C’est par hasard que je suis tombé sur le sujet de la médiologie. En pleine lecture de «Civilisation – Comment nous sommes devenus américains », j’ai eu la curiosité d’en savoir plus sur son auteur M. Régis Debray. C’est là que le terme médiologie est venu à ma connaissance pour la première fois.
De sa définition, la deuxième partie a particulièrement intrigué le responsable du dispositif de prospective technologique : “La démarche médiologique entend surmonter l’opposition habituelle entre technique et culture. Elle étudie les soubassements matériels du monde spirituel et moral (idéologies, croyances) ainsi que les effets des innovations scientifiques et techniques sur notre culture et nos comportements.”
Intrigué, je me suis donc procuré le recueil “Introduction à la médiologie” du même auteur. Si le document est extrêmement riche, sa lecture ne fut pas des plus fluide de par le vocabulaire utilisé et les concepts abordés ! A mon grand bonheur, nombreuses furent cependant les analogies et les inspirations pour la gestion d’un dispositif de prospective, principalement pour ce qui concerne l’impact de celui-ci auprès de ses différentes parties prenantes.
Ne pouvant mieux exprimer les concepts que son auteur, différentes citations et extraits sont disponibles en cliquant sur les liens.
Le contenu de ce billet relève les points principaux ayant suscité curiosité et réflexions de ma part dans le cadre des activités de prospective.
Dans chaque prospectiviste, un médiologue qui sommeille ?
Cela devrait être le cas si l’on considère les descriptions fournies pour cette activité et cette façon d’être.
La médiologie ne concerne pas un domaine d’objets, mais un domaine de relations. […] On deviendra un médiologue de plein exercice en interfaçant l’interne et l’externe, lorsqu’on reliera positivement un ceci “matériel”, et un cela, “spirituel”.
Relier le matériel et le spirituel est ce que nous essayons de réaliser en prospective avec le design fiction en donnant forme à un concept; le concept étant les conditions futurs permettant à l’objet d’exister.
La parole communique, la pierre transmet.
Le domaine d’intérêt du médiologue relativement au partage et à la transmission d’une information met également en lumière l’importance des choix de formats et d’activités à l’intérieur d’un dispositif de prospective.
Le médiologue entend “désidéologiser” les idéologies pour comprendre leur action, c’est-à-dire passer de l’histoire des idées à celle de leurs relais et supports.
Un processus de transformation
Être prospectiviste est bien plus qu’un métier. C’est avant tout un état d’esprit qui cherche à comprendre et à cueillir le potentiel enfermé dans le changement à venir.
La médiation est ainsi un moyen de réalisation de soi. C’est ce par quoi il faut passer pour devenir ce que l’on est, puisque rien n’existe (et l’homme moins que tout) immédiatement.
Il faut toujours passer par autre chose, et ce passage est beaucoup plus qu’un passage (d’une voiture dans un tunnel, par exemple), ou une simple traversée, c’est une épreuve qui transforme de l’intérieur : ce sont des processus (rien d’instantané, il faut prendre son temps) ; ces processus sont des aventures (rien n’est joué d’avance, il n’y a pas d’automatisme) ; et ces aventures sont des métamorphoses (on en sort à la fin différent de ce qu’on était au début).
Rien de surprenant donc si le thème retenu pour les 50 ans du World Futures Studies Federation fut celui de la liminarité.
Au travers l’espace et le temps
Une transmission, c’est une communication (d’information) plus une communauté (d’informants et d’informés).
Un dispositif de prospective a pour mission la transmission d’un contenu, tout comme d’un savoir-faire. Cette tâche n’est pas toujours des plus aisée. Créer une communauté n’est pas chose spontanée, mais c’est la seule façon de perpétuer un état d’esprit, un message afin d’agir dans le temps long.
Communiquer consiste à transporter une information dans l’espace, à l’intérieur d’une même sphère spatio-temporelle, et transmettre : à transporter une information dans le temps, entre sphères spatio-temporelles différentes.
Les prospectivistes animant un dispositif d’anticipation sont les médiateurs entre le présent et le futur. Ils se doivent d’être actifs et même proactifs, afin de garantir le passage d’un état à l’autre. Ils ont nécessairement une responsabilité morale, car l’anticipation n’est pas neutre d’un point de vue éthique. En effet, les produits du dispositif détermineront dans quelle direction sera modelé le présent par les différentes parties prenantes.
- Rien ne se transmet de soi, il faut des intermédiaires à l’oeuvre (entre les amateurs et les créateurs d’art il y a les critiques, entre les citoyens et la cité, les politiques, entre les fidèles et le Créateur, les médiateurs de Dieu, entre connaissance et ignorants il y a les médiateurs du savoir, ie les professeurs).
- Les “maillons intermédiaires” sont beaucoup plus que des moyens termes. C’est à travers eux que l’œuvre prend forme et corps. L’interprète musical fait exister une œuvre qui n’existe pas comme un objet inerte en face de nous. La médiation est plus que “ce qu’il y a au milieu”, elle élabore ce qu’elle médiatise. Elle ne se contente pas de faire passer d’amont en aval. Elle modèle. La médiation déborde souvent son propre agent. Elle le surprend. Elle crée de l’irréversible. Elle excède les intentions.
Informer n’est pas instruire
Cette distinction est faite depuis le début du programme deftech, preuve en est son inscription sur les différents éléments visuels du dispositif au cours des années (inspirer – informer – instruire).
La différenciation fut pensée au début à cause de la nécessité d’informer de l’existence du dispositif et des produits offerts, tout en relevant que l’activité d’instruction permettrait de transmettre et de pérenniser une façon d’être ainsi qu’une façon de faire face à l’incertitude.
Le processus et les activités à mettre en oeuvre pour l’instruction ne sont pas les mêmes, car pour communiquer, il suffit d’intéresser alors que pour bien transmettre, il faut transformer, sinon convertir.
Cela permet également de distinguer une activité de veille technologique (on informe uniquement de telles ou telles avancées technologiques) de celle de prospective qui cherche principalement à contextualiser et à comprendre les impacts de signaux faibles dans différents cas d’usages.
Informer n’est pas instruire
Chaque époque a ses mots fétiches. Ils font buvard, en absorbant peu à peu leur voisinage. Ainsi, à l’âge informatique, de l’information : de la « société de l’information » aux « bulletins d’information », en passant par le traitement de, l’ouverture d’une, le droit à, tout est désormais information – y compris la connaissance. Ultime amalgame, qu’on voit prospérer jusque dans certains milieux pédagogiques (où l’on tend à penser que l’ordinateur peut faire office de professeur), et qui ne va pas sans risques graves. Il convient de remonter aux rudiments pour y voir clair. Qu’est-ce donc que l’information ? Le terme s’emploie en plusieurs sens, selon le contexte.
Au sens « théorie de l’information » (Wiener, Shannon), ce n’est pas une chose, mais une grandeur mathématique, mesurable statistiquement, qu’on peut présenter comme l’inverse d’une probabilité d’apparition. Mesurer cette quantité (ou degré de réduction d’incertitude) exige la mise entre parenthèses de tout contenu de sens pour s’attacher seulement à la morphologie du signal. Cet emploi scientifique, le seul rigoureux, n’est pas celui de la langue courante.
Au sens ordinaire, de « moyens d’information », le mot désigne la nouvelle qui divulgue un fait ou un événement, vrai ou fictif, à l’aide de mots, de sons ou d’images accessibles au public. On dit en anglais news et en allemand Nachricht. L’usage s’en est étendu d’abord à la publication, et ensuite à l’objet même d’une communication. On glisse alors du message aux données, aux éléments constitutifs d’une connaissance ou d’un jugement. D’où une confusion possible entre deux univers : le journalisme et le savoir.
C’est le moment de rappeler que, si les savoirs se nourrissent d’informations, ils ne leur sont pas réductibles. Savoir que (tel événement est arrivé) n’est pas savoir (pourquoi c’est arrivé). L’information est fragmentaire, isolée, disparate. La connaissance, elle, est un acte synthétique qui unifie la diversité des données empiriques en les reconduisant à l’unité d’un principe de construction ou d’une norme d’appréciation (la connaissance vient du dedans; l’information, du dehors). Il y a un ordre raisonné des connaissances, qui se construisent, s’augmentent et s’acquièrent par degrés, méthodiquement (l’idée de méthode est étrangère à l’information). Une information enfin ne peut rendre compte de son processus d’engendrement, ce que fait par nature le savoir.
Indépendamment de ces considérations d’ordre épistémologique, qu’on n’a fait ici qu’amorcer, le médiologue s’en tiendra à quatre observations pratiques, sinon triviales.
- La valeur d’une information est indexée sur le temps, qui la dévalue. La nouvelle est fraîche ou n’est pas, et mon quotidien qui vaut 3 € aujourd’hui ne vaudra plus tripette demain. La course à l’information, entre agences et journaux, est une course de vitesse.
Un théorème, une loi auront en revanche demain la même valeur qu’aujourd’hui. Ils n’ont pas à être fournis « dans les temps ». - La valeur d’une information est déterminée par le public auquel elle s’adresse. Il n’y a pas d’information en soi, elle n’existe que pour un milieu donné. Ce qui est une nouvelle en Australie n’en est pas une en France, et chaque pays, milieu ou individu se fait en quelque sorte son journal, en fonction de ce qui est pertinent, ou non, pour son monde propre.
La connaissance, en revanche, est autre chose qu’une résonance ou un miroir. Sa valeur n’est pas fonction de son milieu de réception (Euclide ou Newton sont, en droit, enseignables en tous lieux et moments). L’énoncé logique ou scientifique peut, lui, se détacher sans dommage de son énonciation. - L’information n’a pas d’instance d’appel, et son sort se joue dans l’instant : si la dépêche AFP n’est pas reprise dans un journal, si elle ne « passe » pas dans l’actualité et ses supports, elle est perdue à jamais. Elle doit et peut être vérifiée, recoupée, confrontée à d’autres, mais à bref délai, sous la pression de la concurrence, et dans les limites de l’action en cours.
Une connaissance en revanche est ouverte sur l’avenir ; elle s’intègre dans un processus infini et, inaperçue lors de son apparition, pourra toujours être reconnue et reprise après coup. - L’information, last but not least, est une marchandise. Elle se vend et s’achète parce qu’elle coûte cher (time is money), et de plus en plus (réseau des correspondants et services de diffusion). Aussi les agences et les journaux (d’information) sont-ils des entreprises économiques, engagées sur un marché hautement concurrentiel. Comme on a dit que « l’intelligence, c’est ce que mesurent mes tests », on peut dire, à meilleur escient, que l’information, c’est ce que je vends. Une information que je ne peux vendre à personne n’en est pas une.
En revanche, 2 + 3 = 5, le second principe de la thermodynamique ou e = mc2 ne constituent pas des objets rentables, insérés dans des relations marchandes. Ils échappent par nature aux mécanismes de l’offre et de la demande.
La « société d’information » peut sans aucun doute favoriser l’essor des connaissances, et les NTIC faciliter l’accès d’un plus grand nombre au savoir
– télé-enseignement, nouvelles procédures de validation, coopérations multimédia. Mais il serait pour le moins aventureux d’y voir le synonyme d’une « société pédagogique ».