1. Quand le futur ne va plus de soi
Que faire quand le quotidien de notre futur ne va plus de soi ? A l’heure actuelle, nous avons beau extrapoler les tendances, à l’ère de la technologie proliférante, nous ne sommes plus à l’abri de ruptures radicales. Le monde à venir est pavé d’imprévus, et ouvert à d’imprévisibles nouveautés. Ce continuel devenir des plus flous, a des répercutions dans notre vécu intime. Cela génère de profondes inquiétudes, que ce soit à notre échelle d’individu, comme à celles de nos organisations.
Si aujourd’hui, le futur est devenu insaisissable, si rien, du plus simple scénario au plus grave, ne parait plus aller de soi, c’est faute d’imaginaires portés par de grands récits fédérateurs. La perte d’influence des Eglises, en tant que forces sociales et politiques, annonce un déclin continu des religions.
Des récits militants comme le marxisme n’enrayent pas les dérives du capitalisme, et connaissent un recul net au XXIe siècle. La grande odyssée progressiste a du plomb dans l’aile, face au réchauffement climatique et à l’éradication des espèces.
Force est de constater, de nos jours, que la facilité peut amener à considérer le monde comme « magique ». Avec la formidable caisse de résonnance que sont YouTube et les réseaux sociaux, des prédicateurs de toute sorte s’engouffrent dans la brèche. Utilisant la science comme paravent, ils parviennent à enfermer des auditeurs dans une bulle de filtres. Complotisme, ésotérisme, diverses modalités de la post-réalité connaissent un engouement sans précédent.
Face à nos vulnérabilités et à notre réceptivité, de nouveaux récits se frayent un passage, et nous amènent à adhérer à n’importe quelle croyance.
Malgré tout, entourés d’objets du quotidien, résultats d’évolutions technologiques majeures (voiture, smartphone, …), nous restons figés dans cette immuable vérité : nos destinées sont intrinsèquement liées au devenir d’innovations.
La technologie, fondée sur les sciences, préempte nos préoccupations quotidiennes. Sans cesser de modeler notre espace, notre temps, notre cognitif, elle reste un « driver » puissant pour l’évolution de nos sociétés. Que nous soyons experts ou ignorants de la technologie, personne n’est à l’abri d’être secoué dans ses certitudes.
Avec l’anxiété ambiante, il nous est difficile de trouver des repères narratifs dans le futur, à portée de conscience. Il s’agit désormais d’intégrer de franches ruptures au domaine du possible.
Mais quelles seront-elles ? Avec quelles innovations triomphantes ? Pour in fine, quelles nouvelles réalités à vivre ? Certaines pratiques ont pour objectif de mettre en lumière des futurs quotidiens réalistes et ordinaires.
C’est à ce besoin général d’un tel éclairage qu’essaie de répondre cet article, en se basant sur une méthode appelée le Design Fiction.
Le Design Fiction par ses créateurs
Julian Bleecker est un universitaire, un auteur et un concepteur de produits mondialement respecté. Il a créé le mouvement et l’approche du design du futur appelés « Design Fiction ».
« L’objectif du Design Fiction est de nous mettre au défi de réfléchir de manière approfondie à l’avenir. C’est comme un exercice physique pour l’imagination, car cette méthode nous oblige à imaginer puis à créer des artefacts matériels réels – par exemple, une boîte de céréales pour petit-déjeuner à base de protéines d’insectes, mise en scène dans un spot TV » extrait du site de Julian Bleecker (www.julianbleecker.com)
Julian Bleecker est associé avec Nick Foster, Fabien Girardin, Nicola Nova au sein du
« Near Future Laboratory », agence pionnière dans le Design Fiction.
Le Design Fiction (masculin, majuscules) fait référence à l‘approche. Une design fiction (féminin, minuscules) fait référence au produit (scénario, expérience) d‘une démarche de Design Fiction.
Genèse de la design fiction « Nuclear-Powered Sky Hotel »
Avant de nous parvenir, la microfiction « Sky hotel » a déjà une histoire singulière, fruit de l’imaginaire en cascade de Tony Holmsten, d’Alexander Tujicov et d’Hashem Al-Ghaili. Le concept d’avion a été initialement dessiné en 2D par l’artiste conceptuel suédois Tony Holmsten en 2011, puis transformé en animation 3D plus de 10 ans après, en 2022 par le designer et artiste d’origine moldave Alexander Tujicov. La même année, l’avion-paquebot est scénarisé et monté en vidéo par le vulgarisateur scientifique yéménite Hashem Al-Ghaili.
Le concept du « sky-hotel »
Quand on nous présente une proposition de valeur séduisante, reprenant tous les codes du loisir, du plaisir et de modes de vie douillet, nous plongeons !
Nous achetons du rêve tangible, et l’oubli de nos contingences et servitudes ordinaires. Telle est la promesse de l’avion-paquebot ci-dessus. La viralité de cette vidéo “Nuclear-Powered Sky Hotel”, en dit long sur nos imaginaires contemporains, lestés par le poids des technologies. C’est pourquoi, cette animation 3D qui a fait le tour des réseaux sociaux, va nous servir de fil conducteur, en parfaite illustration des principes du Design Fiction.
2. Le régime binaire des imaginaires technologiques
Entre utopie et dystopie
Comment un concept d’avion captive autant ? Dès les premières secondes de la vidéo, l’expérience de dépaysement s’établit, et ne nous lâche pas pendant 4’30. Nous découvrons médusés, l’offre d’un opérateur touristique du futur. Il s’agit d’une proposition de voyage de plusieurs années au-dessus des nuages, sans souci et sans privation. Grâce à la technologie, il sera possible de partager un moyen de transport du dernier chic. Peu importe la destination ou la vitesse de déplacement de l’engin : de la carlingue, à la verrière panoramique, en passant par le cœur habitable, tout n’est qu’émerveillement. Nous voyagerons à bord de l’avion-paquebot des puissants, avec le plus puissant des avions-paquebot.
Au cœur de cette microfiction, nous pouvons déjà circonscrire une question dominante et familière : que seront les croisières du futur ? La vidéo y répond sous la forme d’une fausse publicité. Pour ancrer son récit dans le réalisme et la crédibilité de la proposition, l’auteur s’appuie sur des arguments technologiques. A force de démonstrations, l’illusion d’une réalité tangible (visuels 3D convaincants), nous gagne ou nous agace. Avec l’immédiateté émotionnelle qui caractérise les réseaux sociaux, c’est l’emballement numérique.
A force de démonstrations, l’illusion d’une réalité tangible, nous gagne ou nous agace. Avant de faire appel à la réflexion, la microfiction porte en elle les germes de la division
Avant de faire appel à la réflexion, la microfiction porte en elle les germes de la division. L’imaginaire des spectateurs fait fleurir des réactions aux antipodes les unes des autres. Pour certains, la fiction est accueillie comme un idéal utopique, source de motivation. Ils se voient parmi les prochains 5000 passagers que l’avion peut contenir. Côté santé, on est rassuré avec ce mini-hôpital, doté d’appareils capables des diagnostics médicaux les plus précis. Côté technique, on s’interroge : à quand une propulsion par réacteur à fusion nucléaire ou une IA stabilisatrice en temps réel contre les turbulences. Toutes difficultés techniques étant placées sous la même bannière : l’innovation. Avec un tel concentré technologique, pourquoi ne pas s’embarquer dans cette croisière ?
Pour d’autres, l’indignation est à son comble. C’est une escroquerie technique. Cet avion ne verra jamais le jour, avec à l’appui des arguments à qui mieux mieux, présentant en quoi ces projections d’avancées scientifiques sont erronées.
Pour d’autres encore, c’est l’effroi, une aberration écologique et sociale, une provocation de plus à notre impératif de sobriété. Est-ce que l’expérience des croisiéristes du futur se cantonnera à rester dans une bulle sécurisée, en dehors des préoccupations alarmantes liées au changement climatique ? La liste des griefs s’allonge indéfiniment dans les commentaires de la vidéo. Le scénario est vécu comme dystopique, il est rejeté en bloc.
A ce stade, les milliers (voire les millions depuis), de paires d’yeux sont rivés sur la vidéo. Rien ne passe par l’intellect, donc exit la nuance que pourrait apporter la réflexion. Les propos tenus sont enfiévrés, oscillant sans relâche, entre utopie et dystopie. Les réactions des uns percutent celles des autres. Dans ce chaudron, alimenté par le régime binaire des imaginaires, se prépare une potion créative miraculeuse.
Analyse critique de la microfiction
Ce récit est un artefact.
L’auteur utilise des technologies sophistiquées de simulation dans un espace 3D, avec des lumières, des objets et des textures qui donnent l’illusion au spectateur qu’il est immergé dans une expérience de loisir de luxe. L’objet est présenté sous un chatoyant coucher de soleil, où les couleurs chaudes éclatent. Avec des mouvements de caméra fluide, l’auteur nous fait déambuler à l’intérieur du complexe XXL.
C’est captivant et déstabilisant.
Le futur est présent.
Cette vidéo est clivante.
Elle transpire un imaginaire de science-fiction, non seulement technologique mais sociale. Elle nous réfère à tout un courant qui intègre des récits où la technologie divise la société. Nous pouvons citer parmi beaucoup de productions intellectuelles « La Vérité avant-dernière » de Philippe K. Dick, ou le film « Elysium » avec l’acteur Matt Damon. La technologie crée deux classes et façonne une société complètement polarisée.
Cette proposition de « Sky Cruise » fonctionne comme un révélateur des préoccupations et des passions qui nous animent.
La vidéo a le potentiel de produire ce qu’appelle Julian Bleecker, le père du Design Fiction, de « la chaleur incandescente des conflits techno sociaux ».
Sous son allure bienveillante et dévolue au consumérisme, l’objet avion-paquebot porte des messages radicaux. C’est une étape incontournable dans la réussite d’une design fiction. Elle assure l’engagement, prélude aux questionnements.
Cette maquette fictionnelle et projective a des angles morts.
Ici la technologie est aussi écrasante, que l’absence de personnages est criante. Où sont les humains ? Les passagers de cette croisière sont réduits à quelques silhouettes. Quid du personnel à bord de l’avion-hôtel ? Est-ce que ce sont des employés « classiques », des émigrés ? Est-ce que ce sont des robots ?
Par approfondissements successifs, notre imaginaire s’épanouit à travers de multiples questionnements.
Dans les récits de Design Fiction, c’est autant ce qui est montré, que les zones d’ombre et les impensés, qui vont valider in fine, sa force.
3. Comment mobiliser nos imaginaires latents ?
Nous ne créons pas des imaginaires technologiques à partir de rien. Ils sont déjà latents et actifs chez les concepteurs comme chez les utilisateurs. Dans le Design Fiction, l’enjeu de mobilisation est de chaque bord. C’est un effort de créer une vidéo, qu’elle soit intelligible par la majorité d’entre nous, qu’elle ne soit pas trop « hors sol ». C’est un effort de visionner une vidéo, aussi réussie soit-elle. Et de là, à ce qu’elle s’imprime dans notre mental, que les idées détonantes véhiculées s’agrègent à la préfiguration d’idées très personnelles …
Deux éléments fondamentaux s’avèrent essentiels : un socle d’imaginaires partagés et une plasticité mentale, un tant soit peu entraînée à l’action, maintenue en vigilance accrue.
Un socle d’imaginaires communs
Pour que l’émission-réception de l’objet fictionnel fonctionne, il va falloir se mobiliser de part et d’autre, dans la perspective d’entamer un dialogue réussi d’imaginaire à imaginaire.
Pour ce faire, il y a des prérequis à respecter. Et cela concerne aussi bien l’émetteur, en l’occurrence l’auteur de la design fiction, que le récepteur, à savoir ici le grand public.
En émission, il s’agit d’enchevêtrer dans la microfiction des points d’ancrages avec la réalité, des banalités du quotidien, des faits scientifiques, tout en laissant la part belle à la créativité numérique de l’auteur. Pas besoin d’être doué en algèbre, en physique quantique, en robotique ou en intelligence artificielle. C’est la force du Design Fiction, les séquences sont intelligibles. Hashem Al-Ghaili, en vulgarisateur scientifique chevronné, fait mouche.
En réception, il nous faut sortir de la posture de consommateur. En face, il n’y a pas « un vendeur ». Les virtuosités techniques et créatives de la design fiction « Sky Cruise », ne cherchent pas à convaincre d’acheter cette croisière. Ici, c’est rendre tangible de façon plus large, ce que pourrait être de nouvelles formes de mobilité, d’habitat, du luxe, à l’horizon 2040. Laissons-nous basculer dans le sentiment d’une possibilité imminente. L’objet rencontre des interrogations intérieures. Il fait écho à des émotions lointaines, des images plus ou moins récentes, des lectures, des pensées …
Hygiène des imaginaires
Dans l’enfance, l’imaginaire est constamment sommé. Tout est prétexte à s’inventer des scénarios, qui vont nous divertir et nous faire rêver. Quand nous grandissons, cette réserve naturelle d’imaginaires, est un legs de l’enfant à l’adulte, à conserver et à entretenir. Fragile et remarquable, elle détient la capacité de soutenir l’expansion de nouveaux horizons imaginaires. Sauf que, les risques de dégrader ce réservoir de potentiels, sont nombreux. Ils s’appellent croyances limitantes, préjugés, biais, …
Nos imaginaires s’atrophient. La preuve ? L’emblématique tribun grenoblois, Aurélien Barrau nous fait cruellement réagir. Si le mot « Amazone » référait dans nos imaginaires à des guerrières impétueuses ou à un fleuve d’Amérique du Sud, qu’en est-il aujourd’hui ? Pour être mobilisable, nos imaginaires doivent être perméables et aérés. Exposés de manière répétée à des contenus qui harponnent notre regard, nous perdons en acuité et plasticité mentale.
Pour être mobilisable, nos imaginaires doivent être perméables et aérés.
Dans son ouvrage intitulé « La Méthode à Jules », Anne-Caroline Paucot, l’écrivaine prospectiviste s’appuie sur l’imagination de Jules Verne et d’une manière originale la recontextualise, à l’aune de projets technologiques d’aujourd’hui.
Par des exercices d’anticipation, elle reprend des récits marquants comme « De la Terre à la Lune » et nous invite à participer à l’aventure spatiale en jouant avec notre imagination.
A l’instar de faire de l’exercice physique et de manger sain, pour maintenir en forme notre corps, il en va de notre responsabilité, de rester curieux et sensible. A l’appel de l’auteur et militant Aurélien Barrau, entrons en « résistances poétiques » !
4. La boucle vertueuse des imaginaires
Nous sortons de cette phase de purge, entre utopie et dystopie. Le dialogue intérieur est d’autant plus rapide et plus fort que nos esprits sont déjà préparés. Commence alors un voyage dans nos soubassements intérieurs, où navigue la fiction « Sky Cruise ». L’imaginaire prémâché se fond dans les interstices de notre conscience.
Les croisiéristes poussent toujours plus loin l’expédition. Très prochainement, nous pourrons monter à bord de robots sous-marins, et se retrouver à 300 mètres sous la mer. L’océan nous révèlera ses secrets et ses trésors les mieux gardés : récifs de corail, vie marine unique, épaves… Atteindre le véritable pôle Nord géographique avec un navire électrique hybride de luxe, nous permettra d’aller voir de plus près, les ours polaires et les petits rorquals. L’espace n’est pas en reste. Une nouvelle page de l’histoire française des voyages “à la voile” dans la stratosphère est en train de s’écrire avec la start-up Zephalto. 15km au-dessus des avions de ligne, nous serons dans la nacelle d’un ballon. S’élevant doucement, nous plongerons dans le noir de l’Espace. Puis immergé dans un halo bleuté nous aurons la promesse de découvrir la courbure de la Terre.
La tectonique des imaginaires est à l’œuvre.
A l’heure où le nombre de déplacés et de réfugiés dans le monde a doublé en 10 ans, comment envisager une mobilité heureuse ? Comment la sobriété peut-elle être désirable et porteuse de valeurs positives ?
Une forme de gravité s’empare de nous. Extrait d’un dialogue intérieur : « Cette croisière s’annonce idyllique. Pourtant, j’ai peur d’éprouver de la déception. Et si j’ai besoin de respirer le grand air, de caresser l’herbe, de regarder le soleil depuis la terre ferme et non du Ciel ? Qu’adviendra-t-il si j’ai le mal des airs ? Fini l’insouciance des vacances … »
Partout on nous invite à innover. Mais innover quoi ? La projection de l’auteur peut inspirer des choix et des refus, de nouveaux comportements ou nourrir des stratégies de transformation. Il aide à agir dans le présent, à aller vers des futurs choisis et non subis.
C’est tout notre regard sur le monde à venir qui est en jeu. Le Design Fiction détient une clef pour amener une pensée métisse, entre le connu et l’inconnu.
Les défis à notre imagination ne manquent pas.
Le Design Fiction détient une clef pour amener une pensée métisse, entre le connu et l’inconnu.
Avant d’être un artiste 3D, Alexander Tujicov est un passionné. Il va chercher son inspiration quotidienne, en auscultant l’Internet. L’arrivée du metaverse est pour lui une opportunité d’épanouir son Art. Grâce à la technologie, il met son imagination débordante dans la création d’objets et de nouveaux espaces, où performeront des expériences inédites. « Le public ne se contentera pas de voir mon travail sous la forme d’une photo, il pourra aussi s’y promener, grâce à la réalité augmentée et à la réalité virtuelle ».
Merci à lui pour nous avoir gracieusement autorisé à utiliser ses images pour illustrer notre article.
Le Design Fiction inspire l’AgenceProton
L’agence de conseil en innovation AgenceProton se concentre sur les imaginaires technologiques, dans un Monde aux ressources finies. Elle a fait de sa spécialité le conseil en stratégie dans les organisations à fortes composantes technologiques. Elle utilise le Design Fiction pour générer une nouvelle dynamique de transformation. Dans le cadre d’une collaboration avec armasuisse Science et Technologies, elle a livré des artefacts de produits de défense.
Merci pour cet article. Un instant qui a reussi à aerer mon cerveau, encombré de dystopies. Mettons nos imaginaires en marche vers la.construction de scenarios de futurs souhaitables, desirables et durables.
Effectivement ! Comment ne pas mentionner « Io penso positivo, perché sono vivo » de Jovanotti!