Suite à la lecture de l’excellent ouvrage L’effectuation de M. Philippe Silberzahn, j’avoue avoir dû chercher à nouveau la définition du terme « prospective », ne comprenant pas pourquoi à un certain moment (chapitre 9 de l’édition 2020) on lui reproche un manque de théorie de l’action. Force est de constater que selon le Larousse, prospective et prévision sont étroitement liés. Et si la définition avait évolué depuis le temps de M. Gaston Berger ? Comme nous le disons si bien en anglais: « Foresight is not forecast! »
Le but n’est pas ici de débattre de l’argument, car indirectement, celui-ci a déjà conduit au changement d’identité de ce site, mais d’énoncer comment tous ces concepts peuvent cohabiter et se renforcer mutuellement.
Débuter une entité de prospective, cela peut s’apparenter à de l’entreprenariat si vous souhaitez en faire une société ou de l’intraprenariat s’il s’agit d’un programme désiré par votre direction et interne à l’entreprise. Outre les détails administratifs, nous allons voir que les défis sont passablement similaires. Suite à la lecture du livre mentionné, je me suis rendu compte que le programme de prospective deftech avait été créé en grande partie en appliquant les cinq principes de l’effectuation et ce, en les mélangeant avec les outils d’une approche causale. L’expérience suivante concerne donc un cas spécifique d’intraprenariat.
Démarrer avec ce que l’on a
Tout d’un coup c’est là, vous vous retrouvez soudain face à vous-même à devoir construire un dispositif de prospective. Si vous êtes chanceux·se, vous allez certainement avoir des ressources (budget ou autre) à disposition. Mais que faire avec, comment allouer ces ressources ?
Que vous voyez déjà familier avec le sujet ou novice complet, vous disposez sans vous en rendre compte de tout ce que d’autres dispositifs de prospective ont déjà réalisé et publié. Vous vous rendrez vite compte que cela n’est pas rien, car la communauté est active!
Le recours aux business canevas et au business plan ont été utiles pour structurer les pensées et les actions, concevoir le dispositif comme un système (ou un écosystème), identifier les différentes parties-prenantes ainsi que décider des premiers produits d’information. Ceux-ci ont été utiles pour répondre aux différentes questions et présenter le dispositif dans un langage connu des décideurs.
Dans le cas de deftech, une fois la phase d’acceptation passée et les premiers projets démarrés, plus aucune référence n’a été faite au business plan initial.
Agir en perte acceptable
Comme mentionné précédemment, il va falloir démarrer le dispositif avec des initiatives devant mener à des premiers livrables.
On arrive rarement au but du premier coup et va falloir itérer, ajuster. Décidez le temps et l’effort que vous souhaitez mettre dans la première itération servant de base critique aux différentes parties-prenantes.
En faisant le tour des différentes parties prenantes, vous vous rendrez peut-être compte que celles-ci ne sont pas à même d’exprimer leurs besoins. C’est donc à vous de prendre l’initiative. Vous pensiez être en mode «pull» mais vous vous retrouvez à devoir agir totalement en mode «push».
Votre perte acceptable se mesurera en temps et en effort investis pour découvrir si ce que vous construisez “parle” à votre client. C’est en fait ce qui vous mènera à votre première itération. C’est pourquoi il est important d’échouer rapidement, non pas dans le sens compris par la Silicon Valley et le monde des start-ups, mais dans le fait que plus vite vous allez comprendre ce qui rendra service à votre client, mieux cela sera!
Un autre aspect, moins évident peut-être, que vous risquez de perdre momentanément, est une certaine sympathie auprès de différentes parties prenantes. Eh oui, il y a de fortes chances que certaines de vos idées peuvent apporter de nouvelles façon de voir les choses (de nouveaux modèles mentaux), des remises en questions, de la non-linéarité, bref, vous représentez le changement, le trouble-fête de l’ordre établi. Soyez-en conscient·e, cela peut représenter certains défis à l’intérieur d’une organisation, et une perte potentielle si c’est un sentiment qui vous tient à coeur.
Obtenir des engagements
Si vous avez obtenu des moyens pour mettre sur pied un dispositif de prospective, c’est que, a priori, vous avez déjà un soutien et que quelqu’un s’est engagé pour rendre l’aventure possible. Cela est vrai, mais si vous avez des comptes à rendre, cette partie-prenante peut jouer le rôle d’investisseur et non forcément celui de client. Les résultats du dispositif seront peut-être utilisés en interne, mais il devront principalement être utiles à d’autres entités de l’organisation (lignes de produits, business units, départements, etc).
Dans cette étape cruciale, il n’y a pas tellement d’autres mesures que de prendre son bâton de pèlerin et aller à la rencontre des différentes parties prenantes. Cependant, n’y allez pas les mains vides. Vous aurez des échanges nettement plus riches en vous présentant avec une offre de valeur, votre itération 0 que vous aurez créé en perte acceptable. Cela peut être une liste de technologies ou d’éléments disruptifs, une série d’ateliers prospectifs, un rapport sur les tendances, etc. Le produit nécessitera certainement encore quelques affinements, mais il permettra à la partie prenante de se positionner par rapport à celui-ci.
Comme en négociation, il vous sert de point d’ancrage initial à partir duquel vous allez pouvoir construire, ensemble.
Tirer parti des surprises
Les surprises pour un dispositif de prospective se présentent sous différentes formes:
- Nouvelles façon de conduire des ateliers
- Nouveaux types de restitutions, plus immersifs, intégrant eux-mêmes de nouvelles technologies (réalité virtuelle, jeux, etc).
- Nouvelles tendances, nouvelles façon de penser, etc.
Un exemple pour le point 2 est certainement le développement du jeu sérieux «New Techno War» dont la réalisation a été tout sauf une vision. En effet, l’idée discutée initialement avec un collègue fut de voir comment utiliser des modèles classiques de simulations utilisés en interne afin d’illustrer les effets de systèmes futurs n’existant pas encore. Le défis principal était que les modèles mathématiques utilisent passablement de paramètres dont les valeurs, pour des systèmes n’existant pas encore et à ce niveau de détails, sont inconnus. Presque sur la boutade, ce collègue dit « mais le jeu est également une forme de simulation ». C’est à ce moment que nous avons considéré le « jeu de guerre ou wargaming » comme une possibilité de projet prospectif.
La première itération (ayant tout de même nécessité quelques mois de préparation) permit de corriger le format pour arriver au jeu de plateau actuel – itération 2. La question «Existe-t-il une stratégie optimale pour l’utilisation de d’une technologie ?» nous amena à passer dans le monde digital, ses agents – itération 3 – et des intelligences artificielles – itération 4. Ce qui est également intéressant est que dans le processus, nous nous sommes approchés d’une maison de jeux avec qui nous avons co-créé le produit, la maison prenant entièrement à sa charge la commercialisation de celui-ci : un engagement, ou win-win, tel que présenté précédemment.
Un article présentant les développements est disponible en anglais.
Cela fait beaucoup de nouveautés potentielles, qui forcent à rester vigilant et curieux par rapport au monde qui nous entoure et surtout à rester en mouvement par rapport à celui-ci. C’est en participant à des événements organisés par d’autres entités, dans d’autres domaines, dans d’autres pays que vous découvrez de nouvelles façons de faire et pourrez ainsi adapter votre manière de procéder et les proposer à vos clients.
En quelque sorte, le dispositif de prospective ne devrait pas seulement tirer parti des surprises, mais s’en nourrir; les provoquer, aller au-devant et à la recherche de celles-ci afin de les offrir à ses parties-prenantes.
Le dispositif peut par exemple simuler différents modèles mentaux par rapport à une situation donnée; forcer la convergence de différents domaines, technologiques ou autres, dans des réflexions ou des scenarios; appliquer certaines méthodes ou exercices hors de leurs contextes initiaux, etc.
le dispositif de prospective ne devrait pas seulement tirer parti des surprises, mais s’en nourrir; les provoquer, aller au-devant et à la recherche de celles-ci…
Créer le contexte
Cette phase a été la plus longue à naviguer, et il faut bien le reconnaître, a nécessité passablement d’aller et retour, et cela n’est sûrement pas fini. Ce que nous avions sous-estimé dans la création des produits de prospective est la phase d’appropriation.
Quand vous présentez un des livrables, les parties prenantes doivent avoir le temps de s’y plonger, de comprendre comment elles vont pouvoir l’utiliser. Cela nécessite un certain vouloir joint à du temps à disposition pour le faire. Si cela n’est pas partie d’un processus de réflexion ou de création de valeur, les chances que le livrable soit pris en compte et utile sont finalement minces.
Démontrer que la considération des futurs peut s’intégrer sans trop de modifications en amont de certains processus stratégiques afin d’élargir le champ des possibles considérés peut se présenter comme une bonne solution. Rendre les parties prenantes concrètement partie du processus de création du livrable prospectif – et non simple destinataire de celui-ci – étant lui-même partie d’un processus majeur nous semble une approche intéressante qui permet au passage d’obtenir des engagements.
Le dispositif de prospective ne devrait donc pas avoir pour vocation la prédiction ou la prévision, mais la génération permanente de questions, de possibles venant défier l’établi en le faisant passer au “filtre des futurs”, permettant de mieux comprendre les possibles conséquences, impacts, risques et opportunités qui seront bientôt matérialisée, ou pas, sous forme d’innovations.
Ces innovations à leur tour viendront modifier et élargir le spectre des futurs possibles, qui devront à nouveau être pris en compte par le dispositif de prospective… nous avons donc affaire à un organisme vivant, évoluant dans le temps et l’espace au fils des intérêts pour lesquels il est stimulé et quoi de mieux pour son évolution que de considérer cycliquement les principes de l’effectuation!
Merci Quentin Ladetto de cette analyse éclairante sur le rôle de la prospective, on retrouve aussi cet aspect de mise en débat et d’interpellation dans le design spéculatif ou le design fiction, qui, en interpelant les parties prenantes avec un prototype ou une production diégétique, propose une vision partagée du projet pour le rendre tangible et créer des de nouvelles questions et observations….
Bonjour Etienne,
Merci du lien ! Ce qui est sympas dans cette activité est que nous avons affaire à une boîte à outils méthodologique (j’ai pas dis couteau suisse, ah, zut, je l’ai dit! )
Nous avions abordé le design fiction dans le billet 60 – https://atelierdesfuturs.org/q060-a-quoi-sert-le-design-fiction/
A quand une contribution ?
Amitiés,
Quentin
bonjour
J’ai eu du mal à tout comprendre, mais je suis complètement d’accord sur 2 points (il y en a sûrement d’autres mais j’ai dû passer au travers 😉 ) :
– la valeur de la prospective pour la « génération permanente de questions, de possibles … »
– la nécessité d’impliquer les destinataires de l’objet étudié dans sa conception et restitution
Merci pour vos articles, malgré tout ;-), toujours intéressant
Bonjour M. Garda,
Merci pour votre commentaire. Si des choses ne sont pas claires, c’est qu’elle ne sont tout simplement pas bien exprimées.
N’hésitez pas à me contacter par email, la qualité ainsi que la clarté des billets ne pourront qu’en profiter.
Avec mes plus cordiales salutations,
Quentin