Martin Hirsch est un haut fonctionnaire, à l’origine du revenu de solidarité active. Ancien directeur général de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP), il est également essayiste et romancier, auteur, en 2023, des Solastalgiques, une fiction publiée chez Stock.
Dans l’entretien à suivre, Martin nous explique pourquoi il est si compliqué d’imaginer et d’enclencher des transformations sociétales d’envergure tant que les catastrophes en cours continueront de nous paraître lointaines. Ensuite, il raconte comment, sans s’en rendre compte, Jacques Chirac est devenu le président de la cinquième république qui, jusqu’à aujourd’hui, a sauvé le plus de vies humaines.
Pour conclure, Martin milite pour la transparence des algorithmes qui nous gouvernent et pour le contrôle de réseaux sociaux dont la responsabilité dans la brutalité du monde contemporain est indéniable.
Entretien enregistré le 10 septembre 2024
Remerciements : agence Logarythm
Entretien enregistré le 23 janvier 2025
Remerciements : agence Logarythm
Transcript de l’entretien
(Réalisé automatiquement par Ausha, adapté et amélioré avec amour par un humain)
Vous avez la possibilité de lui poser une seule question.
Quelle est-elle ?
Est-ce que vous pouvez élaborer un tout petit peu autour de cette notion de catastrophe ?
Que revêt-elle pour vous ?
Que vous évoque-t-elle ?
C’est-à-dire de voir des organismes dysfonctionner, des organisations se disputer et n’arriver à se remettre en ordre de marche que par la catalyse de la catastrophe et que pendant le temps de la catastrophe.
Donc si je prends l’exemple le plus récent, c’est l’AP-HP, les hôpitaux de Paris et le Covid ; donc ça, c’est très clair : un système totalement dysfonctionnel, des gens qui se disputent tout le temps, et qui tout d’un coup donnent le meilleur d’eux-mêmes sous la menace.
On l’avait vu pendant quelques jours, pendant les attentats du Bataclan.
Et je me souviendrai toujours des chirurgiens qui expliquaient que ce qui les avait le plus frappés, c’est que leurs collègues chirurgiens venaient avec leur boîte d’instruments en disant est-ce que je peux te dépanner ?
Dans leur habitude, c’est exactement l’inverse.
Et donc, au sein de professions qui étaient les plus antagonisées, on retrouvait la solidarité la plus forte sous la catastrophe.
Je pourrais aussi prendre l’exemple dans les associations, qui sont des lieux où on se dispute pas mal.
J’étais longtemps chez Emmaüs, où il y avait des centres et pas mal de querelles de chapelles, et puis tout d’un coup, quand il y avait un incendie, tout le monde se ressaisissait.
Puis par ailleurs, quand on regarde dans l’histoire, il y a des bonnes choses qui sont nées après des catastrophes épouvantables.
Et la question que je me suis toujours posée, c’était est-ce qu’on était capable de créer l’effet de la catastrophe sans la catastrophe.
Et ce moment où il y a une sorte de convergence des catastrophes entre ce qui se passe sur le climat, sur la biodiversité, sur la démocratie et sur les modèles économiques, et que tout cela converge dans une manière, d’ailleurs, qu’on a du mal à toujours très clairement interpréter … et on voit que la juste prolongation des courbes conduit à des choses catastrophiques, la question c’est est-ce qu’on peut s’arrêter avant ?
Il parle de catastrophe au ralenti, qui serait en cours aujourd’hui, vous avez évoqué le dérèglement climatique, on peut évidemment parler érosion de la biodiversité, franchissement de plusieurs limites planétaires qui ont été théorisées, qui ont été étudiées précisément, notamment par nos amis chercheurs du Centre de Résilience de Stockholm.
Les catastrophes sont en fait là.
Les indicateurs scientifiques que nous avons à disposition pour les mesurer sont tous au rouge.
Qu’est-ce qui nous interdit encore, je dirais, de… constater ces catastrophes, de les acter et donc de se mettre collectivement dans un régime de fonctionnement à la hauteur des catastrophes ?
Il y a la mithridatisation.
J’espère l’avoir bien prononcé.
Vous connaissez ?
Qui est ce phénomène qui a été utilisé pour se protéger des poisons et donc d’en prendre des petites doses croissantes pour annuler l’effet du poison.
Et moi je parle de météorisation des catastrophes, le fait qu’on franchisse les paliers de manière très échelonnée, de telle sorte qu’on a une sorte de tolérance à ce qui paraissait intolérable si on avait dû franchir les 10 marches d’un coup.
Je pense que ça a un effet majeur.
Je trouve ça très clair sur le climat.
Le 1,5 degré qui était la limite max il n’y a pas si longtemps et les 0,1 degrés qu’on prend point par point et qui rendent le chemin possible vers l’adaptation aux plus 4 degrés. Je trouve cela… euhh… mais j’ai rencontré ça dans énormément de domaines.
Donc ça, c’est le premier phénomène.
Et puis le deuxième phénomène, c’est le jeu des intérêts qui fait que l’orchestre continue.
Il y a un business pré-catastrophe qui est quand même considérable.
Où sont les outils qui sont disponibles, notamment à la puissance publique pour installer quelque part le régime général de fonctionnement au niveau des enjeux et des périls qui sont associés à ces catastrophes ?
Et en fait, on voit que ça dépend de la capacité de la puissance publique de s’infliger des obligations qui peuvent paraître indolores au moment où elles les mènent et qui ensuite lui échappent.
Je m’explique.
Aujourd’hui, le Conseil constitutionnel se réfère au droit des générations futures.
Et il le fait grâce à la charte de l’environnement qui a été intégrée dans la Constitution il y a 20 ans, je dirais, à un moment où c’était un texte à peu près indolore, critiqués parce que bonnes intentions, grands principes.
Et puis il y a un moment où les choses cristallisent, c’est-à-dire où l’arme se réveille.
C’est exactement comme une mine, mais plutôt positive.
Et donc, il faut des conjonctions de facteurs qu’on peut trouver d’un point de vue juridique, historique et politique, mais qui fait que quelque chose se déclenche ou se réveille, comme parfois des médicaments qu’on met dans le corps et qui sont déclenchés par une enzyme à un moment donné.
Et donc, je pense que l’arme juridique, qui peut être l’arme pénale aussi, pardon de faire cette accroche à l’actualité, mais la question de l’état de droit et de l’indépendance de la justice est juste un élément indispensable à la préservation et de la démocratie et du long terme.
Parce que c’est quoi finalement la justice indépendante ?
C’est celle à laquelle on confie de garder un certain nombre de principes, soit de valeur constitutionnelle, soit de valeur de principe généraux du droit, au moment où ceux qui sont en charge de les appliquer n’arrivent plus à les appliquer.
Soit par la pression économique, soit par la pression du peuple, soit par la pression de leur puissance, etc.
Et c’est tous les débats aujourd’hui de savoir si on peut jouer sur les différentes cours pour essayer de faire reconnaître une contrainte : traduire en contrainte juridique la contrainte environnementale.
Vous avez brossé un tableau général d’un ensemble de catastrophes qui sont peut-être en cours autour de nous.
Quelle est, à l’échelle individuelle, la bande passante, la marge de manœuvre, la disponibilité d’esprit et émotionnelle que vous constatez vous-même chez d’autres dirigeants et dirigeantes politiques, associatifs, d’entreprises ?
Où en est le niveau d’écologie personnelle de celles et ceux qui, peut-être un peu plus que d’autres, ont des moyens d’infléchir le cours de l’histoire ?
D’abord, je dirais que ce qui est frappant, c’est que le niveau de connaissance reste très bas, je trouve, y compris chez moi d’ailleurs.
Et c’est pour ça qu’on a développé, avec le CNRS, un brevet premier secours de la planète, dont la genèse et une conférence de Jouzel qu’on avait fait venir, et moi-même, je me rendais compte que malgré mon niveau d’études très poussé, j’avais un niveau de connaissance qui était quand même affligeant.
Et encore récemment, on m’a mis sous le nez l’impact de la Saint-Valentin.
Vous connaissez l’impact de la Saint-Valentin ?
Donc c’est un aller New York-Paris à peu près, juste pour un bouquet de fleurs.
Et donc, il faudrait soit expliquer aux gens qu’un poème c’est quand même mieux qu’un bouquet de fleurs pour dire son amour, soit mettre la Saint-Valentin le 14 juin et non pas le 14 février.
Alors, pardon, je ne sais pas si je m’égare, mais ce que je veux dire par là…la connaissance relative du poids de ses actes est quand même assez faible.
Et moi ce qui m’a toujours frappé, c’est qu’effectivement, on a beaucoup de phénomènes qui dépendent d’une évolution de quelques pourcents par an, et faire passer de plus 3% à moins 3% change les choses.
Et qu’est-ce que c’est que 6% dans la vie d’un homme ?
C’est rien du tout 6% dans la vie d’un homme.
Et pourquoi est-ce qu’on est incapable d’avoir des dynamiques collectives à 6% près ?
Alors, on voit ce qui pousse à faire le plus 3%, c’est très clair, et on n’arrive pas à créer ce qui fait le moins 3%.
Et moi, je travaille beaucoup là-dessus, de regarder quelles peuvent être les incitations à moins 3%.
Est-ce qu’il y a des questions de…
Est-ce qu’on doit aller vers de la monnaie fléchée, par exemple ?
On a vu l’impact des tickets restaurants, voilà: si le ticket restaurant avait une double valeur ; si c’était que de l’achat d’alimentation peu carbonée, est-ce que ça nous permettrait d’atteindre nos moins 3% ?
Ensuite, si je fais un peu d’ironie sur le paradoxe des consciences des plus gros consommateurs de carbone, c’est qu’effectivement, ils vont se faire plaisir en faisant un petit renoncement et sans voir que les autres émissions tiennent à la résidence secondaire plus les trajets pour y aller plus le etc, etc, et donc de focaliser sur des choses qui ne remettent pas en cause le mode de vie plus carboné ; un mot là dessus, pardon si je suis trop long, si je suis peut-être hors sujet mais il ya une chose qui m’a beaucoup frappé : on sait bien que les émissions de carbone sont liés à la richesse et d’autres que les 10% les plus riches émettent 50% et que les 50% les plus pauvres eux-mêmes 10% et puis le reste est dans la grande classe moyenne, si je puis dire.
Ce qu’on sait probablement moins, c’est que quand on prend les deux premiers déciles de la population, les 20% les plus pauvres de la population, il y en a un tiers d’entre eux qui ont des montants d’émissions de carbone équivalents aux 10% les plus riches, mais qui sont, elles, complètement subies.
Et donc, dans la catégorie des bas revenus globalement très bas émetteurs, vous avez une sous-catégorie non négligeable, un tiers d’entre elles, qui est super émetteurs, mais super émetteurs totalement subis.
Ce qui conduit à, je trouve, une des études qui m’a le plus intéressé ces dernières années, qui est une étude de l’OCDE sur le climato-scepticisme, qui a été conduite dans 20 pays, et qui cherchait à voir qu’est-ce qui faisait qu’on était climato-sceptique ou pas climato-sceptique ?
Et en analysant les différentes variables, la variable la plus importante, c’est est-ce que vous êtes ou non desservis par les transports en commun ?
Si vous n’êtes pas desservis par les transports en commun, vous avez tendance à penser qu’on vous bourre le mou avec la crise climatique et que c’est un prétexte pour les gouvernements pour vous imposer des mesures qui vont d’autant plus vous marginaliser.
Si vous êtes bien desservis par les transports en commun vous avez tendance à penser à la réalité de la crise climatique et à ce que les gouvernements font bien d’agir sur la crise climatique.
Je trouve ça fabuleux.
Ça transcende les frontières et ça donne des leviers d’action publique.
Je vous propose maintenant de jouer un tout autre rôle.
Vous voilà désormais devenu archiviste.
Est-ce que vous pourriez, s’il vous plaît Martin, nous ramener un événement clé de l’histoire qui est méconnu voire même inconnu, en tout cas du plus grand nombre, qui a marqué l’histoire et dont les effets se font encore sentir aujourd’hui ?
Alors j’ai hésité entre plusieurs parce que c’est truqué – vous m’aviez donné cette question avant – mais celle qui est venue le premier a résisté à toutes les autres.
La campagne électorale présidentielle de 1995, où il y a un chercheur en santé publique qui s’appelle Claude Got, qui est un personnage tout à fait intéressant parce qu’il est venu à la santé publique à partir de la médecine légale.
Donc il a commencé par autopsier des accidents de la route et autopsiant des accidents de la route, il s’est mis à s’intéresser aux vivants.
Et Claude got, remarquable chercheur et encore plus remarquable dans une sorte de naïveté fausse, envoie un courrier à tous les candidats à l’élection présidentielle en leur disant, est-ce que vous voulez bien vous engager, si vous êtes élu, à renoncer à l’amnistie présidentielle sur les infractions routières ?
Et après avoir fait des recherches montrant quel était l’impact des amnisties sur la recrudescence des accidents, et le caractère très accidentogène des accidents.
Donc il leur envoie un petit courrier, et tous les candidats s’engagent.
Alors ça coûte rien de s’engager à ça pour la plupart des candidats, mais il réussit à ce que Jacques Chirac s’y engage aussi.
Et il réussit à ce que cette promesse soit tenue.
Et donc 95, la première année, on remet en cause une tradition, mais qui était une tradition comme le muguet du premier mai, l’amnistie présidentielle, tout le monde l’attendait, l’impression que ça ne serait jamais remis en cause.
Il remet en cause l’amnistie présidentielle.
Et ce faisant…
On ouvre la voie à tout ce qui va suivre pendant les quelques années, 95-2002, le permis à point et les radars.
Le permis à point et les radars sont les enfants de ceux-là.
Et résultat, on passe de 10 000 morts par an à 3500 à peu près par an.
Et c’est des morts qui comptent plus que ceux du Covid, si je peux me permettre.
Parce qu’en année de vie, c’est des morts jeunes.
Ce qui m’a toujours fait dire que, sans que personne ne le sache, à commencer par lui-même, Jacques Chirac est le président de la Ve République qui a sauvé le plus de vies humaines, qui a préservé le plus d’années de vie humaines.
Et rien que pour cela, il mérite les égards dus à son rang.
Vous ne connaissiez pas cette histoire ?
Donc vous ne lisez pas mes livres, et donc c’est un grand tort, parce que je la raconte souvent dans mes bouquins.
Je trouve cette histoire à plein d’égards… elle montre qu’une action… d’aller trouver, et je trouve ça passionnant, le petit point de vulnérabilité par où ça passe, et comment se distille ensuite l’effet retard du truc, c’est…
J’avais hésité avec une autre.
Je peux donner mon plan B ou pas ?
Mais c’est moi qui, petite main, a envoyé les fax – il y a une époque où on n’avait pas de mail, on envoyait des fax – qui ai envoyé le fax à tous les hôpitaux et à toutes les maternités de France pour changer la consigne sur le mode de couchage des nourrissons, et qui a fait chuter la mort subite du nourrisson.
C’est une époque où les consignes générales étaient de coucher les nourrissons sur le ventre, et on a dit, après un travail du Haut Conseil de la Santé Publique, qu’il fallait mettre sur le dos… et là aussi, on a vu la courbe, c’est hallucinant.
La courbe s’infléchir comme une falaise.
Je lis par contre vos œuvres de fiction.
Je vais vous demander maintenant, ce n’était pas prévu au programme, de vous livrer, si vous le voulez bien, à un petit exercice d’histoire contre-factuelle.
Parce que là, vous venez de nous raconter, comme c’était demandé, deux moments de l’histoire qui ont quelque part orienté la suite dans une direction plutôt heureuse.
Au cours de votre carrière, peut-être, est-ce que vous vous remémorez ?
Alors, mettons que la consigne aille au-delà, vous avez le droit d’aller au-delà de votre propre carrière à vous, mais est-ce que vous avez à l’esprit un acte manqué en particulier, une rencontre qui n’a pas eu lieu, une décision qui n’a pas été prise jusqu’au niveau où elle aurait dû être prise, et qui, si jamais pareille décision avait été prise, et bien la suite de l’histoire aurait été différente ?
Vous avez carte blanche.
Alors, je dois en avoir plusieurs, je ne suis pas sûr qu’elles remontent.
Alors, celle qui remonte le plus spontanément…
Il y a une question extraordinairement difficile qu’on a eue autour du vaccin de l’hépatite B.
Et on s’est trouvé dans une situation totalement indécidable.
Donc si je remonte l’histoire, on est au milieu des années 90, il y a un ministre de la Santé qui rend obligatoire le vaccin anti-hépatite B au collège, et il y a un doute sur est-ce que ça a un effet pour provoquer des maladies démyélinisantes.
On fait des grandes études épidémiologiques et on n’arrive pas à trancher.
Et on applique le principe de précaution, mais vraiment on n’arrive pas à trancher.
Je me souviens, on avait les plus grands épidémiologistes autour de la table.
On ne pouvait pas exclure un risque, on ne pouvait pas affirmer un risque, on ne pouvait pas exclure un risque.
Et on savait que le bénéfice de ce programme vaccinal n’était pas vraiment démontré.
Donc on avait dans le rapport bénéfice-risque, on avait bénéfice proche de zéro et risque…
Et donc, on a pris une demi-mesure de suspension, etc. qui était probablement rationnelle et justifiée, mais qui a probablement contribué à légitimer la peur du vaccin aussi.
Donc, c’est difficile.
Je pense qu’il y a assez peu de travaux là-dessus, ça justifierait qu’il y ait pas mal de…
C’est un beau sujet de travail.
Voilà ce à quoi je penserais.
Démarrons cette troisième partie de l’entretien avec ce nouveau rôle que je vous propose de jouer.
Vous voilà désormais acupuncteur.
Après avoir été archiviste, vous êtes acupuncteur.
Quelle serait, selon vous, une décision, une action ou une intervention qui pourrait être engagée aujourd’hui et contribuer à ce que l’on appelle dans ce podcast, la fabrique d’un monde un peu plus habitable.
Où plantez-vous votre unique aiguille dans le système monde d’aujourd’hui ?
Je crois que les acupuncteurs, ils mettent pas mal d’aiguilles.
Je n’ai jamais vu un acupuncteur mettre une seule aiguille, il me semble.
Ma fille allaite, donc on s’en parle de temps en temps, parce que ça l’empêche de dormir, elle ne peut pas demander au père de donner le biberon la nuit.
Et je reçois des vidéos de femmes montrant leur sein, nourrissant leurs enfants.
Je ne lui ai rien demandé, je n’ai rien dit.
Je ne suis même pas allé sur un site comment allaiter, ça ne me concerne pas.
Et ça m’a sauté aux yeux.
C’est au début, je me suis dit, tiens, quelle coïncidence !
Et puis j’ai vu que la coïncidence n’est pas vraie.
Donc je pense que je planterais mon aiguille là.
C’est-à-dire que je pense que tant qu’on tolère qu’il n’y ait pas de possibilité ou d’obligation de divulguer les algorithmes et de pouvoir les maîtriser, les domestiquer, s’en affranchir, en analyser les biais, on a un sujet qui vient surplomber et qui vient miner les sujets à la fois du climat, de la démocratie, de la violence, etc.
Donc je pense que c’est là que je planterais mon aiguille.
Vous remarquerez que dans le bouquin, dans les Solastalgiques, eux, ils la plantent dans les systèmes informatiques des grands émetteurs de carbone.
C’est un peu le même esprit, mais là, je remonterais aux algorithmes.
J’aimerais peut-être rebondir avec vous sur ce sujet des réseaux sociaux, des technologies de l’information.
Bien évidemment, en tout cas, à titre personnel, ça me renvoie à l’actualité outre-Atlantique, à la mise en place d’un nouveau pouvoir politique et technologique.
Je reviens maintenant avec vous en Europe, dans un monde que j’entends de plus en plus décrit comme étant brutal.
Quelles sont les marges de manœuvre dont dispose l’Europe, si nous pensons que c’est l’échelle pertinente pour essayer d’installer finalement une nouvelle manière de faire société ?
Quelles sont les marges de manœuvre de cette communauté ?
Comment, par quel chemin, par quelle voie installer, envers et contre tous, je dirais, une façon de faire société qui s’astreint à respecter la lecture biophysique du monde, ce qui ne semble plus tout à fait être le cas outre-Atlantique.
Comment tactiquement, en fait, cette dimension qui est rarement évoquée parce que probablement moins sexy, je dirais, comment tactiquement fabriquer à cette échelle européenne un système de coordonnées dans lequel on fait société dans un respect plein et entier de la biophysique, dont on ne peut pas s’extraire, sauf à vouloir aller vivre sur Mars, sans pour autant, parce que ce sont les arguments qui vont être opposés, sans pour autant se situer trop longtemps en vulnérabilité, par rapport à d’autres puissances ailleurs dans le monde, qui auraient pris des libertés avec la biophysique ?
Ce qui est pénible, c’est de ne pas les utiliser.
On a d’abord un espace géographique dans lequel on peut se mouvoir sans avion.
Juste là, si je prends ça.
Ce qui n’est pas le cas de la Chine, des Etats-Unis ou même de l’Inde.
Donc on a un espace géographique qu’on peut maîtriser par le train, qui est décarbonable par ça.
On a deuxièmement un niveau de vie suffisamment homogène pour représenter une puissance de consommation absolument majeure pour toutes les autres puissances.
Donc les règles qu’on pourrait se fixer auraient…un impact sur l’économie chinoise et l’économie américaine.
C’est assez marrant d’ailleurs de voir, si je puis dire, je ne sais pas si marrant est le bon terme, mais Trump nous engueuler parce qu’on n’achète pas américain, c’est génial.
On devrait se dire, mais quelle reconnaissance, c’est fabuleux.
On a ce pouvoir, et plutôt que de trembler et que chacun aille défendre qui son pinard, qui sa BMW, et se dire, ne vous inquiétez pas, on va vous…
Qu’est-ce que ça veut dire ça d’ailleurs ?
Ça veut dire qu’aujourd’hui, l’Europe, ce ne sont pas les États.
Le patron de la grande firme automobile européenne, son sujet va être le nombre de bagnoles qu’il produit.
Si on lui dit trois fois plus aux États-Unis, fabriquées et vendues aux États-Unis, et deux fois moins en Europe, il n’hésite pas une seule seconde.
Donc, il y a quand même une reprise en main politique face aux autres pouvoirs, qui est indispensable.
Mais je pense que les marges de manœuvre sont absolument gigantesques.
Des taxes carbone à la frontière, etc.
Si je prends les exemples de vulnérabilité, moi, ce qui me faisait hurler, mais hurler ; vous vous rappelez du COVID, vous vous rappelez des masques ?
Je comprends qu’on ne sache pas, éventuellement produire si facilement la fusée qui va sur Mars tout seul.
Mais le masque chirurgical, je pense qu’on y arrive.
Et c’est vrai, on y arrive.
Mais qu’est-ce qui fait qu’on s’est foutu des règles qui font que quand on est le plus grand hôpital européen, c’est-à-dire l’AP-HP, et qu’on va être le plus grand acheteur européen de masques, on s’est foutu des règles qui font qu’on va acheter du masque chinois et pas du masque breton.
C’est quand même délirant !
Délirant !
Et je ne crois pas que ça soit si compliqué de faire l’inverse.
Et donc le masque breton par rapport au masque chinois, il a peut-être quelques centimes d’euros de plus, mais quelques centimes d’euros sur des…
quoi… la dépenses de masques, c’est pas ça ce qui empêche de dormir le directeur général de l’AP-HP, hein.
Mais…
beaucoup de carbone en moins, etc.
Et pardon, je continue sur la même idée.
J’ai fait faire le bilan carbone de l’APE, et ce n’était pas du tout ce que j’attendais.
Donc l’AP-HP, les hôpitaux parisiens, c’est l’équivalent d’un troupeau de 320 000 vaches, en émissions de carbone ou méthane, ou des gaz à effet de serre.
Moi je pensais que ces émissions venaient essentiellement des conditions de chauffage des hôpitaux, ou de climatisation des blocs opératoires, plus de l’ensemble des transports, des malades et des personnels, etc.
Et en réalité, ça venait des achats de médicaments et de produits médicaux, qui représentent 80% de nos émissions.
Et vous savez que les systèmes de santé sont à l’origine entre 6 et 8% de l’ensemble des émissions.
Et donc, qu’on soit infichu de pouvoir permettre l’approvisionnement en bas carbone, contenu en emploi, souveraineté, disponibilité, etc. voilà ça, je n’arrive pas à penser qu’on sera incapable un jour de résoudre ce sujet-là.
J’ai devant moi un exemplaire des solastalgiques que je ne manquerai pas de vous faire dédicacer.
Ça représente quoi pour vous dans votre vie personnelle, dans votre vie professionnelle de dirigeants dans différents secteurs, la fiction, est-ce que vous écrivez pour vous-même ?
Est-ce que vous écrivez pour comprendre autrement le monde ?
Quels usages, si je puis dire, faites-vous de la fiction ?
Quel rapport entretenez-vous avec la fiction ?
Je dois beaucoup au roman depuis tout petit, encore maintenant, et je ne prends pas la fiction pour la réalité, mais j’aime, ça m’a nourri, ça me donne des références, etc.
Et ensuite, pour écrire, alors il y a deux trucs, il y a un truc personnel, c’est que j’ai une grande admiration pour les romanciers, tout en sachant mon incapacité, je ne me prends pas pour un romancier à faire de la littérature, et donc j’ai écrit plein de bouquins hyper sérieux, et hyper peu romancés.
Et puis il y a un moment où on a le droit de s’affranchir un peu de ça, on donne plus de liberté, puis on a moins de timidité.
Et effectivement, j’ai trouvé que je l’ai fait deux fois, que la fiction permet d’aller plus loin que ce qu’on pense, de se sortir de sa gang, de se désengoncer et d’aller réfléchir.
C’est un peu comme, si je puis dire, le philosophe qui compte le plus pour moi, c’est Karl Popper, sur la théorie, une théorie scientifique est une théorie réfutable.
Et la fiction vient jouer ce rôle de réfutation.
Et puis ensuite, qu’est-ce qu’on se marre ?
Qu’est-ce qu’on se marre à écrire de la fiction ?
Qu’est-ce qu’on se marre à prendre ses amis et les introduire et les déformer ?
On se marre bien.
J’espère que le lecteur se marre aussi, mais en tout cas celui qui écrit se marre beaucoup.
La fiction permettant de réfuter le réel, si on pousse un petit peu ce raisonnement, cette idée, dans des contextes de prise de décision, vous évoquiez même plutôt des situations indécidables auxquelles vous avez fait face.
Est-ce qu’on pourrait imaginer, dans des lieux entre guillemets sérieux, de convoquer des fictions pour tâcher d’éclairer autrement des situations qui paraissent jusqu’ici indécidables ?
Alors moi, je l’ai fait.
Je l’ai fait…comme directeur général de l’AP.
Donc l’AP-HP c’est 100 000 personnes qui y travaillent, une quarantaine d’hôpitaux, reliés à 6 universités, et un monde de rivalité, chapelle, cloisonnement, concurrence interne, etc.
Absolument extraordinaire.
Et je me suis retrouvé une fois alors que j’avais obtenu des marges de manœuvre financières pour l’investissement à distribuer ces investissements entre les différents acteurs et avoir l’ensemble d’entre eux insatisfaits.
Donc Necker trouvait qu’il n’avait pas assez, mais la pitié aussi, etc.
Donc je leur ai dit, mais écoutez, si vous êtes déjà tous insatisfaits alors qu’on a eu plus que d’habitude, la frustration va être permanente.
Donc il faut qu’on trouve d’autres moyens de résoudre nos dilemmes.
Ça montre que le référentiel dans lequel on est n’est pas un bon référentiel.
Et je me suis dit, comment je peux résoudre ça, plutôt que d’avoir tout le monde contre moi, ce qui est fatigant.
Et donc, j’ai enfermé en séminaire, par ailleurs à Clairefontaine, chez les joueurs de foot, les 100 personnes qui avaient le pouvoir de bloquer dans la paix, ou les 150.
Donc, il y avait tous les directeurs, tous les présidents de communautés médicales, tous les doyens, les représentants des patients, les organisations syndicales, etc.
Et je leur ai préparé un discours en blanc, qui était moi directeur général.
Moi directeur général de la paix, comme si je faisais le grand discours, moi directeur général de la paix, je considère que nos trois points forts sont, mais en revanche nos trois points faibles sont, etc.
Avec que des blancs partout.
J’ai lu ce discours avec les blancs, et il leur a dit maintenant je vous répartis par petits groupes et vous allez remplir les blancs.
Donc j’ai transformé les ronchons en directeur général.
Alors d’abord, là aussi, il faut toujours se marrer.
Et tout le monde s’est marré.
Et ils étaient contents de se foutre de la gueule du directeur général, etc.
Mais ils ne pouvaient pas dire, c’est la faute à…
Et ensuite, on a ramassé les copies.
Et on a dit, maintenant, on va prendre tout ce qui est à l’intersection, donc il y avait je ne sais pas quoi, 10 ou 15 groupes, et donc on va prendre les choses à l’intersection, et s’il y a suffisamment de choses à l’intersection, on va les faire.
Ça sera notre programme.
Et on a ramassé les copies, on a débattu, etc.
Et on a refait un séminaire quelques mois après, où là, je suis venu avec le truc inverse.
C’est-à-dire je leur ai dit, maintenant, moi, directeur général de la paix, je suis vous, puisque j’ai repris ce que vous avez pris.
Et on va valider… mais je mets une seule règle du jeu: c’est qu’on doit finir avec un paquet.
C’est-à-dire que vous ne pouvez pas prendre le menu à la carte.
Parce que dans les décisions, il y a des douceurs et il y a des contraintes.
Si vous comprenez que les douceurs, ça ne boucle pas.
Donc, vous avez le choix dans les douceurs, vous avez le choix dans les contraintes, etc.
Mais à la fin, il faut que ça se boucle.
C’est ce à quoi Beyrou essaye de jouer sur les retraites d’ailleurs.
Et c’était plus facile ou plus restreint.
Et donc, on a de cela défini une feuille de route qui a tenu pas mal de temps, qui était assez rigolote et qui a fait des choses.
Pour vous donner un exemple, c’est amusant d’être concret.
Moi, ça m’avait frappé.
Dans les hôpitaux de la Paix, il y avait six centres de transplantation hépatique.
À Londres, il y en a deux.
Dans les grandes villes, il y en a un.
Un centre de transplantation hépatique, pour que ça marche, c’est hyper lourd.
Parce qu’il ne faut jamais rater un foie.
Donc il faut avoir une équipe assez forte pour être capable de prendre l’avion la nuit pour aller chercher le foie, va dire, ben non, là, il n’y a personne de garde, on ira le chercher la semaine prochaine, le foie est mort.
Donc si vous avez des petites équipes, vous ne pouvez pas travailler.
Ce n’est pas une question d’économie, ce n’est pas une question d’économie de dépenses de santé.
Par ailleurs, il y a de moins en moins de gens qui veulent être chirurgiens de transplantation hépatique, justement à cause de ces contraintes.
Et donc on a réussi à passer à deux centres de transplantation hépatique, par la méiotique.
Parce qu’ensuite, il y a soit on fait des erreurs, soit il y a d’autres forces qui viennent, soit on n’a pas attaqué des problèmes fondamentaux, ou parce qu’on n’avait pas les leviers pour le faire.
Parce que dans notre paquet, on avait un grand nombre de décisions qui dépendait uniquement de nous, donc ça allait,
et puis on avait un petit paquet de choses sur lesquelles il fallait que les pouvoirs publics les changent, sur lesquelles on était d’accord.
Donc j’ai pu écrire au gouvernement en disant, voilà, à la paix du syndicaliste au professeur des universités, en passant à ça, on est tous d’accord pour que ces 20 points, on avait 20 points de blocage, s’ils sont levés, ça nous aide à vivre mieux.
J’ai fait ensuite, avec cette note, le tour des cabinets ministériels, Élysée, Matignon, etc.
Ils m’ont tous dit que c’était absolument formidable.
C’est ma liste de 20 points qui ne voyait pas d’inconvénients.
Au bout d’un an, on en a fait bouger la moitié d’un des 20.
Et donc ça, ça n’a pas contribué à notre crédibilité.
Et maintenant, sur les 20, il y en a un peu plus, mais c’est incroyable.
Je reviens peut-être en guise de synthèse sur différents points marquants qui ont jalonné cette discussion et vos propos.
On a démarré ensemble par se parler catastrophe au pluriel.
Premier secours de la planète, je pense que cette expression-là va rester et sera peut-être réutilisée au micro même de ce podcast.
Vous avez évoqué le droit des générations futures, là aussi un sujet certainement qu’il va falloir creuser un peu plus.
Vous avez parlé vision du monde à l’instant, vous avez parlé un petit peu plus tôt de situations indécidables et de moyens peut-être de naviguer cette inextricabilité.
Merci beaucoup, Martin Hirsch, d’avoir passé ce temps au micro de No Limits.
Voilà, à bientôt.