Dans une lettre adressée il y a une quinzaine de jours aux salariés de son entreprise, Yvon Chouinard explique que “la Terre est désormais le seul et unique actionnaire de Patagonia”.
Derrière la décision qui a rapidement fait le tour des rédactions, c’est une vision du monde qui s’esquisse. Puisse-t-elle rapidement inspirer d’autres dirigeants et permettre ainsi de conserver un monde “vivable”, pour reprendre la formule utilisée par les scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) dans leur dernier rapport rendu public le 4 avril dernier.
Mais en fait, qu’est-ce qu’une vision du monde ?
Pour s’orienter, pour prendre des décisions, pour agir, chaque individu convoque, parfois volontairement, le plus souvent inconsciemment, une certaine vision du monde (ou modèle mental d’un monde). C’est cette représentation simplifiée de la réalité qui va lui fournir des clés pour comprendre et pour agir.
Un seul monde, plusieurs visions du monde
Depuis plusieurs décennies et le succès planétaire du rapport au Club de Rome The limits to growth, les messages d’alerte adressés par la communauté scientifique au sujet du réchauffement climatique, de l’érosion de la biodiversité, ou encore de l’appauvrissement des sols suscitent des réactions de plus en plus vives. La jeune génération condamne ainsi massivement un modèle de développement économique qui précipiterait l’humanité vers une catastrophe environnementale et humaine sans précédent.
Face aux menaces existentielles qui pèsent sur notre espèce, des visions du monde diamétralement opposées conduisent des personnages publics à imaginer des futurs très différents pour leurs congénères.
Le battle : Elon Musk vs… Yvon Chouinard
D’un côté, Elon Musk. Entrepreneur, le natif de Pretoria, en Afrique du Sud, a fondé plusieurs entreprises à succès, parmi lesquelles SpaceX, en 2002. Pour Musk, la finitude des ressources sur Terre et les limites planétaires ne font aucun doute. Et puisque la planète bleue n’est pas en mesure de fournir à l’Homme les moyens nécessaires pour pleinement se réaliser (voire pour devenir immortel), il est temps de refermer la parenthèse terrestre et de construire la suite de l’aventure humaine ailleurs. Objectif prioritaire : coloniser l’espace, terraformer Mars, et développer les moyens nécessaires pour exploiter les ressources, notamment minières, dont l’espace regorge.
De l’autre côté, Yvon Chouinard. Grimpeur et entrepreneur, l’américain a fondé en 1972 Patagonia, une entreprise de vêtements techniques, pionnière en matière d’éco-conception. Pour lui, l’enjeu principal pour notre espèce consiste à réparer et à prendre soin du vivant. Si dans certains cas nous avons un plan B, l’humanité toute entière n’a quant à elle pas de “planète B”. Ensemble, les individus, les collectifs citoyens, les entreprises et les États doivent sans plus tarder imaginer et déployer des stratégies et des politiques compatibles avec les limites planétaires.
Pour Ashoka, le réseau international d’entrepreneurs sociaux, “si nous voulons transformer la société, nous devons apprendre à raconter – et à écouter – de nouvelles histoires à propos du monde que nous voulons créer.” Gageons que celui qui titrait avec malice en 2005 son essai sur le management Let my people go surfing (Laissez mes équipes aller surfer !) nous raconte une nouvelle histoire qui préfigure peut-être un rapport enfin apaisé entre constructions économiques et réalité biophysique.