Introduction
L’économie de marché puise son énergie dans la capacité sans cesse renouvelée de l’Homme à innover, c’est-à-dire finalement à configurer le futur selon l’idée que nous nous en faisons aujourd’hui, quels que soient les obstacles qu’il faudra surmonter pour y parvenir.
Dans ce mode de développement économique et social, le futur est un espace à conquérir et à façonner afin de satisfaire, et de plus en plus, de stimuler les désirs des consommateurs.
Nous avons ainsi le futur en ligne de mire depuis le présent, et nous le construisons à coup de découvertes, d’inventions, d’innovations, de nouveaux business models, etc.
La stratégie rationnelle, que nous détaillons plus loin, est alors en quelque sorte le bras armé de cette conception particulière du futur. Aujourd’hui, c’est encore elle qui prévaut largement dans les entreprises, quelque soit leur taille, leur situation géographique, leur secteur d’activité, etc.
Et si le futur était plutôt lui aussi en mouvement, et se reconfigurait selon des logiques qui échapperaient à notre volonté et à nos actes ?
La stratégie “après coup”, qui minimise fortement la capacité des dirigeants à établir un cap à suivre pour leur organisation (dans un futur en mouvement), suscite de plus en plus d’intérêt en même temps que l’idée d’un monde devenu trop complexe pour pouvoir le comprendre et le naviguer fait son chemin dans la littérature managériale.
Et si, finalement, c’était un troisième type de stratégie, que nous appelons ici “apprenante”, qui se révélait la plus utile pour permettre aux managers de décider et d’agir dans l’incertitude ?
Après avoir détaillé les stratégies rationnelle et “après coup” puis exposé les grandes lignes de la stratégie “apprenante” et du cycle d’apprentissage sur lequel elle s’appuie, nous explorerons également comment le futur – ou plutôt les futurs – peuvent être transformés en outils dont les managers pourraient se servir assez facilement afin d’accélérer le développement des capacités de préparation, d’adaptation et d’innovation de leur entreprise.
Stratégie : quèsaco ?
Pour Richard Rumelt, professeur émérite à l’Université de Californie – Los Angeles, la stratégie est l’art de créer de la valeur (pour les clients de l’entreprise et plus largement pour l’ensemble de ses parties prenantes) et d’en tirer profit.
Pour y parvenir, il faut savoir prendre position, c’est-à-dire repérer des changements dans l’environnement de l’entreprise et s’en servir pour orienter intelligemment les ressources dont on dispose.
La stratégie est une discipline académique et une pratique qui a fait l’objet de multiples travaux, en particulier depuis les années 1980.
Ainsi, de nombreux chercheurs ont essayé (et continuent d’essayer) de décrire et de comprendre les mécanismes de pensée et d’action, individuels et collectifs, qui permettent à une organisation – ses dirigeants et ses collaborateurs – de concevoir une stratégie et d’orienter son action en fonction de celle-ci.
Aujourd’hui, plusieurs écoles de pensée proposent de se représenter la stratégie de différentes manières, censées, chacune, coller au plus près à la façon dont les “stratèges” opèrent au quotidien.
Dans son ouvrage, Scenarios: The art of strategic conversation, Kees van der Heijden repère trois principales perspectives que nous appellerons stratégie rationnelle, stratégie “après coup” et stratégie apprenante. Des alternatives à la taxonomie de van der Heijden ont été proposées par d’autres chercheurs, parmi lesquels Richard Whittington et Henry Mintzberg, mais il est relativement aisé de les faire correspondre entre elles.
La stratégie rationnelle
Selon le paradigme de la stratégie rationnelle, penser et agir sont deux actes qu’il convient de dissocier l’un de l’autre. Ici, penser revient à mettre en œuvre les facultés de raisonnement et d’analyse dans le but d’identifier, ou, à tout le moins, de se rapprocher le plus possible, de la meilleure “solution” que l’organisation pourra apporter à un “problème” qu’elle cherche à résoudre. Derrière cet énoncé en apparence des plus simples se cachent de nombreux présupposés.
Pour commencer, l’organisation fait face à un “problème”, qui se pose spontanément à elle et dont il n’est pas jugé nécessaire d’interroger la nature.
Ensuite, au problème en question correspondrait une et une seule solution idéale, à la recherche de laquelle le stratège – qui est parfaitement identifié dans l’organisation – devrait alors consacrer les ressources limitées dont il dispose.
Selon le paradigme de la stratégie rationnelle, le stratège a la lourde tâche de penser au nom de l’organisation toute entière. À l’issue d’un effort intellectuel intense, au cours duquel il a méticuleusement étudié plusieurs “options”, il livre enfin un plan que l’ensemble de l’organisation n’a plus alors qu’à implémenter le plus efficacement possible.
Reprenons une à une les hypothèses sur lesquelles repose le paradigme de la stratégie rationnelle.
D’abord, l’organisation ferait face à un “problème” qui lui apparaîtrait mystérieusement et qu’il ne lui resterait alors plus qu’à résoudre. Or si l’on se réfère au philosophe Gaston Bachelard, “les problèmes ne se posent [justement] pas d’eux-mêmes”. Dans une conférence prononcée en 1966, Cedric Price interpelle le public et l’invite à interroger l’impact du progrès technique dans le domaine de l’architecture au moyen d’une question en forme de pied-de-nez : “la technologie est la réponse, mais quelle était la question ?” À rebours des attentes du public, Price suggère à son audience de questionner et d’enquêter plutôt que de chercher à résoudre un soi-disant “problème” dont il ne serait pas nécessaire d’interroger les termes. Dans la vie d’une entreprise, et plus particulièrement dans celle d’une petite structure à l’assise fragile, consacrer ses ressources à la résolution d’un problème incorrectement posé (qui, par exemple, n’est pas reconnu comme tel par les clients actuels ou potentiels de l’entreprise) peut tout simplement conduire l’aventure entrepreneuriale à une fin prématurée.
Ensuite, le stratège se mettrait en quête de la solution idéale. Ici, le paradigme de la stratégie rationnelle postule, en creux, qu’une telle solution existerait, indépendamment des choix déjà faits par l’organisation qui emploie le stratège parti à sa recherche ; indépendamment également des choix faits par l’ensemble de ses parties prenantes (clients, fournisseurs, concurrents, régulateurs, etc.). En d’autres termes, ladite “solution idéale” ne serait pas contingente et ne souffrirait aucune perturbation, aucune remise en cause liée aux actions entreprises par l’organisation du stratège qui la cherche, ni par n’importe quelle autre organisation d’ailleurs. En pratique, pourtant, il est entendu que les innombrables décisions prises par les organisations qui partagent un même terrain de jeu (un secteur d’activité, une industrie, un territoire, etc.) et les actions qui en découlent modifient en permanence les enjeux auxquels toutes sont confrontées et, a fortiori, les solutions “idéales” qu’elles pourraient souhaiter identifier. À supposer, en outre, que le caractère “idéal” d’une “solution” puisse être confirmé…
Malgré les quelques écueils que nous venons déjà de décrire, force est de constater que le paradigme de la stratégie rationnelle se porte néanmoins très bien et façonne largement les pratiques des organisations, aussi bien que les travaux de recherche en sciences de gestion.
La stratégie apprenante
Le paradigme de la stratégie apprenante peut se résumer en quatre étapes qui, ensemble, constituent le cycle d’apprentissage que l’organisation toute entière (et pas seulement le stratège) parcourt en continu, au gré des décisions prises, des actions engagées et des transformations dans son environnement. Ce qui suit s’appuie sur la théorie de l’apprentissage expérientiel de David Kolb, reprise notamment par Kees van der Heijden dans Scenarios: The art of strategic conversation.
Première étape: Chaque jour, l’organisation vit de nouvelles expériences. Certaines d’entre elles sont jugées particulièrement importantes, notamment lorsque l’on suppose qu’elles découlent de décisions prises ou d’actions engagées préalablement par l’entreprise.
Lors de la deuxième étape, l’organisation se penche sur ces expériences et les étudie à l’aune de sa grille de lecture (certains auteurs parlent plutôt de modèle mental) des tendances et des incertitudes qui jalonnent son environnement. Objectif : tester la validité de sa grille de lecture et en repérer les limites, les contradictions, les aberrations, etc.
Troisième étape: À partir de ses observations et réflexions, l’organisation s’efforce ensuite de faire émerger une nouvelle grille de lecture, à même d’intégrer simultanément l’ancien modèle mental et la réalité nouvelle dont elle vient de faire l’expérience.
Au cours de la quatrième et dernière étape, l’organisation s’appuie désormais sur sa nouvelle grille de lecture pour planifier les prochaines étapes de son action. Puis, au moment de leur implémentation, il sera à nouveau possible à l’organisation d’interroger en temps réel la pertinence de son modèle mental et d’amorcer un nouveau cycle d’apprentissage.
Les scénarios prospectifs, des outils précieux pour accélérer l’apprentissage organisationnel
En pratique, faire émerger une nouvelle grille de lecture s’avère le plus souvent beaucoup plus compliqué qu’il n’y paraît.
En effet, tandis que l’on cherche à esquisser une représentation du monde inédite et, espère-t-on, plus à même de servir de rampe de lancement à des décisions et à des actions encore plus adaptées à un monde qui évolue en permanence, il y a fort à parier que celle-ci ne sera finalement qu’une pâle copie de la précédente.
La raison ? Au moment de produire une nouvelle grille de lecture, c’est-à-dire de faire sens autrement d’une réalité advenue qui échappe de prime abord à notre entendement (car notre grille de lecture actuelle ne permet pas de l’expliquer), nous nous tournons invariablement vers le passé, la recherche de situations vécues, de repères créés jadis dont on attend qu’ils puissent éclairer le présent qui se joue sous nos yeux. Autrement dit, c’est à notre mémoire que nous faisons appel pour passer en revue plusieurs grilles de lecture candidates. Pourtant, dès la fin des années 1950 (il y a plus de 60 ans !), Gaston Berger, le fondateur de la prospective, nous met en garde dans un texte intitulé “l’attitude prospective” : “le précédent n’est valable que là où tout se répète” ; “l’analogie ne se justifie que dans un univers stable”. Il ajoute, sentencieusement : “croire que tout va continuer sans s’être assuré que [les] mêmes causes continueront à agir est un acte de foi gratuit”.
l’analogie ne se justifie que dans un univers stable. Croire que tout va continuer sans s’être assuré que [les] mêmes causes continueront à agir est un acte de foi gratuit.
Gaston Berger
Ainsi, notre mémoire (du passé), à laquelle nous faisons spontanément appel pour produire de nouvelles grilles de lecture sur lesquelles nous appuyer pour construire les prochaines étapes de notre action, s’avère insuffisante.
C’est justement pour nous permettre de mieux affronter et tirer parti du potentiel de nouveauté de notre environnement – naturel, social, politique, économique, etc. – que la prospective se conçoit comme une articulation rigoureuse entre raison et imagination. En pratique, elle emprunte à différentes disciplines (histoire, philosophie, sociologie, etc.) des concepts, des méthodes et des outils pour développer plusieurs futurs possibles qui se présentent le plus souvent sous la forme de récits ou scénarios.
Ici, un scénario est à comprendre comme un récit d’un futur possible dont le but est de plonger les managers auquel il est destiné dans un nouvel environnement, différent de l’actualité, pour les inciter à porter un regard inédit sur leur organisation, sur leur marge de manœuvre, sur leur situation concurrentielle, les menaces, les opportunités, etc. Partant de l’idée fondamentale que l’avenir n’est pas prédéterminé mais à construire, ce sont en règle générale trois ou quatre scénarios qui sont développés conjointement pour explorer plusieurs hypothèses alternatives.
Lorsque ces récits sont partagés au sein d’une organisation, ils forment la base d’une véritable mémoire des futurs. Fort de cette nouvelle mémoire, de ces souvenirs de futurs possibles, l’individu et l’organisation sont en capacité de percevoir et de faire sens de situations inédites avec une plus grande agilité intellectuelle et organisationnelle, voire peut-être même un plus grand enthousiasme lorsque l’impensable survient. Il leur est alors possible de se doter de nouvelles grilles de lecture, de découvrir de nouvelles opportunités et de repérer des vulnérabilités jusque-là insoupçonnées. En confrontant la stratégie de leur organisation à plusieurs futurs possibles, les dirigeants parcourent en toute sécurité et autant de fois qu’ils le souhaitent le cycle d’apprentissage décrit plus haut. Partant, ils accélèrent le développement des capacités de préparation, d’adaptation et d’innovation de leur entreprise dans un environnement de plus en plus turbulent, marqué par des enjeux climatiques, énergétiques, sociaux, etc. inédits.
Note : pour aller plus loin, voir l’ouvrage Prospective : Anticiper, décider et agir dans l’incertitude paru en septembre 2020 aux presses de l’EPFL.