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Stéphane Foucart

#15 Stéphane Foucart | Enquêter dans le monde anthropocène

22 septembre 2022
40 mins de lecture

Stéphane Foucart est journaliste au Monde, en charge des sciences de l’environnement.

Ses enquêtes l’ont conduit à s’intéresser aux effets délétères des pesticides sur l’environnement et sur l’homme, aux conséquences de la crise climatique, ou encore aux interactions multiples et complexes entre la communauté scientifique et la société dans son ensemble.

Dans l’échange à suivre, il revient sur son parcours de journaliste et dévoile plusieurs aspects de la grille de lecture que ses enquêtes lui ont permis de façonner.

Entretien enregistré le 13 septembre 2022

Entretien enregistré le 13 septembre 2022

Transcript de l’entretien

(Réalisé automatiquement par Ausha, adapté et amélioré avec amour par un humain)

Thomas Gauthier

Bonjour Stéphane.

Stéphane Foucart

Bonjour.

Thomas Gauthier

Alors ça y est, tu es face à l’oracle, tu vas pouvoir lui poser trois questions sur l’avenir et tu sais que l’oracle te répondra juste à tous les coups. Par quelles questions est-ce que tu souhaites commencer ?

Stéphane Foucart

Peut-être la première question, ce serait de savoir si dans 50 ans, on parlera encore du changement climatique. Ou si finalement cette question aura disparu du débat public, si tant est qu’il reste quelque chose qui ressemble à un débat public, et si finalement on ne serait pas, à horizon d’une cinquantaine d’années, passé à autre chose.

Thomas Gauthier

Et alors qu’est-ce qui t’amène à lui poser cette question ? Quelles pourraient être les circonstances dans lesquelles ce réchauffement climatique pourrait disparaître ?

J’ai de la peine de mon côté à imaginer que… les limites biophysiques vont changer ou alors que l’on va découvrir une sorte de formule magique justement pour pouvoir renouveler à l’infini les énergies ? Qu’est-ce qui t’amène à te poser cette question ?

Stéphane Foucart

En fait, ce qui m’amène à m’interroger là-dessus ou à poser cette question à l’oracle, c’est que, bien évidemment, je n’ai aucun doute sur le fait que dans 50 ans, le changement climatique sera toujours en train de se déployer et de déployer ses effets, bien sûr. Mais comme journaliste, moi je travaille sur l’interaction, l’interface entre la réalité du monde tel que moi je l’aperçois comme journaliste et la façon dont cette réalité est perçue ou comprise par le plus grand nombre.

Je m’intéresse aux questions environnementales depuis une vingtaine d’années. et au cours de ces deux décennies… En réalité, j’ai toujours observé un hiatus extrêmement profond entre ce que moi je comprenais être la réalité du monde physique et l’interaction entre les sociétés et ce monde physique et la perception que la société en a.

Et si je pose cette question-là à l’oracle, c’est que de mon point de vue, il n’est pas complètement absurde d’imaginer que les gens cessent de parler, de s’intéresser. au changement climatique. Que le changement climatique finalement ait disparu de notre horizon mental.

Et qu’on ait totalement renoncé d’une part à le contre-carré, qu’il soit là, qu’il soit une espèce d’évidence et qui pourrait ne plus être discuté comme il l’est aujourd’hui. Et ça c’est quelque chose qui m’obsède pas mal en réalité, quand j’écris un article, quand je… quand j’essaie de transmettre de l’information à mes lecteurs, je me pose toujours cette question de savoir comment est-ce qu’ils vont percevoir ce que j’écris, est-ce que ce sera le reflet fidèle ou exact de la réalité du monde.

Et je ne crois pas du tout en réalité que ce soit absurde de penser que certaines thématiques, aussi importantes, aussi cruciales soient-elles comme le changement climatique, disparaissent du débat public. Je crois qu’en fait c’est possible.

Thomas Gauthier

Est-ce qu’à ton avis aujourd’hui… Les mots que l’on utilise pour décrire ce qu’on appelle là ensemble le changement climatique sont à la hauteur des réalités de ce qu’est ce changement climatique.

Par exemple, on emploie ici et là, même je dirais tous les jours, le terme de crise, mais il me semble que la crise appelle un après-crise, comme s’il était possible de surmonter un moment particulièrement compliqué qui durerait un mois, une année, une décennie. Mais une fois cette difficulté surmontée, Elle aurait disparu.

Est-ce que les mots qu’on emploie pour décrire le monde dans lequel on vit aujourd’hui et dans lequel on pourrait vivre sont à la hauteur de ce que notamment les sciences nous en disent ?

Stéphane Foucart

Alors, c’est une très bonne réflexion et je ne crois pas du tout, en fait, je crois que les mots ne sont pas du tout à la hauteur. Les mots sont même complètement à côté.

Tu viens de rappeler que le terme crise qu’on utilise, et que moi aussi j’utilise d’ailleurs assez fréquemment, le terme de crise climatique n’est pas approprié. Il n’est pas approprié, mais il est en quelque sorte la seule manière dont la société peut se saisir d’un problème très grave.

Notre société, elle fonctionne à haute fréquence, c’est-à-dire qu’elle fonctionne avec des… des événements rapprochés dans le temps, qui produisent des effets aigus, et c’est ça qui nous intéresse, c’est ça qui déclenche la conversation, c’est ça qui fait parler les journalistes, c’est ça qui produit de l’événement et de l’information, tout le reste en fait, tous les événements qui se produisent à basse fréquence, comme le changement climatique, ou comme l’acidification des océans, ou comme l’érosion de la biodiversité, en fait ils ne peuvent exister dans la conversation que sous forme de crise. C’est pour ça qu’on parle tout le temps de la crise de la biodiversité, de la crise climatique, etc.

Donc c’est une sorte de prétexte qui est pris pour pouvoir mettre en avant les problèmes environnementaux, mais bien sûr, ce n’est pas du tout une crise, c’est une situation avec laquelle il va falloir devoir vivre pour les prochains siècles. Et je dirais même que dans la façon dont les scientifiques eux-mêmes cadrent, cette question et la nomme, c’est le réchauffement climatique ou le changement climatique, il y a quelque chose d’incroyablement euphémisant.

D’un côté, crise climatique, on a vu que ce n’était pas vraiment une crise, mais quand on parle de réchauffement climatique, qu’est-ce que ça évoque dans notre inconscient collectif ? Le réchauffement, c’est toujours quelque chose de plutôt positif.

On parle du réchauffement des relations diplomatiques entre deux pays, par exemple. Le changement climatique, bon, le changement, ce n’est pas forcément négatif non plus.

On a un président… qui appelle de ses voeux la disruption, le changement, etc. Donc, en réalité, les mots qu’on utilise sont soit euphémisants, soit inappropriés.

Il y a même toute une activité. Il y a quelques chercheurs qui ont réfléchi à la manière la plus efficace qu’on aurait de nommer le changement climatique.

Alors, il y a des règlements, mais il y a d’autres choses aussi. Il y a le cancer climatique, qui est beaucoup plus anxiogène, mais qui, en fait… donne, je pense, mieux à voir la réalité de ce qui est en train d’arriver.

Thomas Gauthier

Tu parles de société à haute fréquence, j’aime beaucoup cette expression. Ça me fait penser à une interview qu’avait accordée il y a quelques années Pierre Rosanvalon au Monde, dans lequel il pointait du doigt la myopie des démocraties. Un peu comme si le temps long, finalement, aujourd’hui, n’était la responsabilité de personne et en même temps la responsabilité de tout le monde.

Est-ce que tu vois aujourd’hui dans les espaces… politiques, les espaces économiques, les espaces médiatiques, des initiatives, des réflexions, voire peut-être déjà des actions qui laissent à penser que le long terme est un sujet de préoccupation bien réel et pas juste quelque chose au sujet duquel on discours sans jamais finalement agir.

Stéphane Foucart

Non, moi je ne vois pas grand chose de cet ordre-là ou alors des choses très très marginale. Je pense au contraire que plus le temps avance et plus tous les instruments qui sont à notre disposition pour créer du lien social, pour échanger des biens et des services, pour interagir les uns avec les autres, tous ces instruments nous poussent vers une société de toujours plus haute fréquence.

D’ailleurs, c’est amusant parce que quand on voit par exemple les outils qu’utilisent les traders sur les marchés financiers, on voit cette tendance. On voit cette tendance jusqu’à la caricature avec le trading à haute fréquence précisément, où en l’espace d’une seconde on peut faire des milliers d’opérations qui n’ont plus rien à voir avec la réalité du monde réel, puisque le monde réel ne produit pas des milliers d’informations pertinentes pour les marchés en l’espace d’une seconde.

Et donc en fait je ne crois pas du tout qu’on aille vers une société qui serait plus soucieuse du long terme. Au contraire, je pense que…

Face aux menaces du long terme, se réfugier dans le court terme va être au contraire une forme de réflexe collectif et tous les outils qui sont mis à notre disposition nous poussent à ça. Quand on voit aujourd’hui par exemple la façon dont le débat public fonctionne, ça n’a plus rien à voir avec ce que ça pouvait être il y a une vingtaine d’années, que ce soit sur des questions environnementales, politiques, économiques ou autres.

Aujourd’hui on voit très bien comment ça se passe, il y a une polémique. survient sur les réseaux sociaux, chasse l’autre en 24 heures, et on parle d’autres choses, on a oublié ce dont on parlait il y a encore quelques heures, et en fait on est en train d’organiser, c’est même plus de la myopie à ce niveau-là, c’est vraiment une forme de cécité collective, qui d’une part, moi je trouve, est assez inquiétante, et d’autre part nous renvoie à la première question que je posais à l’oracle tout à l’heure, c’est-à-dire, est-ce qu’on finira toujours par évoquer ces problèmes de long terme dans 20, 30 ans ? 40 ou 50 ans Et moi, je crois qu’en fait, ce n’est pas du tout acquis.

Thomas Gauthier

Alors, comme tu viens de nous rappeler ta première question à l’oracle, l’occasion est toute trouvée de refaire un tour devant cet oracle. Quelle serait la deuxième question que tu as envie de lui poser désormais ?

Stéphane Foucart

Ma deuxième question est un peu une question rhétorique. En tout cas, je ne pense pas qu’elle pourrait avoir de traduction crédible dans le monde réel.

Moi, j’aimerais bien savoir qu’est-ce qui va craquer en premier. c’est-à-dire quel est l’élément qui nous lie au monde naturel, au monde physique, qui va craquer en premier ? Est-ce que c’est une question qui sera liée au climat ?

Est-ce que c’est une question qui sera liée à la biodiversité ? Est-ce que c’est une question qui sera liée à notre santé ?

Parce que tout ça, bien évidemment, est lié. Moi, j’aimerais bien savoir, par exemple, dans 50 ans, quelle sera l’espérance de vie ? si tant est qu’on soit encore en mesure de suivre des cohortes populationnelles pour calculer l’espérance de vie, j’aimerais bien savoir quelle sera l’espérance de vie aux États-Unis, dans les pays occidentaux d’aujourd’hui, ailleurs dans le monde.

C’est une question qui, je pense, est importante. On a tous comme ça, tout le monde a en tête des indicateurs, des images mentales qui nous laissent penser que les choses vont encore à peu près bien.

Moi, j’aimerais bien savoir qu’est-ce qui va, à un moment donné, nous faire prendre collectivement conscience que les choses ne vont plus bien. Et si je me pose cette question-là, c’est à cause d’un événement tout récent qui est l’annonce par les autorités sanitaires américaines de la chute de l’espérance de vie aux États-Unis depuis deux ans, qui est une chute absolument… vertigineuse.

Je crois que depuis 2020, donc en l’espace de deux ans depuis le Covid, tout simplement, on a perdu aux États-Unis l’équivalent de deux années et demie d’espérance de vie. Alors deux années et demie d’espérance de vie, ça paraît pas grand chose, mais les démographes savent bien que quand on perd quelques mois, c’est déjà qu’il se passe des choses absolument énormes dans la société.

Et là, en l’espace de deux ans, deux années d’affilée, on perd de l’espérance de vie. Et si cet indicateur est pour moi important, c’est que cette chute arrive après une stagnation d’une décennie à peu près.

C’est-à-dire qu’aux États-Unis, l’espérance de vie n’augmente plus depuis environ 2011-2012, ou de manière tout à fait marginale, c’est stabilisé sur un plateau, et là, on arrive au bout de ce plateau à un décrochage très brutal. J’aimerais savoir où est-ce que ça va aller ?

Est-ce que ce genre de décrochage va se poursuivre ? Est-ce que ce sont d’autres paramètres qui vont commencer à nous inquiéter ?

Il y en a plein en fait. La fertilité humaine, par exemple, qui s’effondre à une vitesse, là encore, assez vertigineuse.

Est-ce que tout simplement, on va pouvoir encore se reproduire dans 30, 40 ou 50 ans ? Je ne sais pas.

Donc voilà, moi ce qui m’intéresse, c’est ces points de rupture. Orateur #2 sur ces éléments.

Stéphane Foucart

qui, parce qu’ils vont devenir fortement instables, pourraient nous faire prendre conscience qu’il se passe quelque chose de très grave, en fait, dans notre relation au monde naturel, au vivant et à l’environnement en général.

Thomas Gauthier

En écoutant tes propos, j’ai même l’impression qu’il y a déjà plusieurs signes d’effondrement au pluriel que l’on peut constater. Là, tu parles du déclin de l’espérance de vie aux États-Unis.

Sauf erreur de ma part, ça fait même d’ailleurs… plusieurs années que l’espérance de vie en bonne santé décroît, c’est-à-dire que certes on peut prolonger les durées de vie mais peut-être pas dans des conditions décentes. Une question que je me pose en t’écoutant c’est finalement si ces premiers signes d’effondrement divers et variés se manifestent, peut-être que comme certains l’imaginent on arrive tout simplement à la fin de ce qui a été appelé la grande accélération, ces décennies qui ont fait suite à… au deuxième conflit mondial fait d’expansion économique, d’acquisition de nouveaux droits divers et variés.

Comment est-ce que l’on peut, en tant qu’espèce ou peut-être en tant que société, penser autre chose qu’un simple prolongement de ce que l’on peut constater quand on regarde dans le rétroviseur, puisque c’est de cela dont il s’agit. Tu parles de difficultés, on voit avec peut-être le conflit aujourd’hui, l’invasion même plutôt de l’Ukraine. par la Russie, qu’il va y avoir derrière des troubles d’ordre géopolitique déjà bien en place, des troubles autour de la sécurité énergétique, la sécurité alimentaire est un vrai souci également partout dans le monde, comment est-ce qu’une ou plusieurs sociétés… peuvent finalement larguer les amarres par rapport à leurs repères du passé et se mettre ensemble à se raconter des nouveaux récits, à découvrir de nouveaux imaginaires.

Je crois que c’est l’essayiste canadienne Naomi Klein qui dit du réchauffement climatique que c’est un échec des imaginaires, que les sociétés n’ont pas été en mesure de se construire des récits, des récits vivants, des récits qui assurent quelque part un futur fertile.

Stéphane Foucart

Moi je crois que c’est très difficile, je ne suis pas certain que ce soit possible de réinventer complètement la manière dont on envisage le monde. C’est quelque chose qui s’enracine dans l’anthropologie en quelque sorte.

Quand on voit par exemple aujourd’hui le rapport qu’on entretient collectivement au travail, l’idée qu’il faille travailler absolument et que le travail soit quelque chose de libérateur, d’émancipateur, de nécessaire, de moral. Peut-être que tout simplement, c’est sur ces éléments clés-là auxquels on ne réfléchit jamais.

Il n’y a pas de débat public sur est-ce qu’il faut continuer à travailler ? On ne parle pas de ça.

C’est un débat qui reste absolument marginal et il n’y a aucun grand parti de gouvernement qui revendiquerait le droit à ne plus travailler. On a vaguement évoqué au cours de la… présidentielle de 2017 l’idée d’une sorte d’allocation de vie mais ça a été balayé très rapidement donc je ne crois pas qu’on soit capable vraiment de se réinventer suffisamment profondément pour affronter ce qui arrive je pense qu’on se réinventera que sous la contrainte et je ne crois pas du tout que ça pourra venir d’une sorte de réflexion collective, apaisée où on remettrait sur la table en question tout ce en quoi on croit …

Parce que je crois que c’est tout simplement trop enraciné en nous. Orateur #2 Il y a un texte célèbre,

Stéphane Foucart

une collection de textes célèbres, « Les relations des jésuites » , et tu vas comprendre pourquoi je te parle de ça tout de suite, à propos de travail en particulier, qui, des textes qui racontent, qui sont en fait des journaux, des journaux tenus par les missionnaires jésuites qui étaient Merci. qui étaient dispersés dans la population huronne, les Indiens du Canada, pour les évangéliser. Et c’est très intéressant de voir ce qui semble le plus scandaleux à ces pères jésuites qui étaient là, exilés dans ces populations indiennes.

Une des choses qui leur semble le plus scandaleuse, c’est précisément que les gens sont oisifs, les Indiens ne travaillent pas. Ils font le minimum nécessaire pour avoir de quoi subsister, et de quoi subsister de manière confortable.

Mais une fois que tout ça est fait, ils ne travaillent pas, ils n’endurent rien, ils passent leur temps à avoir des relations sexuelles, à élever les enfants, à entretenir la mémoire collective et les mythes, à se livrer à tout un tas de rituels qui échappent complètement aux missionnaires jésuites. Et tout ça leur semble complètement scandaleux.

Et quelque part, on est encore un peu dans cette situation des pères jésuites du XVIIe siècle. on trouve scandaleux l’idée de ne rien faire, de ne pas travailler, de ne pas produire, etc. Et c’est tout de suite compris comme de la paresse, comme une volonté de ne pas participer à une sorte d’effort collectif vers quoi on ne sait pas trop, mais il y a tout de suite une forme de stigmatisation extrêmement violente qui s’abat sur les gens qui ne souhaitent pas travailler.

Mais aujourd’hui, en fait, quand on réfléchit un petit peu calmement à la situation, les gens qui ne travaillent pas sont des gens qui rendent service. à la société. Les gens qui se contentent de peu et qui ne souhaitent pas produire, ce sont des gens qui, d’une certaine manière, vont produire beaucoup moins de dégâts sur l’environnement que ceux qui, au contraire, sont avides de travail, de consommation, etc.

Donc de tout ce qu’on considère comme étant la bonne façon de faire, la bonne façon de vivre. Voilà, c’est une longue digression, mais pour dire que je ne crois pas qu’une société soit en mesure de se réinventer complètement.

Je ne crois pas qu’on soit capable de prendre la mesure, en quelque sorte, de l’importance de ce qui vient et d’y adapter une transformation sociale, socio-économique profonde.

Thomas Gauthier

C’est intéressant que tu parles de cet épisode historique. Du coup, je me permets de t’en partager un.

J’ai parcouru récemment les premières pages d’un ouvrage qui s’intitule « De mémoire, Ossium » . au sujet de l’art, de l’éducation et de la démocratie. Et en fait, dans ce bouquin, il est question de l’ocium qui était, semble-t-il, un loisir inventé à l’époque de la Grèce antique.

Ocium qui, étymologiquement, du coup… voit son contraire dans le mot négoce. Le négoce est la négation de l’Océum, l’Océum étant en fait un temps désintéressé comme tu viens de le dire dans le cas des Huron, qui est consacré à la quête de sens, à la quête de beauté.

Alors peut-être que voilà un petit repère historique en plus de celui des jésuites qui nous laisse espérer qu’en regardant l’histoire qu’on va regarder ensemble dans un instant, on va trouver quelques clés d’action. On reste une dernière fois, si tu le veux bien Stéphane, devant notre oracle, il te reste une troupe Troisième et dernière question à lui poser, au sujet de l’avenir, qu’est-ce que tu veux lui demander ?

Stéphane Foucart

C’est une question un peu triviale, mais c’est la question que tout le monde se pose. C’est tout simplement de savoir par quoi est-ce que notre système, qui est fondé sur la libre entreprise, le marché, la technique, le progrès technique, par quoi tout ce système va être remplacé, comment il va l’être, quand, et surtout à quelle vitesse il va être remplacé.

Évidemment, une question que tout le monde se pose sans se la poser, et les gens se la posent de manière de plus en plus aiguë. Je crois qu’il y a énormément de chemins possibles à emprunter.

Pour revenir sur des questions historiques lointaines, il y a une période de l’histoire qui m’intéresse beaucoup, c’est la fin de l’âge du bronze. C’est une grande transition des premiers États méditerranéens, en Grèce mycénienne, en Anatolie avec l’Empire hittite, en Égypte ou dans le Levant avec toute une marqueterie de cités-États.

Et à la fin de l’âge du bronze, vers 1200 avant Jésus-Christ, tout ça s’effondre, tout ça disparaît et est remplacé par autre chose. Et avec cette émergence de l’âge du fer, on voit de nouvelles identités nationales se créer.

L’âge du fer, c’est aussi en Grèce la naissance de la démocratie, de l’alphabet. Donc, il y a tout un tas de choses positives qui peuvent survenir d’une crise, y compris d’une crise systémique profonde comme celle que les sociétés de l’âge du bronze ont connue il y a 3200 ans.

Et donc, moi, je suis très curieux de savoir ce que va donner tout ça, vers quoi on va évoluer. Et je crois qu’il n’est pas du tout certain que… l’avenir soit aussi noir, c’est-à-dire qu’une fois la transition passée, qu’on puisse se réorganiser de manière finalement harmonieuse, je ne sais pas, mais qu’on puisse se réorganiser sur des modes de délibération beaucoup plus locaux, beaucoup plus collaboratifs, que le pouvoir s’exerce beaucoup moins de façon verticale, comme c’est le cas aujourd’hui.

Je crois qu’il y a énormément de choses… de choses à inventer. Je ne crois pas qu’on pourra, comme je le disais tout à l’heure, les inventer de manière apaisée, comme ça, prévoir une sorte de trajectoire.

Je pense que ce sont des choses qui vont s’imposer à nous. Mais une fois qu’elles se seront imposées à nous, je pense qu’il y a énormément de chemins possibles à emprunter.

Et au fond de moi, je ne suis pas certain que les choses soient si pénibles dans un siècle ou deux, c’est-à-dire qu’on aille vers une sorte d’enfer, comme on peut le dire. temps parfois à l’imaginer, je pense que les choses pourraient se passer de manière peut-être plus apaisée, peut-être plus heureuse qu’aujourd’hui.

Thomas Gauthier

Pour prolonger peut-être ta réponse, il me semble que nos systèmes délibératifs sont plutôt bien conçus pour délibérer justement autour de choix de société qui nous font aller vers des niveaux croissants de complexité, peut-être des infrastructures de transport plus complexes, des infrastructures de santé plus complexes, est-ce que l’on est outillé pour délibérer autour de renoncements ? Puisque derrière cette reconfiguration de la société, on peut imaginer qu’une trajectoire nécessaire, et bien sûr on peut en discuter, soit une trajectoire de décomplexification, puisque à mesure que la complexité d’une société augmente, La nécessité de divers intrants, y compris en énergie, elle augmente aussi.

Or, on a compris, j’espère, qu’il y a certaines limites qu’on n’arrive pas à dépasser au plan biophysique. Comment est-ce que l’on délibère autour de renoncements ?

Comment est-ce que l’on acte ensemble des renoncements sans que, comme on a pu l’entendre, cela nous renvoie vers des modes d’organisation qui sont par exemple à l’œuvre chez les amiches ?

Stéphane Foucart

Alors moi, j’ai un petit problème avec ce terme de renoncement, parce que si on parle de renoncement, c’est qu’on parle en creux de désirs, de désirs qui sont non satisfaits ou non assouvis. Et le désir, nos désirs collectifs, ils sont le fruit d’une ingénierie, ils sont le fruit de choix politiques.

Les gens ne se sont pas mis à vouloir manger de la viande trois fois par jour brutalement. Si les gens mangent autant de viande aujourd’hui, c’est qu’on a subventionné l’industrie de la viande, on a accepté d’industrialiser la production animale, c’est qu’on accepte tous les dégâts environnementaux absolument colossaux qui sont liés à la production de viande.

Orateur #2 Donc voilà,

Stéphane Foucart

le renoncement, il ne peut intervenir que si on part du principe que nos désirs sont innés en quelque sorte et qu’ils n’ont pas été construits. Moi, je crois que nos désirs sont profondément construits.

Le fait de rendre désirable de rouler dans une voiture qui pèse 3,5 tonnes et qui a quatre roues motrices en ville, Je ne crois pas que ce soit un désir inné, je ne crois pas que ce soit un renoncement de ne pas obtenir ce droit que de circuler dans un véhicule comme ça. Je crois que tout ça en fait est le fruit de décisions politiques, ou plus exactement de décisions qui relèvent de l’infra-politique, Orateur #2 c’est-à-dire d’une sorte de fausse évidence sur laquelle on n’a pas débattu,

Stéphane Foucart

sur laquelle on n’a pas délibéré, et qui quelque part s’impose à nous. Mais il ne serait pas très compliqué finalement. de revenir là-dessus et de changer, de faire changer nos désirs.

J’en reviens à cet exemple de la viande que je prenais tout à l’heure. Aujourd’hui, par exemple, il ne viendrait à personne l’idée de se plaindre du fait qu’il n’y a pas de caviar à un prix abordable sur les étals des supermarchés. Ça ne viendrait à l’idée de personne.

Personne ne va manifester dans la rue parce qu’il n’y a pas de caviar disponible, bon marché pour tout le monde.

Thomas Gauthier

Bon, si il y a

Stéphane Foucart

10, 20 ou 30 ans, on avait réussi à industrialiser la production d’esturgeon et de d’esturgeon, peut-être que le caviar serait un produit de consommation courante et que son absence serait vécue comme quelque chose de terrible ou comme un renoncement imposé à la population. En fait, je crois qu’il y a énormément de choses qui sont de cet ordre-là.

Ce dont on a envie ou ce dont on croit avoir besoin, en général, c’est très très loin de la réalité de nos besoins et de nos envies fondamentales. Donc je ne crois pas qu’il faille envisager ça comme une somme de renoncement.

Je pense qu’il faut envisager ça comme une volonté de réforme politique et de changer nos structures socio-économiques. nos modes de construction de la hiérarchie sociale. Il faut changer le fétichisme de la marchandise, comme disait Karl Marx, c’est-à-dire il faut changer le rapport des hommes entre eux pour changer le rapport des objets entre eux.

Et le rapport qu’on a vis-à-vis des objets n’est que la translation, en quelque sorte, de nos rapports sociaux. Donc je crois que ça peut passer par tout à fait autre chose que ce qu’on appelle du renoncement.

Thomas Gauthier

Et ce qu’on réalise peut-être, c’est qu’il y a tout un tas de conventions qui marquent notre vie individuelle et collective, qui ont petit à petit acquis le statut de quasi-loi physique. Un exemple un peu basique serait de dire qu’une société, un pays, une région, doit nécessairement tendre à une croissance économique toujours supérieure à ce qu’elle a été par le passé, comme si c’était une loi physique.

Or, c’est une convention, c’est une croyance partagée, c’est… une manière de s’organiser, mais ce n’est pas la seule manière organisée. Il y a des conventions qui peuvent être déconstruites pour mieux en reconstruire d’autres.

Comme tu le disais, les désirs sont des fruits de construction. Il y a peut-être une dimension, disons, liée à l’évolution, qui agit en partie sur nos comportements.

Je pense que les sociobiologistes ont des choses à dire sur le sujet. Mais tout traduire en lois physiques inaltérables et indépassables, C’est aussi finalement peut-être là le renoncement, le renoncement à repérer ce qui relève de la convention, ce qui relève de la norme, ce qui relève de la réalité socialement construite pour mieux en construire une autre.

Je te propose Stéphane qu’on passe à la deuxième partie de l’entretien que tu as en fait encore déjà abordé. Regardons maintenant si tu le veux bien dans le rétroviseur.

Est-ce que tu veux bien nous ramener de l’histoire deux ou trois événements clés ?qui l’ont marqué, cette histoire, et qui peuvent nous servir de leçon pour le présent et pour l’avenir.

Stéphane Foucart

Oui, alors je ne vais pas vous… Je ne vais pas parler de choses très très originales, malheureusement.

Le premier événement historique auquel je me réfère, c’est la publication en 1962 d’un livre très important d’une biologiste américaine qui s’appelle Rachel Carson. C’est un livre qui a été très connu à une époque, il est un peu moins aujourd’hui, qui s’appelle « Printemps silencieux » .

Et qui est un livre… qui décrit, donc on est en 1962, il y a pas mal de temps déjà, c’est un livre qui décrit les effets catastrophiques de l’usage massif et indiscriminé des pesticides, de la chimie et de synthèse en agriculture. Et c’est un livre qui est absolument remarquable.

Quand je l’ai lu… Je l’ai lu malheureusement ou heureusement assez récemment.

Et après l’avoir refermé, je me suis dit que finalement, ma fonction sociale, comme journaliste scientifique spécialisé dans les questions environnementales, et en particulier sur ces questions de santé environnement, de biodiversité, l’usage des intrants en agriculture, etc., ma fonction finalement, en quelque sorte, c’était de répéter sous différentes formes ce que Rachel Carson avait déjà écrit il y a 60 ans. Parce que dedans, il y a tout.

Il y a tout ce qui est en train de se produire aujourd’hui. Il y a tout avec une précision, une acuité qui est telle que ça en est presque suspect.

Parfois, on se demande même si la dernière édition du livre n’a pas ajouté des choses sur les insecticides systémiques, par exemple, qu’on utilise beaucoup depuis les années 90, et qui était déjà une potentialité à l’époque de Rachel Carson. Il y a tout un tas de…

Tu parlais d’oracle tout à l’heure, il y a des choses qui relèvent de l’oracle précisément, c’est-à-dire de prévoir de manière très lucide ce qui est en train d’advenir aujourd’hui. Et si ce livre, je trouve, est intéressant, c’est qu’au-delà du livre lui-même et de ce qu’il dit, il nous dit quelque chose sur l’extraordinaire faculté de nos sociétés à oublier certaines grandes questions.

Quand le livre de Rachel Carson est publié, c’est un événement planétaire. Le livre est traduit dans une dizaine de langues, il est vendu à des millions d’exemplaires. À l’époque, en France, il fait la une de France Soir.

L’Académie des sciences françaises, la personne de Roger Haim, qui était son président à l’époque, qui était biologiste, prend des positions extrêmement fermes et dures et intransigeantes sur l’usage qu’on fait de la chimie en agriculture, en tirant la sonnette d’alarme, comme on dit, en… en avertissant le pouvoir politique, les médias, le public, que tout ça ne peut pas durer, que c’est très dangereux, etc. Et on voit que cette thématique, après avoir été une thématique, disons, portée à l’attention du plus grand nombre, qui était un vrai sujet médiatique, ce thème a totalement disparu dans les années 80.

Il est tombé dans ce que l’historien des sciences américain Robert Proctor appelle un puits de désintérêt. C’est-à-dire qu’on a comme ça des grands thèmes de discussion, de débat, qui engagent l’avenir de nos sociétés, l’avenir de nos systèmes productifs, qui à un moment donné de l’histoire ne s’insèrent dans aucune des grandes idéologies qui se déploient sur la scène politique.

Et donc ils sont inutilisables en quelque sorte. et comme ils sont inutilisables et bien tombe dans l’oubli, il tombe dans ce fameux puits de désintérêt. Et c’est exactement ce qui s’est passé avec cette thématique des pesticides, voilà, entre les années 80 et le début des années 2000, plus personne ne parlait de ces questions-là, plus personne.

Et cette question, elle est en train aujourd’hui de revenir de manière dramatique, parce que on voit qu’on a utilisé tellement de ces produits qu’il y en a partout, on trouve des traces de pesticides dans les océans, on en trouve… retrouve dans l’eau de pluie. Je crois que les gens ne réalisent pas à quel point on a altéré tous les compartiments de la biosphère avec l’utilisation absolument intensive de ces substances.

Donc, quand je vous dis qu’on en retrouve dans l’eau de pluie, alors un physico-chimiste va vous dire « oui, mais on est capable de détecter maintenant presque rien » . Non, dans l’eau de pluie, on en trouve jusqu’à 40, 50 et jusqu’à 40. 400 fois les seuils réglementaires autorisés dans l’eau potable.

Donc en fait, dans ce livre de Rachel Carson, dans « Printemps silencieux » , il y a deux leçons. Il y a une leçon de science naturelle, en quelque sorte, une alerte, et puis il y a aussi une leçon sur cette incroyable faculté des sociétés à oublier et à mettre les questions qui dérangent sous le tapis.

Et j’en reviens à ma première question tout à l’heure à l’oracle, de savoir si on parlerait encore du changement climatique dans 50 ans. Et c’est pour ça que je n’en suis pas si sûr que ça.

Thomas Gauthier

C’est intéressant que tu évoques l’intervalle de temps de 50 ans, puisque c’est précisément cette année le 50e anniversaire de la publication du rapport au Club de Rome, le rapport Meadows, qui lui aussi, j’ai l’impression, racontait déjà en 1972 des trajectoires possibles pour l’humanité, qui aujourd’hui malheureusement se révèlent très précises. J’ai l’impression aussi que…

D’autres textes, peut-être un peu postérieurs au livre de Rachel Carson, je pense à la convivialité d’Ivan Illich, ont été largement oubliés. Et aujourd’hui, tu parlais plutôt de retour à des formes d’organisation ou en tout cas de délibération locale, peut-être une plus grande proximité aussi entre membres de communautés.

Ces propos, ces théorisations du monde étaient écrites noir sur blanc dès les années 60, dès les années… dès les années 70. Donc tu nous ramènes Rachel Carson comme un premier point de repère de l’histoire, sans transition aucune, est-ce que tu peux nous ramener autre chose, s’il te plaît ?

Stéphane Foucart

Eh bien, je ramène à ce que tu évoquais à l’instant, c’est-à-dire au rapport du club de Rome de 1972, dix ans après Rachel Carson. Alors là encore, c’est un peu une tarte à la crème de se raccrocher à ce texte-là.

Mais bon, moi je suis journaliste, et donc j’aime bien parler de texte. quand j’essaye de voir ce qui a pu marquer le proche passé. Et ce rapport du Club de Rome, ce qui est intéressant, c’est exactement comme pour le livre de Rachel Carson, c’est de voir à quel point il a marqué son temps.

Il a été vendu à plusieurs dizaines de millions d’exemplaires dans le monde. Ça a été un coup de tonnerre. Ça a été vraiment un événement éditorial absolument majeur. Et ce qui est, je trouve, intéressant avec le rapport du Club de Rome, avec le rapport Midos, c’est qu’il n’a eu aucune pérennité scientifique.

C’est-à-dire qu’on est en droit de penser que l’idée de coupler le fonctionnement de la biosphère et des ressources avec nos systèmes économiques était plutôt une idée assez fertile. C’est-à-dire qu’il n’y avait pas de raison de ne pas investir cette… cette façon d’envisager l’avenir de notre monde.

Voilà, ça tombe un peu sous le sens. Et pourtant, ça ne s’est pas produit.

Et donc, ce qui pouvait à l’époque… Alors, on parle souvent de dynamique des systèmes complexes appliqués à l’économie et à l’environnement.

Quand on parle du rapport du Club de Rome, eh bien, ce sujet, ce domaine de recherche est resté complètement en friche pendant… pendant 40 à 50 ans, c’est-à-dire qu’il n’a pas du tout été investi. Et là où cette histoire-là, elle boucle un petit peu avec l’histoire de Rachel Carson, c’est qu’elle interroge très profondément la place de la science dans nos sociétés, où il y a eu ce grand débat dans les années 90 entre les constructivistes et puis les autres, c’est-à-dire les gens qui pensaient que la science était essentiellement de l’ordre de la… construction sociale et les constats, les faits établis par la science relevaient de construction sociale, et d’autres qui proclamaient la souveraineté et la perfection de la science, eh bien on voit avec ces deux exemples que bien évidemment, si les faits établis par la science sont absolument intangibles, il n’en reste pas moins que la manière dont la science avance, se construit, donc elle… elle choisit, entre guillemets, certaines connaissances qui vont être acquises et elle en garde d’autres un peu dans l’ombre, tout ça est extraordinairement connecté à notre société.

C’est-à-dire qu’aujourd’hui, la science, elle sert beaucoup plus à produire de la richesse, à produire des connaissances qui vont pouvoir être brevetables, qui vont pouvoir avoir des débouchés sous forme de technologies, qui vont pouvoir être ensuite… commercialiser et nourrir la croissance des marchés, plutôt qu’elle n’est un instrument de diagnostic critique sur la façon dont fonctionne notre monde et notre système économique. Et donc, ces deux exemples-là, celui de Rachel Carson et celui du rapport du Club de Rome, de mon point de vue, ils montrent un petit peu ce côté un peu obscur de la science, ou en tout cas, de la manière dont la science a été… a été, dans une certaine mesure bien sûr, mais un peu piloté par le pouvoir politique, c’est-à-dire orienté dans certaines directions plutôt que dans d’autres.

Et il est intéressant de noter que c’est toujours avec l’apparat et l’autorité de la science qu’aujourd’hui, les dégâts qui sont provoqués par les pesticides sont niés. C’est au nom de la science qu’on explique qu’on ne peut pas faire autrement que… l’agriculture sans chimie ça ne peut pas marcher, c’est impossible, etc.

Alors qu’on en a la preuve du contraire absolument tous les jours, il y a plein de systèmes agroécologiques qui fonctionnent très bien. Et de la même manière, l’idée qu’on puisse ralentir la croissance, voire décroître, en tout cas faire décroître les flux de matière et d’énergie, eh bien c’est tout de suite brocardé, caricaturé comme étant des positions obscurantistes, antisciences, etc.

Donc c’est tout ça qui m’intéresse, et ça m’intéresse bien évidemment parce que je suis en permanence en train de, d’une part, me battre contre ça, et puis d’autre part, écrire sur ces sujets, et sur la façon dont la science, aujourd’hui, est utilisée, non seulement pour faire fonctionner la société, mais aussi comme argument d’autorité dans l’espace public.

Thomas Gauthier

Alors là, avec toi, on a deux repères historiques déjà, on a le printemps silencieux, on a le rapport de 72 des Meadows. Est-ce que tu souhaites nous rapporter un troisième et dernier événement historique qui peut lui aussi nous servir de point de repère pour nous orienter ?

Stéphane Foucart

Alors, deux qui valent un, en quelque sorte, et c’est encore des textes, je suis désolé, c’est encore des textes, et c’est encore des textes scientifiques. Quand je vous dis deux qui valent un, c’est deux rapports qui, à mon avis, font date dans la manière dont on perçoit ou on comprend le changement climatique.

Le premier, c’est le rapport… le rapport Charney de 1979, et l’autre c’est le rapport de l’AR4, le quatrième rapport d’évaluation du GIEC. Alors pourquoi ?

Parce qu’en 1979, c’est à la demande de l’administration Carter à l’époque, que l’Académie des sciences américaines mandate un grand physicien d’atmosphère, un Jules Charney qui était prof au MIT, pour établir une sorte d’état des lieux de ce qu’on sait sur le fonctionnement du climat et la possibilité que nos activités… en particulier les émissions de gaz à effet de serre humaines, impactent le climat. Et en 1979, c’est un rapport qui est très court, on peut le trouver assez facilement sur Internet, qui fait une trentaine, une quarantaine de pages.

Et c’est un rapport qui est assez saisissant, parce qu’il dit les choses de manière tellement simple qu’on en est un petit peu abasourdi. Donc tout ça a été il y a quand même un certain temps, et il est écrit noir sur blanc que l’état du consensus en 1979, donc dix ans avant la création du GIEC.

L’état du consensus, c’est qu’il n’y a pas de raison de penser que l’émission de gaz à effet de serre dans l’atmosphère ne va pas renforcer l’effet de serre. Et puis c’est vrai que c’est assez naturel en réalité, ce n’est pas très contre-intuitif.

Là où les choses sont plus, disons, perturbantes, c’est que la sensibilité, donc ce rapport, propose déjà un chiffrage, une estimation de la sensibilité du climat terrestre au CO2. La sensibilité au CO2, c’est quoi ?

C’est de combien de degrés s’élèvent… la température moyenne de la basse atmosphère à l’équilibre pour un doublement du CO2, de la concentration de CO2 dans l’atmosphère. Et le rapport Charnay dit à l’époque que c’est autour de 3,5-4 degrés.

Et aujourd’hui, on a, avec des supercalculateurs, des milliers et des milliers de physiciens et de climatologues qui travaillent sur le sujet, on a des chiffres qui sont de cet ordre de grandeur-là, voire presque identiques. Donc ça, c’est déjà, ça interroge, je trouve. pas mal.

Et puis, la chose, peut-être la phrase de ce rapport la plus saisissante, c’est une phrase toute simple qui dit si on attend de voir le réchauffement climatique survenir, parce qu’à l’époque, il n’est pas encore mesurable, il n’est pas survenu, il n’y a aucune élévation mesurable de la température moyenne terrestre en 1979, le rapport dit si on attend de voir pour agir, il sera trop tard. Et là où ce constat boucle avec ce rapport-là, où ce texte scientifique-là boucle avec le quatrième rapport du GIEC, qui a été rendu en 2007, c’est que pour la première fois, le rapport d’expertise du GIEC, en 2007, donc bien des années plus tard, dit « le changement climatique est en train d’advenir, on peut le mesurer schématiquement depuis le début des années 90, on peut mesurer une élévation des températures moyennes terrestres, et on est presque sûr, on est sûr à 90%, mais quand des scientifiques réunis dans un grand panel d’experts comme ça disent 90%, c’est qu’ils sont sur deux, on est presque sûr que c’est le fait des activités humaines et des émissions de gaz à effet de serre.

Et donc vous voyez là qu’il y a une sorte d’arc dramatique entre 1979, où on dit que si on attend pour voir, il sera trop tard, et 2007 où, on dit, sans le dire, il est déjà trop tard. Et malgré cela, en 2007, vous allez avoir tout un mouvement climato-sceptique qui va se déployer en France et en Europe, et qui va travailler les opinions publiques pendant des années et des années, au point qu’aujourd’hui encore, malgré tout ce qu’on voit, on parle beaucoup de l’été dernier qui a été particulièrement catastrophique, même après cet été dramatique, il reste… une proportion non négligeable de gens dans la population qui ne sont pas sûrs de ce qui est en train de se passer.

Il y a un sondage qui a été conduit par l’OCDE, et qui dit qu’il y a en France environ 40% des gens qui ne sont pas encore absolument certains soit de la réalité du changement climatique, soit de la responsabilité des activités humaines dans ce changement climatique. Donc voilà, 1979, 2007, 2022…

Et on en revient encore à la première question que je vous posais tout à l’heure à l’oracle.

Thomas Gauthier

Alors comme tu viens de reboucler avec 2022, je te propose qu’on aborde la troisième et dernière partie de notre échange. Tu as commencé par partager les questions que tu poserais à l’oracle au sujet du futur.

Tu nous as ensuite ramené quelques repères intellectuels, quelques livres qui selon toi ont fait date et qu’on doit avoir certainement à l’esprit. Tu nous as aussi raconté ta fonction sociale à un moment donné de l’échange comme étant peut-être une… une responsabilité ou un acte en tout cas que tu poses article après article pour donner différents éclairages pour certains, peut-être pour beaucoup d’entre eux d’ailleurs, dans la foulée, dans la continuité des réflexions de Rachel Carson notamment. est-ce que tu peux maintenant Stéphane nous raconter justement comment tu agis pour accorder tes actes et tes paroles pour simplement être dans le présent un acteur un acteur qui qui agit comme selon toi il doit agir.

Raconte-nous un petit peu à quoi ressemble ton quotidien.

Stéphane Foucart

Alors moi je suis toujours très réticent à l’idée de communiquer sur ce que je fais à titre individuel pour agir contre la dégradation de l’environnement ou le changement climatique, etc. Parce que d’une part c’est quelque chose d’intime en fait, les choix qu’on fait à titre personnel. pour essayer de faire en sorte que les choses aillent mieux, pour dire les choses simplement, sont des choses qui sont personnelles et intimes.

Est-ce qu’on prend encore l’avion ? Est-ce qu’on mange de la viande ?

Ou est-ce qu’on a renoncé à ou renoncé à certaines choses ? D’une part, il s’agit de questions qui sont profondément personnelles, et d’autre part, je pense qu’il est extrêmement dangereux et contre-productif de donner à ces choix individuels une valeur politique.

Et en fait, en faisant cela, en essayant de cadrer le problème comme étant finalement un problème qui serait le fruit d’une somme de décisions individuelles, eh bien on perd la dimension politique du problème. Aujourd’hui, je ne crois pas du tout que les choses puissent changer si le citoyen consommateur décide… Si chacun d’entre nous décide ou décidait à un instant T de prendre un petit peu moins l’avion, d’enforcer sa bicyclette au lieu de monter sur sa voiture, de manger un peu moins de viande, je crois que les choses ne fonctionnent pas comme ça.

Moi je crois qu’on est dans un système qui est profondément un système de l’offre et d’ingénierie de la demande. C’est-à-dire que c’est parce qu’on propose des choses que finalement ces choses trouvent un marché.

C’est parce qu’on produit des choses pour que certaines entreprises, certains secteurs industriels, innovent, inventent et proposent des choses pour s’enrichir, et d’une manière ou d’une autre, ce qu’elles proposent, ce qu’elles produisent, va trouver un marché. Et l’idée que par mes choix individuels, je serai d’une certaine manière, comme par le vote en quelque sorte, capable d’influer, d’inspirer, de faire changer les choses, je pense est Une idée est une idée dangereuse.

C’est une idée qui est souvent reprise par certains mouvements, par exemple les colibris. Avec cette fable du colibri, le petit oiseau qui…

C’est une fable connue, une fable sud-américaine, je crois, où le petit oiseau, le colibri, un oiseau minuscule, sa forêt brûle et il fait des allers-retours entre la rivière et la forêt pour aller, avec son bec, déverser quelques gouttes d’eau sur le brasier. Et puis les autres animaux lui demandent « mais qu’est-ce que tu es en train de faire ? » et il dit « je fais ma part » .

Alors il y a quelque chose de très noble et de très beau à faire sa part, mais à la fin de l’histoire, la forêt a brûlé, parce que le colibri et même mille colibris ne sont pas capables d’aller éteindre l’incendie. Donc voilà, je crois que cette question-là, cette question de l’action individuelle, elle est profondément… lié à des questions d’éthique personnelle.

Alors moi, j’ai mon éthique personnelle, je fais des choses, je fais des choix, j’essaie de me mettre en accord avec moi-même, mais je ne veux pas du tout donner une dimension politique à ça. Je crois que la question, elle est vraiment dans le collectif. elle est vraiment dans la politique plutôt que dans les choix individuels.

Et je crois qu’un des malheurs de notre société, c’est de tout ramener à l’individu, c’est de tout ramener à des choix individuels, à des risques individuels. Ça ne marche pas, en fait. On ne peut pas vivre séparés les uns des autres.

Tout ça, c’est une construction qui est le fruit d’un savoir social dominant, qui est l’économie, et qui modélise le monde comme étant précisément un monde sans structure sociale, sans lien social. où les individus ne sont que des sortes d’électrons libres, chacun occupé à maximiser leurs bénéfices et réduire leurs coûts. Et je ne crois pas du tout que le monde fonctionne en réalité comme ça.

Thomas Gauthier

Pour revenir une dernière fois sur ton métier de journaliste, est-ce que tu peux nous raconter, selon toi, selon ton expérience, qu’est-ce qui a pu profondément changer dans ta pratique professionnelle depuis ? que tu exerces ce métier et qu’est-ce qui au contraire serait une forme de continuité c’était déjà là lorsque tu as démarré en tant que journaliste et ça l’est toujours aujourd’hui ?

Stéphane Foucart

Alors moi il n’y a aucune continuité en fait, que je suis incapable d’identifier une continuité en fait je ne cesse de déjà j’ai la chance de faire un métier dans lequel j’apprends toujours des choses, chaque jour j’apprends quelque chose, donc ça c’est une chance c’est une chance immense Donc j’apprends en permanence, j’apprends non seulement sur le monde, mais j’apprends aussi sur ma propre pratique. Et les articles que j’écris aujourd’hui, je ne les aurais pas écrits comme ça il y a 20 ans.

Et il y a 20 ans, jamais je n’aurais écrit des articles comme ceux que j’écris aujourd’hui. Donc voilà, pas de continuité.

Maintenant, je vais raconter une anecdote personnelle qui a considérablement changé. ma façon d’envisager l’expertise des agences réglementaires, qui est une question un peu technique, mais qui est en réalité absolument fondamentale, parce que je parlais tout à l’heure d’infrapolitique, et là, typiquement, on est dans l’infrapolitique, on est dans quand une agence réglementaire autorise, par exemple, la mise sur le marché de tel ou tel produit, de telle ou telle technologie, etc., et qu’elle autorise cela sur la fois d’avis qui ressemblent à des avis scientifiques, qui ne sont pas des avis scientifiques, qui sont des avis… réglementaire, il y a une distinction très très forte entre les deux, à chaque fois qu’elles prennent ce genre de décision, en réalité elles ne prennent pas une décision technique ou scientifique ou réglementaire, elles prennent une décision politique. Autoriser un pesticide, c’est une décision politique.

Autoriser une nouvelle technologie, autoriser la 5G par exemple, c’est une décision politique. Ça n’a rien à voir avec de la science ou de la technologie. Et le fait de mettre sur les épaules les agences réglementaires ce choix ou cette décision d’autoriser ou de ne pas autoriser le déploiement d’une technologie, eh bien, ce sont…

Voilà, c’est un cache-sexe, c’est un paravent à des décisions qui, en réalité, devraient relever de la délibération collective. Bref, l’anecdote que je vais vous raconter, c’est une anecdote personnelle, c’était il y a une quinzaine d’années, j’avais un jeune enfant à l’époque qui prenait le biberon.

Et c’est une époque, il y a une quinzaine, c’était 2008, fin des années 2000 disons, il y avait toute une polémique sur le bisphénol A, sur un plastifiant qui était utilisé dans le plastique des biberons. Et ma compagne était assez inquiète de cette polémique et me demandait si, est-ce que tu crois que c’est sûr ?

Il y a des articles dans la presse… On me dit que c’est un perturbateur endocrinien, que ce n’est pas très bon pour les jeunes enfants.

Et à l’époque, j’étais tout à fait confiant dans l’expertise publique sur ces sujets et je me suis tout simplement référé à un avis de l’AFSA, l’agence de sécurité sanitaire à l’époque, qui a été remplacée aujourd’hui par l’ANTSES et qui avait produit des avis très rassurants sur le fait que les doses journalières tolérables étaient très au-dessus de l’exposition réelle des jeunes enfants, qu’il n’y avait aucun problème. à utiliser ces biberons pour des bébés. Et donc c’est ce que j’ai dit moi à ma compagne qui ne m’a pas cru et qui a fait comme bon lui semblait et qui a remplacé ce bon vieux biberon en plastique par un biberon en verre.

Et cette question m’a un petit peu tarabusté et j’ai commencé à travailler journalistiquement, à enquêter sur le sujet, c’est-à-dire à interroger des chercheurs, des scientifiques qui travaillent, qui publient activement sur la question et qui ne sont pas, eux, des évaluateurs du risque, qui travaillent dans les agences. réglementaire. Et je me suis rendu compte que c’est moi qui avais tort et ma compagne qui avait raison.

Et c’est une question qui m’a beaucoup interpellé et qui a en fait orienté, dans une certaine mesure, de manière assez considérable, assez importante, mon travail dans les années qui ont suivi, parce que j’ai réalisé qu’en réalité, ces agences réglementaires ne délivrent pas des avis scientifiques, mais qu’elles délivrent, comme leur nom l’indique, des avis réglementaires, et qu’on n’a pas de raison de faire confiance à la réglementation comme on fait confiance Merci. à la science. Ce sont deux choses qui sont complètement, ou en tout cas, très largement différentes.

Et alors, pour conclure cette petite anecdote sur le bisphénol A, à l’époque où il y avait cette polémique sur le bisphénol A, donc fin des années 2000, la dose journalière tolérable du bisphénol A, c’était 50 microgrammes, donc 10,6 grammes, par kilo de poids corporel à par jour. Et fin 2021, l’EFSA, Donc, les… la même agence qui avait établi ce seuil de 50 microgrammes, a révisé son seuil et a proposé un seuil de 0,04 nanogramme par kilo de poids corporel par jour, nanogramme de 10 moins 9 grammes.

Donc si vous faites une petite division, ce n’est pas très compliqué à faire, c’est une division du seuil de sécurité par 1,25 million. Et là, vous comprenez tout de suite qu’une science qui produit des avis aussi divergents en l’espace d’une dizaine d’années, ce n’est pas une science comme les autres, ce n’est pas une science normale, c’est précisément de la science réglementaire.

Et c’est une science dont il faut se méfier.

Thomas Gauthier

Je te propose de laisser nos auditeurs et auditrices sur ces propos de conclusion. Merci infiniment Stéphane pour le temps que tu as accordé au podcast.

Stéphane Foucart

Merci.

2 Comments Laisser un commentaire

    • Merci pour ce super complément !
      De très beau dessins avec une pointe d’humour ici et là, vraiment bien réussi (toujours subjectif naturellement !)
      Merci pour ces partage qui enrichissent l’interview !
      Très cordialement,
      Quentin

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