Ce billet est une adaptation de l’article original « S’il te plaît, dessine-moi des futurs » publié dans le cadre du débat d’été du journal Le Temps organisé par Johan Rochel intitulé « Quelle éthique pour un monde connecté? »
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Dans un contexte comme celui de la défense, l’anticipation est primordiale, non seulement des intentions d’un adversaire, mais également des moyens utilisés par celui-ci pour arriver à ses fins. Cela n’est certes pas bien différent dans le monde industriel où la compétition commerciale fait rage.
Mis à part la découverte et la considération des technologies pouvant porter ce caractère de rupture par rapport à un usage établi, un défi non négligeable est celui de la sensibilisation des différentes parties prenantes aux effets des technologies. En plus de la présentation et de la description de la technologie, il y a donc une étape supplémentaire à réaliser pour expliquer les impacts de celles-ci dans le contexte d’intérêt. De plus, un domaine technologique se développe désormais rarement de manière isolée et nous assistons à des combinaisons de domaines technologiques, pour ne pas parler de convergences qui est un terme à la mode. Pour beaucoup de personnes, ce n’est en fait pas la technologie en elle-même qui est d’intérêt, mais l’usage que l’on peut en faire. Dans l’environnement militaire, c’est même l’avantage fourni par la technologie qui est importante, celui-ci pouvant être bien entendu de différentes natures (économique, logistique, tactique, etc).
Mais comment procéder dans un monde gouverné par l’incertitude et le hasard ? C’est là que l’activité répondant au nom de « prospective » intervient. En considération différents futurs possibles, on permet de se concentrer et d’agir sur… le présent. Bien que tourné vers l’avenir, le sujet de travail in fine est bel est bien une meilleure compréhension des implications de choix effectués aujourd’hui, unique moment où l’action est possible. Contre-intuitif peut-être, étudier les futurs permet donc, en complément des considérations historiques, de mieux comprendre et tirer parti de notre présent !
Etudier les futurs permet de mieux comprendre et tirer parti de notre présent
Le récit comme méthode de travail non conventionnelle
Une des façons que nous utilisons pour interagir avec les différentes parties prenantes est celle du récit. Celui-ci a l’avantage d’être accessible facilement et stimule l’imagination tout comme la transmission de l’information depuis la nuit des temps. Les formes que le récit peut prendre sont infinies. Elles vont de quelques mots à un roman et peuvent être transmises sous forme écrite ou orale, en support physique ou digital.
Dans le cadre du programme de prospective d’armasuisse Science et Technologies, nous avons parcouru différentes approches, toutes avec un but bien précis. Dans la construction du récit quel qu’il soit, il y a le choix des mots. Afin de présenter des concepts futurs, nous avons donc créé des néologismes. Quand on crée un mot, le concept ou la chose qu’il désigne commence à exister. L’usage fait par les personnes découvrant et utilisant celui-ci permet non seulement d’affiner sa définition mais également d’anticiper tout un environnement justifiant son existence. Créer un mot, c’est donc inventer le futur. Le récit utilisant la nouvelle terminologie est donc là pour la mise en contexte. Il met en avant une nouvelle réalité, présentant aussi bien des situations positives que mettant en garde vis-à-vis d’autres auxquelles on ne penserait pas immédiatement (Exemple: Soldat du Futur).
Mettre ces mots dans la bouche d’intelligences artificielles permet la création d’un dialogue et l’interaction entre un être humain et des machines autour du thème des métiers de demain de la cybersécurité.
Comment simuler cette interaction avec une intelligence digitale ? Nous nous sommes essayés à transposer le récit dans un univers sonore en y ajoutant une dimension interactive, ceci afin de faciliter l’immersion de l’auditeur dans ce futur en construction.
L’usage de brèves fictions permet également de porter aux lecteurs des représentations concrètes de concepts bien trop abstraits pour être représentés autrement, comme par exemple la compression de la distance par l’usage de la réalité augmentée ou des télécommunications.
Traitement des différences d’interprétation
En fictionnalisant la prospective, on se rend compte que l’on soulève un nouveau défi : chaque personne a désormais sa propre représentation de ce qui lui est conté. Il faut trouver un moyen de récupérer cette richesse fictionnelle afin de ne pas la laisser s’évanouir et disparaître à la fin de l’histoire.
Dans ce but, la lecture du récit peut devenir le prérequis à un atelier d’analyse de ces interprétations. Si le support du récit est digital, nous intégrerons des questions permettant au lecteur d’expliquer et de préciser ce que lui inspire le texte. Le lecteur devient joueur, et les décisions qu’il prend, en plus d’être analysées, jouent un rôle dans le déroulement de l’histoire. Il prend alors conscience des conséquences de ses décisions, ce qui est une autre manière d’aborder la systémique de la prospective, plus ludique et maniable par tous.
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Autres formes de narration
Jusqu’ici, nous sommes partis de l’hypothèse que le récit était communiqué sous forme de texte uniquement. L’effort de représentation et les images s’y rapportant sont donc propres à chaque lecteur. Un narratif peut également se voir raconté sous la forme d’une bande dessinée. Comptant sur l’attraction visuelle du contenu, de simples termes jusque-là abstraits prennent soudain forme. Par exemple, à l’évocation du mot « drone », chacun se fera une représentation mentale individuelle de l’objet; petit, grand, avec ou sans ailes, livrant un colis ou filmant un paysage. Dès que celui-ci est dessiné, sa représentation est la même pour tout le monde. Quoi de mieux pour susciter discussions et échanges constructifs par rapport aux différents drones imaginés par chacun ?
Vous en aurez désormais sûrement eu l’intuition, la façon dont nous utilisons les narratifs a pour objectif de stimuler questions et réflexions, et n’est pas une fin en soi. Il est difficile, voire impossible de déterminer avec précision l’impact qu’une histoire, qu’un bref récit, ou même qu’un néologisme peut avoir sur une décision politique ou un choix technologique. Cependant le narratif facilite la mise en situation, l’analyse et la discussion des conséquences de toute prise de décision. L’impact peut donc être dilué dans le temps, mais l’effort de sensibilisation et le fait de rendre visibles certains effets potentiels à moyen et long terme est un travail qui doit être mené en continu et sans relâche. Ce processus d’échange a lieu en parallèle avec différentes parties prenantes telles que les responsables de la doctrine, de la planification de l’armée ainsi que de la conduite des opérations.
Bien sûr le récit a ses détracteurs, c’est pourquoi cette façon de transmettre l’information vient complétée et enrichie par d’autres formats tels que des conférences, des ateliers, des newsletters, qui toutes réunies, forment le dispositif de prospective.
Profitons cependant du fait que l’être humain aime les histoires pour transmettre du savoir, des concepts et des idées par un moyen technologiquement rudimentaire.