Q214 | Prospective – Retour aux fondamentaux pour mieux anticiper ?

20 août 2024
11 mins de lecture

Note de la rédaction : ce billet a été demandé à l’auteur suite au projet réalisé sur le futur de l’Internet des Objets (IoT) dans un environnement militaire. Le terme IoT ayant été utilisé de toutes les façons possibles et imaginables et stimulant les prédictions économiques les plus folles, il s’est également transformé dans sa matérialisation au fil des évolutions technologiques, ne serait-ce que d’Internet lui-même. Une nouvelle ère se présente désormais suite aux avancées entre autre de l’Intelligence Artificielle que chaque Objet connecté peut potentiellement nourrir de ses données…
Comment aborder, traiter et anticiper un tel sujet ?
La réponse que nous avons apportée se trouve dans le titre, dans le billet et naturellement dans le document réalisé 😉

« En 1954, alors que le monde entrait dans l’ère nucléaire qui allait bouleverser, du tout au tout, les relations internationales, Henry Kissinger surprit ses condisciples à Harvard lorsqu’il choisit comme sujet de thèse de doctorat Metternich et le Congrès de Vienne*. Selon Gérard Araud (1), il entendait plutôt prouver que, replacés dans leur contexte, les efforts du chancelier autrichien Metternich pour reconstruire un équilibre européen, après le tremblement de terre de la Révolution et de l’Empire, pouvaient servir d’inspiration, d’exemple et de contre-exemple à la fois pour un monde qui avait connu deux guerres mondiales. »

A cet instant, alors qu’un ordre vient de s’effondrer sans que le nouveau n’ait été préparé, Henry Kissinger prend le temps d’écrire une thèse sur un événement du passé qui a profondément marqué la structure de l’Europe telle que nous la connaissons aujourd’hui.

Ce faisant, il se penche sur la manière dont un système international stable a été créé, né de la rivalité entre états. Il suppose que ce sont les mêmes défis qui se profilent au présent. Face à l’incertitude, la tentation est grande de reprendre les analogies du passé pour anticiper l’imprévu.

A tort ou à raison, il part du principe que quels que soient le siècle et le régime politique, les mêmes ambitions, les mêmes peurs et mêmes réactions s’exprimeront pour l’élaboration de nouvelles structures. 

Comme le dit Jacques Bainville : « L’homme, à toutes les époques et dans tous les siècles, se ressemble, il a les mêmes passions, il raisonne et se comporte de la même manière dans les mêmes cas. »

Dans le domaine du semi-conducteur, Gordon E. Moore a émis sa loi en 1955 postulant sur une poursuite du doublement de la complexité tous les ans à coût constant. Puis en 1965, il ajusta sa prévision à un doublement du nombre de transistors sur une puce de microprocesseur tous les deux ans. Depuis quelque temps déjà, cette loi s’est heurtée aux murs de la dissipation thermique des matériaux utilisés, puis de la structure atomique de la matière.
La capacité d’intégration des processeurs est toutefois toujours en progression, mais par d’autres moyens que ceux qui ont servi à l’établissement de cette loi. Pour se rassurer, certains analystes voudraient toujours y voir les effets de ces lois de Moore, mais le cadre et le contexte ont changés. Les variables ne sont plus du tout les mêmes.

Les mécanismes d’anticipation sont différents, laissant le champ libre à une pluralité de futurs.

L’utilisation de la prospective se fonde sur le fait que les transitions sont d’autant plus dangereuses qu’elles ne sont pas anticipées. La prospective est une discipline qui consiste à anticiper des futurs possibles et à les étudier pour mieux comprendre les tendances, les incertitudes et identifier les leviers d’opportunités.

Les études prospectives ne consistent pas à prédire correctement l’avenir. Elles permettent de comprendre les variétés des futurs et d’en étudier les images.

Des outils méthodologiques sont utilisés pour préparer ces futurs possibles, en concentrant l’étude aux probables et aux souhaitables. Ces outils n’ont pas tous la même finalité, et donc pas non plus la même structure mais participent tous au besoin d’anticiper un avenir plausible.

En dehors de ce contexte de plausibilité, les exercices de prospective s’apparentent souvent à de la narration de fiction, inutilisables, en l’état, pour l’élaboration d’une stratégie.

Inutile de rappeler que la norme d’aujourd’hui ne sera pas celle de demain. Et pourtant la tentation est grande de projeter vers le futur la continuité de l’évolution de la situation. La projection de l’avenir basée sur les règles de l’évolution du passé va fonctionner assez bien tant que l’environnement est invariable.  

La première règle de Dator (2) stipule que « le futur ne peut être prédit parce que le futur n’existe pas. »  C’est la différence entre la prévision d’un modèle linéaire par rapport à la prospective qui anticipe la modification majeure de paramètres critiques pouvant survenir de façon inopinée. Comme disait Pierre Wack, pionnier de la prospective moderne, « La plupart du temps les prévisions sont plutôt bonnes et c’est ce qui les rend dangereuses. »

Alors comment identifier ces paramètres critiques, ceux qui disposent de la capacité de rupture d’un processus évolutif déterminé ? Lors de sessions de prospective, l’ouverture du champ des possibles a pour objectif de libérer les limites de ce qui est connu pour provoquer l’anticipation. C’est le modèle de l’objectif idéal, consistant à esquisser les futurs dans tous les espaces entre l’utopie et la dystopie.

Cette phase créative peut utiliser les outils de design-fiction, consistant à produire un ou plusieurs artefacts utilisés comme outils pour tester le concept.  L’un des pré-requis de cette créativité est bien entendu une totale liberté de pensée dans l’objectif de parvenir à des modèles libérés des préconçus et des biais cognitifs. L’ouverture du champ des possibles passe bien par une phase de créativité divergente.

La difficulté de l’exercice consiste à se libérer des schémas en cours, de nos expériences  et de l’héritage culturel pour éviter la reconstruction de futurs plaqués en extension de ce qui est connu. Au-delà de l’exercice de style ou du résultat d’une gymnastique intellectuelle, cette poursuite de l’inconnu s’emploie justement à enfreindre les limites pour ouvrir le champ des possibles. 

C’est la seconde loi de Dator qui stipule que tant que le concept n’est pas ridicule il rate l’opportunité de se placer dans le futur. Au présent, tant que idée que l’on se fait ne parait pas ridicule elle a peu de chance de se trouver dans le futur. Mais attention, la réciproque n’est pas forcément vraie et toute idée ridicule n’as pas nécessairement de potentiel dans le futur !

Combien d’inventions qui composent notre quotidien  ont été moquées au moment de leur création. De l’utilisation de l’électricité à l’automobile en passant par l’aviation militaire, l’ordinateur personnel et même l’internet, les experts les plus réputés dans leurs domaines n’ont-ils pas prédit leur fin imminente ? C’est la démonstration de la première loi de Clarke (3, 4), qui suggère que lorsqu’un savant reconnu mais vieillissant estime que quelque chose est possible, il a presque certainement raison ; mais lorsqu’il déclare que quelque chose est impossible, il a très probablement tort.

Le billet Q049 de Claire Dellatolas intitulé  Comment créer une passerelle entre opérationnels et prospectivistes pour se projeter dans un futur complexe ?  précise que « Les opérationnels de l’armée ont besoin, pour s’y préparer, de se projeter dans le futur, y compris dans des scénarios invraisemblables. Les prospectivistes, capables d’envisager l’inimaginable, produisent des fictions futuristes inspirantes. Ces fictions sortent du cadre, c’est leur rôle, mais parfois trop pour que les opérationnels puissent s’en saisir. »

Alors, comment créer une passerelle entre le rêve et le terre-à-terre ? Est-ce que le retour aux fondamentaux est nécessaire pour mieux anticiper ?

Dans le billet Q004 Pourquoi faut-il jouer avec les modèles mentaux pour anticiper les futurs ? Quentin Ladetto nous rappelle qu’un programme d’anticipation (ex-prospective) technologique a pour raison d’être de fournir un avantage (technologique) et d’anticiper les risques et opportunités liées à celles-ci… On souhaite éviter ou créer une “surprise” technologique par rapport à un adversaire. Le cas est concret, il s’agit donc bien de concentrer le travail sur les schémas d’anticipation probables.

Le passé est un présent pour l’avenir.

Si l’exploration du champ des possibles s’opère volontairement en dehors de toutes contraintes, son résultat ne pourra quand même pas se soustraire à certaines règles de base.

Un jour, j’ai rencontré fortuitement l’ami d’un ami, qui m’a entrepris pour me vendre un boitier d’économie de carburant pour ma voiture. Lorsque je lui ai demandé des précisions sur son mode de fonctionnement il m’a répondu que je ne pouvais pas comprendre parce que c’était trop en avance sur nos domaines de connaissances, mais que c’était prouvé scientifiquement par « les » universités américaines et que … … admettons. Admettons que je sois un savant vieillissant et que je sois, de fait, fermé à l’impossible (Clarke).
J’ai pris rendez-vous le lendemain pour qu’il me présente l’objet miraculeux, un boitier pouvant contenir de l’électronique, qui se branche au pôle négatif de la batterie du véhicule, uniquement. Pas moyen de se connecter au boitier pour vérifier les économies de consommation, mais le résultat viendra de lui-même au bout de quelques pleins.

Donc, un boitier sans affichage, sans interface, connecté uniquement au pôle négatif de la batterie est censé me faire économiser du carburant.

Retour aux fondamentaux : que ce soit aujourd’hui ou dans tous les futurs imaginables,

  1. L’électricité et l’électronique sont basés sur le mouvement des électrons. Sans différence de potentiel (connexion au + et -), les électrons des matériaux resteront à leur place, solidement liés au noyau de leurs atomes respectifs.

  2. Admettons que le champ électrique généré par les fils des bougies soit suffisant pour alimenter un circuit électronique dans le boitier. Dans ce cas la connexion au pôle négatif de la batterie serait inutile.

  3. Si la connexion au pôle négatif de la batterie permettait au boitier d’envoyer une commande réduisant la consommation de carburant du véhicule, ça remettrait en question toutes les structures électriques de tous les véhicules automobiles du monde (connexion pôle négatif toujours connecté au chassis du véhicule).

Ce cas est un exemple de scénario de design-fiction amusant mais dont le cheminement vers une réalisation concrète est tout sauf assuré. Les pré-requis de base sont sans fondements. Le boitier doit obligatoirement contenir au moins un capteur, un actionneur et une alimentation électrique, lesquels doivent obligatoirement faire l’objet d’une connexion avec un ou des éléments du moteur du véhicule. Les connexions pourraient se résumer à une interface CAN-Bus du véhicule. Le boitier se heurte ainsi à l’encontre de deux invariables : la loi élémentaire de l’électricité et l’architecture électronique normalisée des véhicules à moteur, aujourd’hui, dans tous les futurs imaginables, en tout cas jusqu’à ce que la structure électrique des automobiles subisse une profonde transformation.

J’ai pris cet exemple pour illustrer, peut être un peu naïvement, l’importance de la connaissance des fondements. Dans ses travaux, comme par exemple dans l’article Alternative Futures at the Manoa School, James Dator souligne la nécessité de commencer le travail de prospective par

  • La connaissance du passé. Rembobiner l’histoire du contexte depuis son origine jusqu’à nos jours peut paraitre superflu mais il fait apparaitre les évolutions et ce qui a provoqué les grands changements jusqu’à nos jours. « Il n’est pas possible de réfléchir de façon utile et créative à l’avenir sans comprendre la genèse et les fondements de son existence ainsi que les différentes facettes de son passé. »

  • Comprendre le présent. Il est inutile de se projeter vers un avenir tant que les racines qui constituent les succès et les échecs de la situation présente ne sont pas bien connues. Du reste, la compréhension de ces mécanismes peut aussi déboucher sur des activités simples pour renforcer le côté positif ou atténuer le côté négatif d’un produit ou d’une situation, sans aller chercher dans les imaginaires.

Une fois que les fondamentaux sont bien maitrisés, le travail de prospective peut commencer, avec une discussion sur les défis et les opportunités. 

La maitrise des méthodes et outils de prospective améliore la canalisation des énergies vers les avenirs.

N’oublions pas que le succès ne repose pas nécessairement sur la transformation. Jeff Bezos concentre tous ses développements sur l’invariable, sur ce qui ne change pas. C’est l’analyse fine de l’évolution des éléments du passé et la compréhension des facteurs clé de succès du présent qui lui permettent de dresser la feuille de route vers son futur plausible et désirable.

Les méthodes et outils de la prospective sont un très bon moyen de converger, que ce soit pour la prospective technologique, pour la stratégie général d’entreprise, la politique d’investissements, la recherche de nouveaux modèles d’affaires ou sur l’exploration nouveaux marchés ou de partenaires.

Dans tous les cas la connaissance des fondamentaux est l’incontournable qui crédibilise les résultats de cette prospective.

  • Congrès de Vienne : conférence de représentants diplomatiques des grandes puissances européennes, en 1814 et 1815, au lendemain de l’abdication de Napoléon 1er. Cette conférence qui a servi de base pour restructurer les rapports de forces en Europe a généré une période exempte de conflits internationaux jusqu’en 1870.
  1. Gérard Araud, Leçons Diplomatiques, 2022
  2. James Allen Dator, Dator’s Laws of the Future, extrapolées vraisemblablement à partir de l’article de Sohail Inayatullah, Learnings from Futures Studies: Learnings from Dator, paru dans le Journal of Futures Studies, Volume 18-2, 2013.
    Les lois seraient énoncées (à confirmer) à la page 4 du livre Jim Dator: A Noticer in Time
    1. “The future” cannot be “predicted” because “the future” does not exist.
    2. Any useful idea about the future should appear to be ridiculous.
    3. “We shape our tools and thereafter our tools shape us.”
  3. Les 3 lois de Clarke :
    1. « Quand un savant reconnu mais vieillissant estime que quelque chose est possible, il a presque certainement raison ; mais lorsqu’il déclare que quelque chose est impossible, il a très probablement tort. »
    2. « La seule façon de découvrir les limites du possible, c’est de s’aventurer un peu au-delà, dans l’impossible. »
    3. « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie
  4. Arthur C. Clarke, Profiles of the Future : An Inquiry into the Limits of the Possible, 1962

Et vous, avez-vous déjà été confronté à une situation similaire ? Comment l’avez-vous résolue ? Que pensez-vous de l’approche poursuivie ?

N’hésitez pas à laisser votre avis ci-dessous ou, pourquoi pas, à rédiger un billet sur votre façon de faire !

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