Ce billet est une reproduction de l’article du même titre paru sur le site theconversation.com et disponible ici.
Depuis quelques jours, voire quelques semaines, nombreux sont ceux qui se livrent à un travail de « rétroprospective » qui vise à rechercher, dans des exercices de prospective passés, les traces d’une prédiction « réussie » de la pandémie à laquelle nous faisons face aujourd’hui.
Selon l’économiste Michel Godet, la prospective est l’art d’« éclairer l’action présente à la lumière des futurs possibles et souhaitables ». Le recours au pluriel – futurs possibles – indique clairement que la prospective n’a pas vocation à prédire quoi que ce soit, mais bien plutôt à explorer des changements, voire des ruptures, qui pourraient transformer l’environnement dans lequel opère une entreprise, une administration publique, etc.
Dès lors, il serait inutile de chercher à relire et à évaluer la qualité de précédents travaux de prospective à l’aune de leur pouvoir prédictif, puisqu’ils s’appuient justement sur l’hypothèse, finalement assez récente dans l’histoire de l’Humanité, selon laquelle le futur ne peut pas être prédit.
Il n’en reste pas moins tentant, y compris pour les prospectivistes eux-mêmes, de chercher dans l’histoire des fragments de futurs qui contiendraient des traces de la situation inédite que nous vivons actuellement.
Un fragment de futur dévoilé par la CIA
Nos recherches nous amènent rapidement à déterrer le sixième rapport du Conseil national du renseignement américain, publié en 2017 dans sa version française (éditions des Équateurs) sous le titre Le monde en 2035 vu par la CIA : Le paradoxe du progrès.
Le Conseil national du renseignement américain a été créé en 1979 dans le but de nourrir le directeur national du renseignement américain à coup de rapports et d’analyses sur les futurs possibles du monde. À chaque nouvelle investiture d’un président américain, il dépose dans le bureau ovale un rapport prospectif sur le monde à venir, qui s’appuie sur un travail titanesque dans lequel sont pris en compte les points de vue d’universitaires, de scientifiques, de philosophes, ou encore de dirigeants d’entreprise.
Fait surprenant, ce rapport prospectif est rendu public, alors même que la communauté internationale du renseignement semble plutôt éprise de secrets bien gardés. Encore plus surprenant, le directeur du Conseil national du renseignement annonce d’emblée dans l’introduction du rapport qu’il entend encourager la réflexion et la discussion car même la communauté américaine du renseignement n’a pas de réponses définitives à apporter aux questions qui portent sur l’avenir.
Dans Le monde en 2035 vu par la CIA, neuf mégatendances sont identifiées, minutieusement étudiées, puis mobilisées dans la construction de trois scénarios prospectifs.
Le premier scénario, intitulé « îles », se concentre sur les réactions et les transformations à l’intérieur des États en réponse aux nombreuses tensions induites par plusieurs changements économiques et sociaux majeurs. Le deuxième scénario, « orbites », s’intéresse quant à lui au jeu de pouvoir et d’influence entre grands États. Finalement, le troisième scénario, « communautés », nous invite à imaginer le déclin des gouvernements nationaux au profit des collectivités locales et des organisations privées, nouveaux acteurs forts de la gouvernance.
Prédiction hasardeuse ou spéculation féconde?
Dans le premier scénario, la plupart des économistes considèrent que « la combinaison de [plusieurs] événements a donné naissance à un monde fragmenté et sur la défensive où des États inquiets cherchent métaphoriquement et physiquement à construire des murs pour se protéger des problèmes extérieurs, formant ainsi des îles dans un océan d’instabilité ».
Parmi ces événements, on note notamment :
« L’épidémie mondiale de 2023 (sic) [qui] a considérablement réduit les voyages internationaux en raison des réglementations destinées à contenir la propagation de la maladie, mais a aussi participé au ralentissement du commerce international et à la baisse de la productivité ».
À la lecture de ces quelques lignes, le complotiste en herbe conclura sans nul doute que la CIA savait et que, d’ailleurs, c’est peut-être elle qui est effectivement à l’origine de la pandémie face à laquelle nous luttons actuellement !
Le rétroprospectiviste, lui, sera d’autant plus curieux et explorera avec enthousiasme les relations systémiques entre lignes de force et événements imaginés par les auteurs : risques pandémiques, changement climatique, montée des inégalités, essor des intelligences artificielles, nouveaux modèles commerciaux, faiblesse chronique de la croissance économique, replis sécuritaires et identitaires, etc.
Bien plus qu’une sorte de prédiction hasardeuse, inutile et peut-être même tétanisante, « l’épidémie mondiale de 2023 » est, pour le rétroprospectiviste, une spéculation féconde. Composant essentiel d’un futur possible inédit, elle contribue à bâtir une nouvelle vigie à partir de laquelle il est possible de jeter sur le présent un regard neuf, source de nouvelles pistes de décisions et d’actions.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : si les fragments de futurs que le rétroprospectiviste découvre ne suscitent en nous que suspicion ou admiration face à la puissance présumée d’oracles du passé, ils ne nous sont d’aucune utilité. Si au contraire, nous voyons en chacun de ces fragments de futurs un véritable outil d’investigation et de transformation du réel, alors l’entreprise de rétroprospective nous sera immanquablement utile au paroxysme de l’incertitude que nous vivons actuellement.
Percevoir et faire sens
Dans un monde incertain, complexe et instable, les personnes, les collectifs, les organisations, les États, doivent constamment se livrer au double exercice de perception et de sensemaking (qui vise à expliquer la création de sens), en même temps qu’ils s’efforcent, à travers leurs décisions et leurs actions, d’agir sur leur environnement.
Percevoir, c’est être en alerte, chercher et accueillir avec bienveillance de nouveaux signaux faibles, de nouveaux « faits porteurs d’avenir », parfois rassurants, parfois déroutants, toujours utiles.
Faire sens (sensemaking), c’est s’efforcer de rassembler ce qui est épars, de prototyper puis de tester de nouvelles représentations du monde, outils cognitifs fondamentaux pour qui vise à comprendre et à façonner son environnement.
À l’instar de nombreux autres fragments de futurs que les fouilles des rétroprospectivistes permettront de découvrir, Le monde en 2035 vu par la CIA peut être compris et utilisé comme un outil de perception et de sensemaking au service de l’action dans l’incertitude. Au contraire, il serait dangereux de le réduire à la partition du futur officiel que nous n’aurions plus qu’à jouer.