Après avoir vu en quoi les organisations différent sur l’ambition qu’elles placent dans l’anticipation, analysons le lien avec les compétences des personnes qui portent l’activité d’anticipation.
Commençons par une de nos surprises sur cette étude : dans les organisations pour lesquelles l’anticipation est “efficace” ce ne sont pas des personnes dont la compétence première est la prospective qui sont à la manœuvre.
Qu’entendons-nous par anticipation “efficace” ? Une démarche d’anticipation dont les effets constatés répondent aux ambitions définies par l’organisation. Nous l’avons explicité dans un précédent article et avons distingué trois niveaux : Conforter l’organisation (Niveau 1), challenger l’organisation (Niveau 2), redéfinir l’organisation (Niveau 3).
Et pourquoi ce ne sont pas des prospectivistes qui gèrent ces activités ? Les activités d’anticipation requièrent certes des compétences en prospective ; mais plus l’ambition de transformation de l’organisation est grande, moins ce socle de compétences est déterminant.
En somme, ce socle est nécessaire, mais de moins en moins suffisant à mesure que l’ambition grandit.
Retour sur le cheminement qui a mené à cette conclusion.
Les compétences en prospective, un sujet exploré en profondeur
Nous ne sommes pas les premiers à nous poser la question : “de quelles capacités doit-être doté le/la prospectiviste idéal ?“. Sur les vingt dernières années, de nombreuses publications attestent d’un axe de recherche visant à “professionnaliser la prospective” en adoptant des angles sur les styles de prospective, les pratiques essentielles, les processus.
Dans cette quête de professionnalisation, certains s’intéressent davantage aux capacités et aux compétences des individus. Mentionnons comme synthèse principale le “Foresight Competency Model”, fruit d’un groupe de travail de vingt trois professionnels entre 2014 et 2017, et formalisé par les chercheurs A. Hines, J. Gary, C. Daheim et L. van der Laan (consultable ici en anglais)
Ce modèle de compétences, que nous ne détaillerons pas plus que le schéma ci-dessous, apporte un appui aux recruteurs, aux programmes de formations et aux professionnels pour identifier leurs spécificités et développer leur carrière. Il ne nous est pas apparu complètement satisfaisant dans notre contexte d’étude…
Notre insatisfaction : un regard trop centré sur la personne et la discipline prospective
Bien que ce modèle de compétence précédemment cité soit le résultat d’une synthèse approfondie, il nous semble trop centré sur l’acteur et pas assez sur l’activité d’anticipation. Trop sur la personne voire l’équipe et pas assez sur l’intégration dans l’organisation.
S’appuyant sur les interviews d’une vingtaine de personnes, nous avons défini trois domaines de compétences qui s’articulent autour d’une activité d’anticipation : prospective, design, exécution. Nous les définissons dans le tableau ci-dessous, par les capacités attendues dans un contexte d’anticipation.
Domaines de compétences | Capacités attendues |
Prospective |
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Design |
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Exécution |
|
Note : notre acception du terme “Exécution” s’inspire de la définition de Steeve Blank détaillée ici.
Et comment ces compétences s’articulent-elles en fonction des organisations ?
D’après notre analyse, ces compétences s’articulent en fonction de l’ambition que l’organisation place dans l’anticipation.
Ainsi, l’importance des compétences prospectives atteint son pic lorsqu’il s’agit de “Challenger l’organisation” pour perdre ensuite en importance face aux compétences d’exécution lorsqu’il s’agit de “Redéfinir l’organisation”.
Exprimé autrement, les compétences en prospective sont nécessaires pour la crédibilité et la justesse de l’analyse mais elles ne suffisent pas à convaincre et donner envie d’agir (design) ou à articuler le projet à l’échelle de l’organisation et mettre en mouvement les acteurs concernés (exécution).
les compétences en prospective sont nécessaires pour la crédibilité et la justesse de l’analyse mais elles ne suffisent pas à convaincre et donner envie d’agir
Finalement, plus l’ambition est de “Redéfinir l’organisation” (Niveau 3), plus ce sont des personnes avec une connaissance fine du métier et de l’organisation (Exécution) qui sont nécessaires pour produire les effets liés à l’ambition.
Quelle porosité entre ces compétences ?
Évidemment, l’assemblage de ces compétences est une des clés du succès de la fonction d’anticipation.
Nous avons relevé plusieurs façons d’opérer, chacune étant adaptée à un contexte particulier :
- Décloisonner sur l’activité d’anticipation, autrement dit, ne pas la cantonner à une équipe en particulier. “Sortir de sa tour d’ivoire” ou “infiltrer les métiers” sont des formules évoquées lors des échanges, ce qui représente quelques difficultés :
- Façonner un cadre de collaboration propice à l’expression des talents et l’alignement vers des objectifs communs. À titre d’exemple, Decathlon et son fonctionnement en sprint d’une semaine, pour pousser une marque interne dans ses retranchements et travailler à son “future proofing”, est inspirant.
- Garder en tête le bénéficiaire final du travail d’anticipation (client, usager, employé, etc.). Ce public cible tire toutes les réflexions et les actions de la démarche d’anticipation.
Et pour embarquer, un peu de leadership semble nécessaire non ?
Le leadership, c’est-à-dire cette capacité à embarquer, à fédérer autour des projets issus de l’anticipation, a été peu évoqué jusqu’ici, bien que Ruben Neslon soulignait déjà son caractère essentiel en 2007 dans un article intitulé Extending foresight: The case for and nature of Foresight 2.0.
D’après nos entretiens, le leadership nous semble également essentiel, notamment pour les organisations avec une ambition élevée. La capacité à passer à l’action et à mettre en mouvement tout ou partie de l’organisation est déterminante si l’on ne souhaite pas que les présentations de travaux prospectifs se concluent par un “Merci, c’était passionnant ! On va étudier la question…” et qu’elles ne soient suivies d’aucun effet.
Cette citation soulève un thème finalement peu évoqué qui soulève deux questions.
La première concerne le management de l’équipe en tant que telle : comment trouver un équilibre entre des profils de type analyste et des leaders, plus orientés vers l’action ?
Comment “faire équipe”, comment les faire évoluer pour qu’ils trouvent leur place dans l’organisation d’aujourd’hui et de demain ?
Ensuite, cela pose la question des leaders de demain : faudrait-il que les dirigeants et dirigeantes de demain aient nécessairement fait un passage par des fonctions d’anticipation ? A l’image de ce que la finance ou les cabinets de conseil ont été pour les générations de dirigeants actuels.
En fonction des organisations, les activités de design et d’anticipation s’ignorent, dialoguent ou collaborent étroitement. Par “design”, nous entendons “une activité de conception qui vise à transformer le monde matériel et immatériel en y apportant du sens, en tenant compte des dimensions esthétiques, fonctionnelles et symboliques” (Stéphane Vial, 2010).
Bien que notre étude ne soit pas focalisée sur ce point, nous constatons que le design opère sur les fonctions d’anticipation un rôle proche de celui constaté sur les démarches d’innovation : un catalyseur des aspirations et des contraintes, une ouverture vers de nouvelles opportunités et imaginaires, une projection vers de nouvelles narrations avec un focus sur les personnes et les usages. Le design fait souvent son entrée dans les fonctions d’anticipation pour ses apports sur la communication et la synthèse visuelle, parfois avec quelques réticences.
Le design évolue ainsi vers des approches de co-construction (ateliers, concertation, etc.) ou se met au service de la stratégie par de nouvelles propositions de valeur (produits, services, business models), comme dans le cas de Decathlon avec son département Advanced Innovation. Le visuel ci-dessous montre des projets d’anticipation des mobilités urbaines, d’éco-conception et de circularité ainsi que de design génératif et de fabrication additive.
De façon plus spécifique, le design fiction est évoquée par quelques organisations pour appuyer les démarches d’anticipation, faire extraire des axes questionnants et “éviter les rapports de 300 pages que personne ne lira”.
Cette approche de design prend de l’ampleur dans le secteur. Si elle vise à matérialiser des futurs plausibles pour créer des conversations autour des choix et des implications de ceux-ci, elle est d’abord perçue comme un moyen de médiation des réflexions prospectives.
Assez logiquement, plus une organisation est mature sur le design (Decathlon et MAIF, entre autres), plus le design fiction est étroitement intégré dans la démarche d’anticipation.
En synthèse
La problématique
Pour une anticipation “efficace”, c’est-à-dire alignée avec les ambitions et objectifs de l’organisation, quelles sont les compétences nécessaires ?
Les pistes de réponse
Trois domaines de compétences (Prospective, Design, Exécution) doivent s’articuler finement pour répondre à l’ambition de l’organisation.
Plus l’ambition de l’organisation sera élevée, plus la prospective perd en importance relative.
Les directions d’action
En fonction des contextes, plusieurs modalités facilitent l’articulation des compétences :
- Décloisonner l’anticipation et “sortir de sa tour d’ivoire”
- Façonner un cadre de collaboration propice à l’expression des talents
- Garder en tête le bénéficiaire final du travail d’anticipation (client, usager, employé, etc.)
Et vous, qu’en pensez-vous ?
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