Q104 | Connaître son histoire, se connaître soi-même : l’importance de l’histoire pour penser les futurs.

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Représentation de la Pythie de Delphes. Source : cultea.fr

C’est un plaisir que de donner la plume à Lidia Zuin, co-auteure entre autre de « The Definitive Guide to Thriving on Disruption », pour un billet sur la naissance et l’évolution de ce que l’on appelle aujourd’hui la prospective.

English Version

Plus souvent reconnu pour ses travaux sur la mort en Occident, Georges Minois a prouvé que l’histoire ne concerne pas seulement le passé, mais aussi le présent et l’avenir avec la publication de « Histoire de l’avenir : Des prophètes à la prospective« . Dans ce livre, l’historien français construit une rétrospective qui traite de la manière dont nous, en tant qu’espèce, avons toujours été curieux (pour ne pas dire inquiets) de l’avenir, ce qui implique nos tentatives de prédiction ou tout simplement d’anticipation pour mieux nous y préparer.

Minois remonte à la Grèce antique, lorsque les oracles de Delphes étaient consultés pour leurs dons de vision de l’avenir. Ces prévisions pouvaient être utiles à la fois sur le plan personnel et à des fins militaires, les dirigeants ayant recours aux oracles en temps de guerre. Cependant, d’un point de vue plus philosophique, Platon s’est concentré sur « La République« , une œuvre qui ne porte pas sur le futur en temps que tel, mais qui se révèle très visionnaire. Ces efforts inspireront plus tard Thomas More, qui, au 16e siècle, écrira l’Utopie non pas comme un traité futuriste, mais comme une proposition ou même un plan d’une société (future), selon l’interprétation de certains lecteurs.

À la Renaissance, les recherches scientifiques en physique et en chimie coexistaient avec la voyance, l’astrologie, l’alchimie et les nombreuses sorcelleries (comme la pyromancie ou la nécromancie), qui étaient pratiquées par ceux qui voulaient entrevoir l’avenir. C’était une époque où des mystiques comme Maître Eckhart et des prophètes comme Nostradamus proposaient de nouvelles perspectives et où l’Église persécutait ceux qui étaient considérés comme des hérétiques.

Avec le siècle des Lumières, un état d’esprit plus rationaliste s’est établi en opposition à ce que l’on appelait l’obscurantisme. Pourtant, toutes ces pratiques ésotériques n’ont jamais été vraiment éteintes. Minois mentionne comment des lois gouvernementales ont tenté de rendre la divination illégale dans toute l’Europe, alors que des dirigeants tels que Napoléon Bonaparte conservaient leur médium personnel. Il était de notoriété publique que l’empereur français consultait avant les campagnes militaires, un fait qui fait prendre conscience que les voyants n’étaient pas de simples professionnels mystiques offrant un divertissement, mais plutôt des acteurs influents de l’histoire.

Étant donné que ces méthodes n’ont jamais été réellement fiables ou même scientifiquement fondées, elles ont fini par atteindre une catégorie similaire à celle des passe-temps. Au cours de l’ère victorienne, non seulement le Royaume-Uni a connu un regain d’intérêt pour l’égyptologie, mais les spiritualistes ont également intégré les nouvelles découvertes scientifiques telles que la radioactivité ou l’électricité aux séances de spiritisme. Tout comme l’alchimie l’a été pour la chimie et l’astrologie pour l’astronomie, les recherches scientifiques ont évolué parallèlement à l’expérimentation mystique dans l’intérêt commun d’expliquer le monde.

Avec l’avènement de la révolution industrielle au 19e siècle, Mary Shelley a inauguré la science-fiction avec le conte d’avertissement prométhéen Frankenstein (1818), tandis qu’aux États-Unis, Scientific American commença à publier des histoires sur l’avenir en complément de ses rapports intitulés  » nouvelles inventions, principes scientifiques et travaux curieux ». En Allemagne, Marx et Engels ont écrit le Manifeste du parti communiste pour proposer un nouveau point de vue sur la société et l’économie, tandis que Jules Verne (voir à ce propos La Méthode à Jules) imaginait des moyens de transport aériens, sous-marins et interstellaires.

Film "Mein Gott Frankenstein". Source de l'illustration : Collection Maison d'Ailleurs | Agence Martienne

Ce que Minois suggère, c’est que dans les périodes de perturbation, comme la révolution industrielle, les récits sont une ressource précieuse pour évaluer et reconnaître la réalité. Il n’est pas étonnant que le XXe siècle nous ait ainsi gratifiés de dystopies telles que Le meilleur des mondes – Brave New World – Nous et 1984, qui imaginaient les développements des technologies émergentes et des poursuites scientifiques contemporaines. Cependant, alors que les auteurs de science-fiction utilisaient l’art pour communiquer une idée ou la possibilité d’un scénario futur, les philosophes et les idéologues faisaient la même chose, mais d’une manière plus affirmative, tandis que les scientifiques adoptaient une approche plus pratique de la recherche et de l’expérimentation.

Couverture du livre Le meilleur des mondes - Brave New World - d'Aldous Huxley

L’étude des futurs, ou plus précisément la futurologie, a ensuite été proposée par Ossip K. Flechtheim dans les années 1940, comme une tentative de concilier toutes ces influences en une discipline qui engloberait « le destin de l’homme, l’avenir de sa société et le lendemain de sa culture, elle doit traiter non seulement de son évolution biologique et psychologique prospective, mais aussi de toute la gamme de ses activités culturelles futures ».

C’était une démarche très symptomatique si l’on considère qu’il y avait des gens comme Arthur C. Clarke qui écrivaient des histoires grandioses sur l’exploration spatiale tout en développant des satellites géostationnaires en laboratoire. Il en va de même pour les expérimentations politiques de Robert Heinlein dans la science-fiction et la structuration par Isaac Asimov des Trois Lois de la Robotique, une proposition qui est encore influente aujourd’hui, autant qu’elle était zeitgeisty à l’époque où les Conférences Macy développaient la cybernétique comme un nouveau domaine.

Les 3 lois de la robotique d'Isaac Asimov. Source de l'illustration : Le Monde

La fondation de la World Futures Studies Federation en 1967 a donc représenté une étape supplémentaire dans l’institutionnalisation de la discipline. Ses idées culmineront et se répandront grâce au livre Le Choc du Futur (1970) d’Alvin Toffler, tandis que dans le milieu universitaire, Hans Jonas proposera une futurologie comparative. Dès lors, la Silicon Valley et les grandes entreprises technologiques telles que Microsoft et Apple ont ouvert une nouvelle ère pour la réflexion et la pratique de la prospective. La technologie et la réflexion sur l’avenir se sont normalisées au point que Ray Kurzweil a suggéré que nous atteindrions finalement (et bientôt) ce qu’il appelle la singularité.

Aujourd’hui, le fait que des historiens comme Yuval Noah Harari, qui s’est spécialisé dans l’histoire médiévale, parlent de l’avenir et fassent des propositions aussi audacieuses que dans Homo Deus ne fait que renforcer les efforts de Minois pour consolider une « histoire du futur ». Après tout, les études sur le futur ne s’intéressent pas seulement à l’identification des tendances pour la planification stratégique, mais aussi à la réflexion sur l’impact à long terme de l’action humaine dans une perspective qui englobe le passé, le présent et ce que l’on pense de l’avenir.

Le futur est donc un concept en constante évolution qui doit être constamment évalué et découvert, pouvant apparaître sous de nombreuses formes telles que la fiction, l’idéologie, l’art, la recherche scientifique et l’innovation technologique. Par conséquent, les études sur le futur sont une tentative de formaliser une préoccupation présente dans l’humanité depuis son tout début : l’idée de ce que pourrait être le futur ainsi que les attentes à son égard.

C’est pour équilibrer ces deux forces que les praticiens et les penseurs de la prospective devraient s’appuyer plus souvent sur l’histoire pour obtenir une perspective globale et contextualisée de ce que nous sommes et de ce que nous souhaitons devenir. Non pas simplement parce que l’histoire est, sous certains aspects, cyclique, mais parce que la connaissance de ses mécanismes pourrait en fin de compte être efficace pour évaluer l’avenir.

Q104 | Know thy history, know thyself: the importance of history in futures thinking

Représentation de la Pythie de Delphes. Source : cultea.fr

It is a pleasure to give the pen to Lidia Zuin, co-author of « The Definitive Guide to Thriving on Disruption », for a post on the birth and evolution of what is now called foresight.

More often recognized for his work on death in the west, Georges Minois has proved that history is not only about the past, but also about the present and the future with the publication of “Histoire de l’avenir: Des prophètes à la prospective”. In this book, the French historian builds a retrospective that discusses how we, as a species, have always been curious (if not worried) about the future, and thus trying to foresee it or ultimately prepare for it.

Minois goes back to Ancient Greece, when oracles in Delphi would be consulted for their gifts of envisioning the future. Such insights could be useful both on a personal level and for military ends, as leaders would resort to oracles in times of war. However, on a more philosophical side, Plato concentrated on “The Republic”, a work which was not about the future itself, but was still a visionary source. Such efforts would later inspire Thomas More, who in the 16h century wrote Utopia not as a futuristic treatise either, but as a proposition or even a blueprint of a (future) society, as some readers may take it.

During the Renaissance, scientific pursuits in physics and chemistry co-existed with clairvoyance, astrology, alchemy, and the many -mancies (such as pyromancy or necromancy, for instance), which would be practiced by those who wanted to glimpse the future. It was a time both for mystics such as Meister Eckhart and prophets such as Nostradamus to propose new perspectives and for the Church to persecute those who were considered heretics.

With the Enlightenment, a more rationalistic mindset was established in opposition to what was called the “dark ages or obscurantism”. Still, all these esoteric practices were never really extinguished. Minois mentions how governmental acts attempted to make fortune telling illegal throughout Europe, while leaders such as Napoleon Bonaparte would still keep their own personal psychic. It was common knowledge that the French emperor would make consultations before military campaigns, a fact that makes one realize that fortune tellers were not simply mystic professionals providing entertainment, but rather influential actors in history.

Since such methods were never actually reliable or even scientifically backed, they would eventually achieve a category similar to a hobby. During the Victorian era, not only the United Kingdom experienced a revived interest in Egyptology but spiritualists were also incorporating newly scientific discoveries such as radioactivity or electricity to seance sessions. Just like alchemy was for chemistry and astrology for astronomy, scientific pursuits evolved alongside mystic experimentation in the common interest of explaining the world.

With the coming of the industrial revolution in the 19th century, Mary Shelley inaugurated science fiction with the promethean cautionary tale Frankenstein (1818) while, in the US, Scientific American started to publish stories about the future as a complement to their reports on “new inventions, scientific principles, and curious works”. In Germany, Marx and Engels wrote The Communist Manifesto in proposition of a new viewpoint for society and economy, whereas Jules Verne envisioned aerial, underwater, and interstellar means of transportation.

Film "Mein Gott Frankenstein". Source de l'illustration : Collection Maison d'Ailleurs | Agence Martienne

What Minois suggests is that in times of disruption, such as the industrial revolution, narratives are a valious resource to assess and acknowledge reality. It is no wonder that the 20th century has thus gifted us with dystopias such as Brave New World, We and 1984, which imagined the developments of contemporary emerging technologies and scientific pursuits. However, while science fiction authors were using art to communicate an idea, a possibility of a future scenario, philosophers and ideologists were doing mostly the same but from a more propositive way, whereas scientists were taking a more practical approach with research and experimentation.

Couverture du livre Le meilleur des mondes - Brave New World - d'Aldous Huxley

Futures studies, or more specifically called futurology, was then proposed by Ossip K. Flechtheim in the 1940s, as an attempt to conciliate all these influences into a discipline that would encompass “the destiny of man, the future of his society, and the tomorrow of his culture, it must deal not only with his prospective biological and psychological evolution, but also with the entire range of his future cultural activities.”

It was a very symptomatic move if you consider that there were people such as Arthur C. Clarke writing grandiose stories about space exploration while also developing geostationary satellites in the lab. Same goes for Robert Heinlein’s political experimentations in science fiction and Isaac Asimov’s structuring of the Three Robotic Laws, a proposition that is still influential today, as much as it was zeitgeisty in the period as the Macy Conferences developed cybernetics as a new field.

The Azimov Three Laws of Robotics. Source : Idsmag

The foundation of The World Futures Studies Federation in 1967 thus represented a further step into the institutionalization of the discipline. Its ideas would culminate and spread through Alvin Toffler’s Future Shock (1970), while in academia Hans Jonas’ proposed comparative futurology. From then on, Silicon Valley and big tech companies such as Microsoft and Apple opened up a new era for futures thinking and practicing. Technology and futures thinking was growing so normalized to the point that Ray Kurzweil would suggest that we would ultimately (and soon) reach what he called singularity.

Today, having historians such as Yuval Noah Harari, who specialized in medieval history, talking about the future and making such bold propositions as seen in Homo deus only reinforces Minois’ efforts to consolidate a “history of the future”. After all, futures studies are not solely concerned with identifying trends for strategic planning, but also reflecting on the long-term impact of human action from a perspective that encompasses the past, the present, and what is thought about the future.

Future is therefore an ever-changing concept that must be constantly assessed and uncovered, as it may appear in many forms such as fiction, ideology, art, scientific research, and technological innovation. Consequently, futures studies is an attempt to formalize a concern that has been present in humanity since its very beginning: the idea of the future and the expectations for it.

It is for the sake of balancing up these two powerful forces that futures studies practitioners and thinkers should rely more often on history for a comprehensive and contextualized perspective about what we are and what we wish to become. Not simply because history is presumably cyclical, but because knowing its mechanisms could ultimately be effective when assessing the future.

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