Le hasard de la vie et des projets réserve bien souvent d’agréables surprises et de passionnantes rencontres tout autant qu’échanges. La fédération de rencontres et d’expériences étant la raison d’être de ce site, c’est avec grand plaisir que nous échangeons aujourd’hui avec Mme. Stéphanie Loyer sur le thème de la prospective orientée action !
Analyser en profondeur
S’il est intéressant d’expérimenter de nouvelles méthodes pour exploiter toujours plus avant les potentiels de la prospective, il faut cependant ne pas négliger les points de passages obligatoires d’un exercice prospectif au risque de tourner à vide ou en rond !
Les fondamentaux de la prospective
Voir loin, voir large, analyser en profondeur, avoir le sens de l’humain et prendre des risques, tels sont 5 éléments indissociables de l’attitude prospective imaginée par Gaston Berger. Si le temps a passé, les principes restent et sont plus que jamais d’actualité.
- Voir loin, signifie qu’il ne faut pas tenter de résoudre les problèmes actuels en se référant aux seules expériences passées. C’est la lumière des futurs possibles et souhaitables qui éclairent l’action présente.
Plus nous roulons vite, plus les phares doivent porter loin.
Gaston Berger
- Voir large signifie qu’il faut mobiliser une grande diversité de points de vue. Favoriser l’interdisciplinarité assure une meilleure compréhension d’un système. Chacune des parties prenantes peut développer son prisme de lecture et ainsi dessiner les contours d’une représentation plus globale et non limitée à des perceptions individuelles, limitées par nos biais cognitifs.
- Voir en profondeur signifie qu’il est nécessaire de constituer une solide grammaire prospective, avec facteurs de changement, système prospectif, fiches variables …etc.
Michel Godet, quant à lui, dénonce la tyrannie des idées dominantes et appelle chacun à se méfier de ses propres certitudes. Il fait ainsi de la “chasse aux idées reçues” son sport favori. Car les hommes, quand ils réfléchissent, ont une fâcheuse tendance à ne pas entendre ce qui les dérange [1].
Jean-François Revel remarque dans “La connaissance inutile”, que nous avons tendance à penser que tout ce qui nous arrange est juste et que tout ce qui nous dérange est faux. Il est donc nécessaire d’élargir les cadres de références par l’apport de nouvelles connaissances et des débats étayés et contradictoires pour libérer les paradigmes dans lesquels nous nous enfermons trop souvent. Michel Godet est allé plus loin dans sa démarche en formulant trois nouvelles ambitions pour la prospective.
- Voir autrement, penser à contre-courant des idées dominantes, se méfier des clichés, prendre conscience des mirages collectifs [2]
- Voir ensemble, car à l’époque de Gaston Berger, il s’agissait d’éclairer le prince ou le décideur. La prospective n’était pas participative au sens où l’on intègre l’acteur, les parties prenantes.
- Avec rigueur. Ce qui se traduit par les critères de pertinence, cohérence, vraisemblance, importance et transparence.
La dimension cognitive de l’attitude prospective
L’attitude prospective consiste à modifier les représentations individuelles en construisant des grilles de lecture en rupture avec les cadres d’analyses préexistants. Elle renvoie aux dimensions cognitives de l’anticipation et à l’apprentissage individuel [1]. Pour la prospective, il est fondamental que les bénéficiaires de l’ensemble du travail de réflexion en soit eux-mêmes les producteurs [2].
Ce qui compte dans la prospective, le plus extraordinaire,
ce n’est pas le rapport final,
c’est de vivre le processus qui conduit le rapport.
Le chemin est le but.Michel Godet [3]
Le plus important c’est bien la façon dont on a réfléchi à décortiquer le système, comprendre le jeu des interdépendances, identifier les variables clés et les acteurs, formaliser les tendances, mettre en récit les avenirs possibles, choisir un avenir désirable et croiser les impacts sur le système… etc.
Pour illustrer ce propos, le Général Thierry Ducret [4] revient sur un épisode de sa carrière en Grande-Bretagne, lors d’une certification de l’État-major par l’OTAN. Au terme de 6 mois de travail, les membres de la commission se rendent compte qu’une erreur sur les données de base qui n’avaient pas été bien comprises au début de l’exercice, oblige à changer complètement le plan. S’il n’a fallu que 24h pour le rééditer et non 6 mois, c’était parce qu’ils s’étaient totalement approprié le système.
L’enjeu de la prospective “nouvelle formule” :
donner la possibilité aux participants de décortiquer le système par eux-mêmes
L’urgence à changer le monde pousse à expérimenter de nouvelles approches pour explorer les futurs de manière plus rapide, ludique, sensible et accessible afin d’ impliquer également une plus grande audience. La prospective se doit d’être une discipline en constante évolution, en constante mutation. Ses méthodes évoluent au gré des interrogations des époques pour constituer les familles des scénarios ou de l’intelligence collective en passant par la famille de l’anticipation orientée information et représentation des acteurs (science-fiction, design fiction, veille, tendances).
Le digital rend également possible diverses formes de rendus dans lesquels le lecteur ou spectateur, jusque-là relégué à un rôle passif, se retrouve acteur d’un futur imaginé. Dans ce nouvel environnement, il elle va pouvoir prendre des décisions en étant confronté directement aux conséquences résultantes, heureusement sans “conséquences” réelles.
Si les innovations en matière de format ou de champs de diffusion sont bienvenues (jeux vidéos, réalité virtuelle, podcasts, films, etc. ) pour être congruentes avec la société, elles ne doivent pas pour autant faire l’économie de la dimension cognitive de l’attitude prospective. L’erreur serait de passer outre le travail de réflexion que le participant doit produire lui-même pour réellement appréhender le sujet.
Le prospectiviste fait figure de coach ou de facilitateur, garant d’une certaine méthodologie, mais le vrai travail est fourni par le participant, en relation à sa réalité et son industrie. Ce travail individuel, certaines nouvelles formules espèrent le stimuler par une meilleure prise de conscience et compréhension des intérêts en jeu. La méthode déployée peut donc intégrer aussi bien une étape d’instruction et de formation objective avant de s’intéresser à la partie subjective, généralement sous forme de choix ou de réponse individuelle.
Capitaliser sur la mise en récit
Dans les années 1950, c’est la mise en récit qui est apparue comme la plus à même de rendre véritablement tangibles les conséquences inattendues d’un écosystème plus vaste en tentant d’en englober la complexité. C’est donc tout naturellement que les nouveaux formats d’exploration des futurs s’orientent vers l’imaginaire, la science-fiction, le design fiction… Ces formes narratives ont la capacité de valoriser les interactions d’un système et de rendre la prospective plus séduisante.
Hybrider les genres sous condition
La science-fiction, par exemple, avec son pouvoir attractif, bouscule les idées reçues et cultive les potentialités des hypothèses dérangeantes (généralement écartées dans la réalité) en intensifiant à l’extrême l’influence de certains facteurs pour en faire des associations inédites ou troublantes. Par la mise en récit ou la mise en images, des hypothèses prennent un début de consistance, sur un point de friction révélé au grand jour, qui permettra l’exploration imaginaire [5].
Très bien expliqué par Patrick Purdy dans sa boucle de rétroaction de la science-fiction, celle-ci se doit, afin de rester une fiction, de s’adapter en permanence à une réalité technologique de plus en plus avancée. Nous reprenons ci-après les principaux graphiques résumant sa pensée.
Il est effectivement possible de rendre productive la rupture représentée dans la science-fiction à condition de la considérer comme un matériau pour un travail de problématisation à l’écart des idées reçues et des clichés. Il est nécessaire de passer par ce travail d’analyse et d’interprétation, pour qu’un sens s’en dégage. La conception de cet accompagnement à la réflexion vise à se demander si les idées reçues sont fondées et appréhender les dynamiques de l’environnement. Cette ingénierie constitue l’enjeu d’une hybridation réussie de la prospective nouvelle formule.
Au travail, nous concentrons nos compétences sur des choses qui peuvent être construites et qui sont à l’avantage de nos clients ; nous découvrons des problèmes réels et les résolvons avec des technologies réelles. Une fois le processus terminé, nous montrons à nos clients comment la solution conceptuelle résout les problèmes d’aujourd’hui. Pour en revenir à la boucle de rétroaction de la science-fiction, si nous sommes en mesure de montrer aux gens quelque chose de nouveau et de désirable qui résout non seulement les problèmes d’aujourd’hui mais aussi ceux de demain, même si cela ne peut pas être construit aujourd’hui, nous pouvons influencer le climat technologique, l’imagination collective et, si les bonnes personnes le voient, peut-être même les faits scientifiques de demain. (source : Patrick Pudry)
[1] Bootz Jean-Philippe, “Prospective stratégique et apprentissage organisationnel” in “La Prospective stratégique en action” sous la direction de Philippe Durance, Odile Jacob, Février 2014, p. 99-114.
[2] Godet Michel, Durance Philippe. La prospective stratégique pour les entreprises et les territoires. Dunod, 2e édition, 2016, 216 pages.
[3] Godet Michel, “Le plaisir de l’indiscipline intellectuelle pour construire l’avenir autrement” in “La Prospective stratégique en action” sous la direction de Philippe Durance, Odile Jacob, Février 2014, p. 30-40.
[4] Extrait du 9e Printemps de la prospective, Thierry Ducret, Général de division qui collabore aux travaux du Haut-Commissariat au Plan depuis décembre 2020, comme conseiller scientifique, notamment sur le sujet de la capacité de gestion de crise en France.
[5] Rumpala Yannick, Entre imaginaire écotechnique et orientations utopiques. La science-fiction comme espace et modalité de reconstruction utopique du devenir planétaire, Quaderni, 2017/1 (n° 92), p. 97-117.
Il est intéressant de remarquer que le monde a changé depuis Gaston Berger, que celui-ci est devenu bien plus incertain et linéaire que celui de hier !
Comme le dit très justement Philippe Silberzahn dans le livre « Bienvenue en Incertitude » au sujet des incitations de Gaston Berger à « voir loin » (page 119):
Le futur n’étant pas écrit, il n’y a rien à voir! On peut imaginer loin, on peut prédire loin, mais on ne peut pas voir loin.
… avec une voiture, la route existe, mais l’avenir n’étant pas écrit, il n’y a aucune route encore à éclairer!
Source: https://philippesilberzahn.com/ouvrages/bienvenue-en-incertitude/