont immigrés dans près de 70 % des cas. Ils sont, pour une large part, originaires d’Europe orientale, d’Amérique latine ou des Philippines. Par extension, le badantisme signifie l’afflux d’étrangers qui viennent faire des boulots que les autochtones ne veulent pas faire.

4. Les vieux, un marché lucratif

En mars 2024, le japonais, Oji Holdings cesse de fabriquer des couches pour bébés pour se concentrer sur le marché plus des couches pour adultes.

Danone se développe dans les boissons nutritionnelles destinées aux gens âgés ou malades.

L’influenceuse senior Caroline Ida Ours est courtisée par Sephora, l’Oréal ou encore Darjeeling pour sa communauté de près de 120 000 abonnées.

CyberYodel, mars 2060

Gisèle Ribeaupierre est une femme haute en couleur. À 91 ans, elle déclenche le Printemps des ridés, un mouvement mobilisant des millions de seniors. Pour sortir de l’invisibilité, les «gris» s’habillent en couleurs visibles et paralysent villes et économies. Cette révolution colorée, forçant les gouvernements à réfléchir autrement le vieillissement (1), prouve que les «vieux» peuvent rebattre les cartes de la société.

Dans une petite pièce sombre, Gisèle Ribeaupierre s’enfonce dans un fauteuil qui raconte l’histoire d’un temps que les moins de quatre-vingts ans ne peuvent pas connaître. Ses yeux pétillent de malice, et son sourire tendre contraste avec la détermination qui émane de sa voix douce. Elle porte un collier de perles, symbole de son élégance intemporelle, et une photo sur le mur l’immortalise sur le pont Chauderon de Lausanne.

Quand elle voit mon regard posé sur l’image, elle déclare : « La vieillesse est l’époque de la perte. On perd ses cheveux, ses dents, ses clés, ses repères… Pourtant, on ne perd jamais l’envie de faire la fête. Pourquoi les anciens sont exclus de ces moments de partage ? »

Pour Gisèle, le Printemps des ridés a commencé « par hasard et par nécessité. » Par hasard, parce qu’elle ne pouvait pas imaginer qu’on écouterait une bande de vieux déglingués. Par nécessité, parce sauf quelques rares privilégiés, tous les vieux n’en pouvaient plus de leur vie.

Elle se remémore le jour du déclic. Une de ses amies est arrivée en pleurs à un déjeuner. Elle avait été expulsée d’un supermarché parce qu’elle avait dépassé de trois minutes le créneau réservé aux seniors. «Ce fut la goutte d’eau. Jusqu’alors, nous nous taisions sur les humiliations quotidiennes. Nous avions honte de notre âge et nous nous considérions tous comme des inutiles qui n’avaient plus le droit à la parole », explique Gisèle.

Les discussions s’enflammèrent. Les amis de Gisèle partagèrent leurs colères. Ils en avaient assez d’être tenus responsables des maux de la société. On ne manquait pas une occasion pour leur dire que c’est à cause de leur génération que la croissance stagne (2) : « Comme nous sommes les monstres qui font augmenter les dépenses publiques, on rogne régulièrement nos pensions de retraite,» dit-elle. On leur reprochait aussi le réchauffement climatique : « On nous accuse de plus chauffer et climatiser que les autres. »

Gisèle déplore également qu’ils soient accusés de  provoquer du «badantisme (3)» : «C’est bien entendu de notre faute si depuis des décennies, les boulots d’aide à la personne sont dévalorisés et méprisés, et que seules des personnes en situation d’urgence acceptent de les faire.»

Boucs émissaires de la société, ils n’osaient pas protester quand des lois diminuaient leur qualité de vie. La loi obligeant les anciens à vivre dans moins de 30 m² n’avait provoqué aucune discussion. Maintenant, les anciens se retrouvaient dans de minuscules appartements situés à des étages élevés sans ascenseur : «Grimper cinq étages est bon pour notre cœur, mais pas pour celui des livreurs qui refusent de nous apporter nos courses,» dit Gisèle en précisant qu’il n’y a aucun service de livraison accessible quand on vit dans les étages.

«Heures de courses restreintes, parcs à horaires imposés, escalators ultrarapides, feux piétons trop courts, files d’attente prioritaires pour jeunes, bancs publics avec minuterie, éclairage insuffisant…» Gisèle liste les humiliations sans oublier le système de santé déshumanisé où seuls ceux qui sont en bonne santé sont soignés. «Notre corps est traité comme une machine à réparer, bonne pour la casse. Il est moins considéré que des déchets qu’on recycle », s’indigne Gisèle.

Gisèle a des larmes aux yeux quand elle résume le désarroi des anciens. «Couches qui envoient des messages, yaourts augmentés au prix du caviar, mouroirs hyper connectés. Quand nous nous connectons sur les réseaux ou nous promenons dans la rue, nous  sommes envahis par des publicités vantant des produits pour vieux. Ils entretiennent notre honte et montrent que nous sommes au mieux des cashs machines (4) » explique Gisèle avant d’ajouter avec une pointe d’humour acide : «  On en a assez de leurs produits pour vieux. Ce n’est pas une vie d’avoir comme seule compagne  une canne qui nous sermonne en permanence ».

Après un silence, elle explique que le plus dur pour eux est de ne pas exister : «Nous sommes considérés comme des bouches inutiles qui n’ont plus rien à dire. On nous écoute sans jamais nous entendre.»

Trop, c’était trop pour Gisèle et les autres. Ils n’allaient pas continuer d’accumuler les souffrances sans rien dire : «Comme nous sommes invisibles pour la société, nous avons décidé de nous rendre visibles,» explique Gisèle. Après quelques heures, une idée s’imposa : «Pour la société, les vieux et les chats sont gris. Si nous nous habillons en couleurs flashy, on allait enfin nous voir.»

 

C’est ainsi qu’ils décidèrent de se parer de couleurs vives. «Trois  jours plus tard, nous étions plusieurs centaines sur le pont Chauderon. Les Lausannois n’en crurent pas leurs yeux », dit Gisèle qui a retrouvé le sourire.

À partir de là, les idées fusèrent.

Des anciens fouillant les poubelles pour se nourrir, c’est inacceptable. Ils se servirent dans les supermarchés.

Les médecins ne recevant pas les personnes âgées, ce n’est pas jouable. Ils squattèrent l’hôpital pour que ceux qui étaient malades soient vus en priorité.

Des anciens dormant dans la rue, ce n’est pas digne d’un pays civilisé. Les bureaux des administrations étant vides toutes les nuits, ils les occupèrent.

Les manifestations commencèrent à sérieusement agacer les autorités, en particulier le maire de Lausanne. Il n’appréciait vraiment pas que son bureau soit devenu le QG des papys et mamys délinquants.

Il demanda à la police, puis à l’armée de les inciter à rentrer chez eux. Tous deux eurent la même réponse : leurs hommes et femmes n’étaient pas formés à bousculer leurs grands-parents.

Le maire, manquant considérablement de patience, fit appel à une milice privée. Les hommes n’eurent aucun scrupule à envoyer des gaz et à frapper. «C’était horrible. On avait l’habitude d’être humiliés, mais pas battus» explique Gisèle.

Les images de cette violence envers les anciens firent le tour des réseaux sociaux. En quelques heures, les seniors suisses ne furent plus seuls : la vague de contestation toucha le monde entier.

À Paris, des septuagénaires prirent d’assaut les Champs-Élysées. Ils brisèrent les vitrines des boutiques de luxe et s’emparèrent de vêtements de créateurs et de bijoux. Leur cri de ralliement : «Nous avons construit ce monde, nous méritons d’en profiter!» Par crainte de subir le même sort, toutes les boutiques de luxe du monde fermèrent.

5. We Want Our Recognition

We’ve been invisible for far too long
They say we’re gray, but we’re colorful and strong
Pushed to the margins, told our time has passed
But we’re not going quietly, no, we’re here to last

Refrain

We want our recognition, oh yes we do
We want our recognition, it’s long overdue
We’ve built this world, now we want our share
We’re loud, we’re proud, and we’re everywhere

They limit our shopping hours, make us climb the stairs
Think we’ll stay quiet, but we’ve got some flair
From Lausanne to New York, Tokyo to Paris
We’re taking to the streets, causing a crisis

Refrain

Our bodies may be older, but our spirits are young
We’ve got stories to tell, and songs to be sung
Respect is what we’re after, it’s not too much to ask
We’re not just cash machines, we’re here to last

Refrain

We’re the Wrinkled Spring, rising up at last
No more invisibility, those days have passed
We want our recognition, and we won’t back down
We’re painting the town in colors bright and proud

(I can’t get no) satisfaction - des Rolling Stones

À Tokyo, des centenaires piratèrent le système de transport   automatisé. Ils provoquèrent un chaos dans toute la ville et l’impossibilité de voler de tous les avions.

À Dublin, ils occupèrent les sièges des grandes entreprises technologiques et les menacèrent d’envoyer des virus dans leurs installations s’ils ne fabriquaient pas des produits adaptés aux vrais besoins des anciens.

À New York, des octogénaires occupèrent Wall Street, paralysant les transactions boursières. D’autres créèrent le Graycoin, une cryptomonnaie réservée aux plus de 75 ans. Cette monnaie parallèle créa une nouvelle économie.

En quelques jours, de gigantesques manifestations paralysèrent la Suisse et de nombreux autres pays. Le mythique «I can’t get no satisfaction» des Rolling Stones (5) fut revisité et devint l’hymne du mouvement. Face à ce chaos, le monde entier se tourna vers l’initiatrice du mouvement.

«C’est ainsi que, toujours, par hasard et par nécessité, je me suis retrouvé à négocier avec les gouvernements et les instances internationales », dit Gisèle avec un sourire espiègle. Elle leur a donc précisé ce que les anciens souhaitaient : une retraite qui permet de vivre dignement, un accès garanti aux soins de santé, des logements adaptés, et surtout du respect.

Gisèle s’amusa de leurs réactions. S’ils étaient prêts à sortir leurs carnets de chèques, ils tiquaient sur la notion de respect. «J’ai dû leur expliquer que respecter, c’était par exemple ne pas décider pour nous sans nous et faire comme si nous étions invisibles.»

Gisèle Ribeaupierre pense qu’il y a un avant et un après le Printemps des ridés. «Aujourd’hui, j’ai moins peur de marcher lentement dans la rue », dit-elle pour décrire le changement. Quand je quitte Gisèle, elle me rattrape en disant : «La crise a été déclenchée par hasard et par nécessité, mais elle était prévisible. Quand on écrase, exclut, maltraite un groupe d’humains, on fabrique une bombe qui explosera un moment ou un autre. Toute discrimination est un incubateur de rébellions », dit-elle en m’envoyant un dernier sourire haut en couleur.

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